Santiago Calatrava

De mon point de vue, le confort en architecture est donné par (tient en) deux mots. L’un est « espace ». L’autre est « lumière ». Les espaces étroits ou petits ne sont pas bons. Le peu de lumière, les espaces souterrains, les espaces où l’on ne peut voir le ciel ne sont pas bons. Ce sont les deux clés pour le futur. Je suis toujours à la recherche de plus de lumière et d’espace. Des espaces larges sont ce que j’utilise à Ground Zero. Je crois que les architectes ont besoin de délivrer de l’espoir et de l’optimisme. Cela fait partie de notre devoir. (Santiago Calatrava, in: http://archive.fortune.com/magazines/fortune/fortune_archive/2006/11/13/8393122/index.htm [trad. Marc Crunelle])

Beaucoup de réthorique en architecture est en rapport avec l’espace. Vous trouverez le mot « espace » utilisé bien des fois. J’aime y opposer l’idée de matérialité. Pas l’idée de l’espace, ni celle de la lumière, mais l’idée de la matérialité. Le matériau du bâtiment est excitant parce qu’il permet de comprendre le bâtiment. Par exemple, nous comprenons une chambre et ses qualités en allant de la surface d’un mur à la surface d’un autre. Mais c’est intéressant de penser à l’intériorité du mur lui-même et voir que ça c’est un mur fait en pierre, c’est un mur fait en béton, en brique ou en stucco.

A regarder le contexte du matériau d’un bâtiment, juste comme une succession de lieux vides , on considère le bâtiment comme un tout réussi fait d’éléments matériels qui définissent ces lieux. C’est très important d’élargir notre point de vue et de considérer le contexte du matériau comme modulant les vides.

Et là aussi vous êtes plus concentré sur la répétition, sur les problèmes de rythme, ainsi votre bâtiment peut devenir plus musical. Le paradigme de la musique peut jouer un rôle majeur. (« An interview with Santiago Calatrava », March 8, 2009, in: Architectural Record, in: https://haiart.wordpress.com/2009/03/08/an-interview-with-santiago-calatrava/ [trad. Marc Crunelle])

Philippe Samyn

La création de l’espace « vide », à la mesure de l’homme, est le fait de l’architecte seul.

Il partage par contre celle du volume matériel de la construction avec le sculpteur, celle de leurs surfaces et textures avec l’artiste peintre.
Il partage les questions tant physiologiques, psychologiques, celles liées aux sens, à l’âme et à l’esprit que techniques ou scientifiques liées à l’art de construire, avec tous les acteurs de la communauté scientifique (sciences humaines, naturelles, physique,…) et technique (stabilité, équipements,…).

Cet espace est le résultat du grand dessein du commanditaire que l’architecte met en adéquation avec le « génie du lieu » sous le soleil pour en définir formes et dimensions.

D’innombrables outils théoriques lui sont nécessaires pour étayer son travail.
D’abord le « nombre plastique » de Hans Dom van der Laan pour la géométrie et les dimensions.
Ensuite tous ceux, existants et à venir, que sciences et techniques lui offrent.

(Philippe Samyn, communication personnelle, 29 juillet 2016)

 

Espaces fonctionnels et émotionnels

On ne compare pas
des pommes et des poires

CLASSIFICATIONS

Autant au théâtre il existait traditionnellement trois genres : la comédie, la tragédie, la satire; autant je crois qu’il existe différentes natures d’espaces architecturaux, et ce en fonction de leurs destinations.
Nous connaissons déjà la fructueuse classification proposée par Robert Venturi et Denise Scott-Brown, (« L’enseignement de Las Vegas », Pierre Mardaga, Bruxelles, 1978.) distinguant ″canard″ et ″hangar décoré″ permettant de classer presque tous les bâtiments de l’histoire de l’architecture dans l’une de ces 2 catégories et d’établir ainsi une distinction qui restera valable dans le futur: il y aura toujours des bâtiments qui exprimeront leur fonction en volume et d’autres, par une indication, un écriteau, un signe, un logo, quelques lettres.

Je crois qu’on peut distinguer également des espaces fonctionnels et d’autres émotionnels. Les premiers étant les plus connus, les plus répandus, les plus enseignés, je m’étendrai pas sur ceux-ci mais essayerai de dégager les caractéristiques inhérentes aux seconds.

Une classification dans laquelle l’un n’est pas inférieur à l’autre, c’est simplement un autre but, une autre destination et les arguments de l’un ne sont pas applicables à l’autre.

Cernons la notion : (peut-être de manière un peu caricaturale) :
Dans l’espace fonctionnel, l’espace est au service d’un programme d’actions afin que celui-ci fonctionne ″mécaniquement″ le mieux possible, comme par ex. une cuisine de restaurant où l’emplacement et la disposition des différentes surfaces de travail facilite au mieux les trajets; où chaque chose est à sa place. L’efficacité, l’économie des gestes, la facilité des parcours, etc… sont au centre de la composition. C’est aussi l’esprit à la base du design et de l’ergonomie.

Dans l’espace émotionnel, la fonctionnalité joue très peu de rôle. L’exemple le plus emblématique est peut-être le sauna finlandais. Fonctionnellement, le programme se réduit en une ligne et à 4 composantes: un réchaud, des banquettes, des murs, le tout en bois.
Mais émotionnellement, c’est un des lieux les plus importants pour les Finlandais: endroit de détente, de relaxation, de coupure avec le monde des affaires, mais aussi lieu de rencontres, d’hygiène et de sociabilité, inséparable de la culture où traditionnellement on naissait et on mourait. C’est un espace plus à être qu’à faire.

AUTRES LIEUX

Historiquement, on pense déjà aux thermes antiques. A Rome, un des plus grands programmes construit a été les thermes de Caracalla: sur plus de 10 Ha, ce ne sont que bains publics et privés, nage, massage, exercices de gymnastique, etc… qui architecturalement se présentait avec ses piscines d’eau chaude: caldarium; des pièces tièdes avec piscines: tepidarium; des salles de sudation sèches; frigidarium: des pièces froides avec piscines.
Mais ce qui fait que ce lieu de pratique sociale quotidienne (il pouvait accueillir plus de 1600 personnes) soit plus que des aménagements fonctionnels, c’est son cadre de marbres multicolores et d’œuvres d’art, ses nombreuses sculptures isolées ou en niche, ses peintures et son environnement de salles de lectures, de concert, de jardins ombragés et des jeux de fontaines.
On devait être d’emblée saisi par la hauteur des voûtes, la dimension du frigidarium (58 x 24m), du caldarium (34 m de ø), par la décoration, impressionné par la richesse des mosaïques et des fresques. Comment justifier des voûtes comparables à celle du au hall de Grand Central Station à New York ou au vestibule de la gare de Milan.

Ce programme, s’est largement propagé : sous l’Empire, les termes se construisent dans de nombreuses villes et on en recense 70 à la fin du 1er siècle après J.C. et plus d’un millier 2 siècles plus tard. Ceux de Caracalla, inaugurés en 216 ap. J.C. fonctionneront jusqu’à l’invasion des Visigoths en 537.
Les Hammam entrent dans cette catégorie et en sont en quelque sorte leur version orientale.
Les stations thermales, les architectures des villes d’eau du XIXè siècle, où tout travail est exclu et tout est au service du bien-être et de la détente des curistes rejoignent les premiers exemples. La décoration, la scénographie générale, les promenades sont conçues dans ce but. Le caractère même de l’architecture pleine de fantaisie que l’on découvre à Carlo Vivari, Vichy, Baden Baden, etc…

Plus récemment, un exemple emblématique sont les thermes de Vals de Peter Zumthor. ″pierres et eau″ comme le commente l’architecte. Baignant dans une lumière atténuée, ce ne sont que bassins à températures différentes, des salles de sudations et un solarium. Une architecture à prendre son temps, à demeurer immergé, des espaces pour se reposer, pour l’agrément, la détente dans une eau unique, curative et bénéfique pour le corps.
Ce qui en fait un lieu unique, si différent des autres termes possédant le même programme, c’est l’environnement, la présence physique forte, totale, particulière de la pierre locale. Zumthor dit sa redevance aux artistes d’Arte povera et à leur manière de lire les matériaux que je qualifierais d’affective. (Peter Zumthor. « Thinking Architecture », Birkhaüser 2006, Basle.) La mise en œuvre particulière de la pierre Gneiss de Vals couvrant toutes les surfaces intérieures de ces termes donne une présence directe, caverneuse et étonnante qui en font la caractéristique de ce lieu remarquable.

Aujourd’hui, le wellness, la recherche du bien-être, a engendré de nouvelles attitudes architecturales. Les critères d’émotionnalité y sont prépondérants. Terrasses, belles vues, calme, éclairage doux, lignes ondulantes, ambiances sereines, … tout pour l’agrément, la quiétude et la sérénité.

Les belvédères, signifiant belle vue, pavillons d’observation, sont une construction qui n’a d’autre but que de contempler une vue s’étendant au loin et qui en font un espace émotionnel aussi.

Le musée juif de Libeskind à Berlin est à joindre dans cette catégorie d’architecture émotionnelle. Des couloirs de mise en condition, un patio extérieur aux sols et murs déstabilisants, un haut espace en béton anguleux et nu avec une seule fente de lumière tout en haut, une pièce au sol recouvert de figures plates en acier qui crient lorsqu’on marche, cherchent à plonger le spectateur dans une certaine ambiance, le mettre dans un état d’esprit sensible et réceptif à l’holocauste. Le fonctionnel s’estompe au profit d’une scénographie émotionnelle.

Par extension, je pense qu’il existe un urbanisme émotionnel : Tout le monde a connu ces lieux en Italie ou en Espagne où en fin d’après-midi des familles déambulent, se promènent, sans autre but que de se balader, rencontrer les gens, croiser des regards, saluer d’autres familles, se montrer,…
La création du Cours la Reine n’avait pas d’autre but: se croiser, se rencontrer, rien faire. Cette allée « Conçue à l’origine pour des promenades d’apparat de la reine et de sa cour, fut ouverte en fin de compte à toutes les personnes élégantes circulant dans des carrosses tirés par quatre chevaux, tout comme l’accès au jardin des Tuileries était autorisé aux promeneurs bien habillés. Les promenades mondaines remplissaient diverses fonctions. D’un point de vue pratique, on allait au cours pour rencontrer des gens importants, apprendre les dernières nouvelles et faire savoir que l’on était en ville. C’était aussi un endroit où se montrer pour le simple plaisir de voir et d’être vu. Le cours était également un haut lieu de la vie galante. »
« Des promenades élégantes du genre de cours la reine, fréquentée par le beau monde à heures fixes, jouèrent un rôle important dans la vie sociale des grandes villes à partir de la fin du XVIIè siècle jusqu’au XIXè. Elles se distinguaient des allées et venues et avenues occupées à toutes heures par des gens de toutes conditions. » (Mark Girouard, ″des villes et des hommes″, Flammarion, Paris, 1987, pp. 186 et suiv.)
Un aménagement urbain et une géométrie au service d’programme émotionnel.
J’ai vu la même chose, ce même besoin sur la promenade des Anglais à Nice.
Tous ces lieux ont en commun cette pratique particulière de l’espace: s’y promener, ni trop vite, ni trop lentement, mais sans faire d’arrêt. C’est tout à la fois se balader (marcher sans but) et déambuler (idem). Cette pratique vieille de plusieurs siècles est la perpétuation vivante de l’ancien régime ?
Tous ces lieux où l’émotionnel est le principal et où par contre, tout le programme fonctionnel ne se réduit qu’à un seul verbe, bien particulier pour cette forme de mouvement: se promener.

En Asie, les pavillons de thé japonais sont à inclure dans cette catégorie. Espace réduit, où tout est porté à l’attention aux choses, aux objets, au moment présent, ″ici et maintenant″. On n’y fait rien d’autre que s’y réunir pour prendre le thé, ″enjoy the moment″ porter attention aux ustensiles, aux quelques éléments artistiques déposés.
L’entrée basse et étroite, oblige les participants à s’abaisser. A l’intérieur, la pièce comprend une alcôve, le tokonoma, dans laquelle sont déposés une calligraphie, une peinture ou un arrangement floral. Le foyer sert à faire bouillir l’eau et chauffer la pièce en hiver.
Junishiro Tanisaki dans son ouvrage ″l’éloge de l’ombre″, préconise que les lieux d’aisance gardent leur esprit de détente qu’ils avaient traditionnellement. Il y voyait une « des expressions les plus abouties du raffinement japonais ». (« L’éloge de l’ombre », Editions Verdier, 2011.) Si le programme en est fonctionnel, il doit perpétuer un esprit d’ambiance émotionnelle.

J’aimerais terminer par un exemple d’architecture qu’on saisit avant tout comme émotionnelle à la simple lecture de ces extraits décrivant le Tsing Yi Yuan: palais d’été situé à Pékin: ″Devant les bâtiments il y a deux portes. En les franchissant on trouve à droite et à gauche deux arches. Entre les piliers il y a un pont de pierre qui franchit la Rivière de la Lune. Près du pont se trouvent les salles d’attentes officielles. A l’intérieur du palais on voit la salle d’Audience officielle avec des chambres d’audience au nord et au sud. Devant elles on voit l’Etang du Croissant ; au nord, la salle du travail, Tche Yuan; à l’ouest de celle-ci la salle de Musique, Yun K’in ; et le porche du Son de la Neige qui tombe. A gauche, le bâtiment à deux étages appelé Véritable Harmonie. Derrière la salle d’Audience officielle et à l’ouest se trouve la salle des Banquets ; au sud de celle-ci le pavillon de la Beauté du Soleil Couchant ; au nord, le porche de la Pure Loge. Derrière la salle des Banquets se dresse une arche, au-delà se trouve la maison des Belles Vues ; derrière celle-ci, le pavillon Nuageux et, au sud, la galerie du Nuage Vert. ″ Etc… etc… (Osvald Sirén, ″Les palais impériaux de Pékin″, Librairie nationale d’art et d’histoire, G. Vanoest éd., Paris et Bruxelles, 1926, tome I, p. 58.)
Rien qu’à la lecture des noms de lieux, on est d’emblée dans la problématique émotionnelle, on comprend que la poétique est au centre du propos. La composition tourne autour de ce thème.
Je repense à Jean Koning qui a donné un jour un programme d’architecture qui tenait en 1 ligne : ″sous les feuillages, je regarde couler la rivière″ On saisit que le but est de mettre l’individu plus en condition de rêverie, de songe, de méditation ou de réflexion qu’en fonctionnalité. C’est une architecture aux espaces plus à être qu’à faire.

L’architecture religieuse n’est pas reprise ici. J’ai hésité, mais à la réflexion, j’ai voulu choisir seulement des espaces où le programme principal était la détente, la relaxation, se vider l’esprit, un détachement, la non action. Les édifices religieux, tout en étant lieux de méditation et de prière, sont aussi des lieux de cérémonie.
A toutes celles citées plus haut, il faut ajouter de manière complémentaire l’architecture spirituelle : méditative, contemplative, sereine. Un dojo zen, une chapelle en montagne, dégagent une impression de sérénité et mettent la personne dans un état de calme intérieur propice à l’introspection.
Cette architecture, elle est enseignée où ? Que peut-on formuler à son propos ? Quand on ne fait rien, qu’est ce que l’architecture peut apporter ?

Autant dans l’architecture fonctionnelle l’efficacité des circulations, la densité des échanges entre espaces sont les critères principaux qui guident le concepteur, autant dans l’architecture émotionnelle, la qualité des espaces, des vues, de la lumière ; la proportion des espaces, de la fluidité générale (Fen-shui) ont un rôle majeur.
La place de la sensorialité y est, on l’a remarqué, prépondérante: entrant dans un sauna, on est surpris de la température inhabituellement élevée, des banquettes dures, du degré hygrométrique bas; au musée juif de Berlin, la résonance de certains espaces.
Tout en sachant bien sûr que, comme dans le symbole du Ying et du yang, il y a toujours un peu de fonctionnel dans l’émotionnel et inversement, une partie de fonctionnel dans l’émotionnel.

A travers la relecture de ces quelques exemples, j’ai essayé de montrer que dans les espaces fonctionnels et émotionnels, les logiques mises en œuvre sont très différentes. Les critères de composition sont divergents, voire opposés. Ce qui peut paraître, voire être carrément gratuit dans le premier cas tient justement un rôle central dans le second.
Souhaitons que cette distinction permette d’éclaircir la situation, rendre la critique et les jurys plus cohérents et éviter de profondes incompréhensions.

Marc Crunelle – novembre 2010

Odeurs et espace

Rencontre étonnante, me direz-vous.
Il est vrai que l’association de ces deux mots – architecture et odorat – est rare.
Posons-nous alors la question: pourquoi ces deux univers si stimulants ne se rencontrent-ils pas, et pourquoi l’odorat est-il si peu présent dans les espaces architecturaux ?
On peut nous rétorquer que chaque maison a son odeur propre, chaque appartement teinté d’une signature olfactive si légère soit-elle; on doit quand même reconnaître qu’il n’y a jamais réellement de parti olfactif, de démarche consciente pour intégrer les odeurs aux espaces, ou d’espace construit autour d’une odeur.
Il me semble que cela nous aiderait beaucoup si nous mettions en évidence les raisons profondes à trouver si peu de trace d’odorat en architecture et le peu d’importance que ce sens occupe aujourd’hui dans nos lieux de vie, nos locaux de travail tertiaires, etc… Ce n’est qu’en éclaircissant ces raisons, en élucidant les causes profondes qui empêchent de porter l’odorat en avant-plan, que l’on pourra travailler très constructivement.
Donc, pourquoi l’odorat est-il si peu sollicité en architecture ? C’est là tout l’objet de notre propos.

Pour beaucoup de personnes, la première réponse serait de dire que, l’architecture est essentiellement visuelle. C’est un art à voir, à regarder et si on la pénètre, si on traverse les espaces qui la constituent, le spectacle demeure essentiellement et avant tout pour les yeux. Nos livres, revues d’architecture sont remplis de dessins et de photos. Les autres sens étant mineurs, ils ne sont pas évoqués.

Mais est-ce la seule raison?
En menant plus loin la réflexion, nous nous rendons compte que la question est bien plus complexe qu’elle semblait au premier abord et que la véritable cause du peu de présence du sens de l’odorat dans nos espaces de vie, tient à un ensemble de facteurs à la fois psychologiques, physiologiques et culturels.
Ces causes, semble-t-il, sont au nombre de 7:
1• nous considérons l’espace comme du vide
2• nous avons des difficultés à représenter les odeurs;
à quoi s’ajoutent des raisons
3• physiologiques
4• hygiéniques
5• comportementales
6• morales
7• et une mauvaise connaissance des “pratiques olfactives” du passé.

1. Considérer l’espace comme du vide
Nous venons de le dire, pour la majorité des gens, l’expérience de l’architecture et de l’espace demeure essentiellement visuelle. L’architecture: ce sont les bâtiments – et l’espace: c’est le vide contenu entre les parois. Et c’est ici que réside le malentendu, car l’espace, ce n’est pas du vide, mais bien un véritable milieu de vie enclos dans les murs, un milieu de vie stimulant les sens. Ce sont des ombres et des lumières évidemment, des proportions et des couleurs, des perspectives et des décors, mais aussi des sons qui se réverbèrent, des surfaces que nos pieds foulent, des textures que l’on touche, des températures qui nous mettent à l’aise et des odeurs qui nous enveloppent et nous séduisent. Toutes choses qui s’additionnant, multiplient leurs effets en un ensemble que nous percevons comme un “entourement” globalisant.

2. Problème de représentation
Si l’on considère l’espace comme un véritable milieu de vie, où tous les éléments sont importants, alors on se doit de représenter les odeurs et les sons, les températures et le degré hygrométrique de l’air. Or,
1° tous ces éléments sont invisibles. Etant donné que nous vivons dans un monde hypervisuel, nous manquons d’outils, de moyens de représentation pour ces éléments.
La représentation des autres sens que la vue est peu fréquente et difficile. Lire un relevé en Db, des abaques d’enthalpie ne sont pas accessibles par tous.
Encore faut-il « traduire » cela en sensations déjà éprouvées pour saisir le contenu de ces chiffres.
2° Alors qu’avec la vue, je peux toujours rester distant des choses, avec les sons et les odeurs je me trouve totalement enveloppé. Et il est très difficile de dessiner quelque chose qui m’entoure, qui m’enveloppe, un milieu dans lequel je suis impliqué .

Ces problèmes ne sont pas nouveaux.
Il est de plus frappant, lorsqu’on regarde des tableaux anciens, des dessins ou de vieilles photos montrant des rues animées par la foule des chevaux, badauds, colporteurs, etc… , ou des places de marché remplies de monde, de les trouver silencieuses et inodores. Ces facteurs pourtant si présents dans la réalité, une fois peints ou imprimés sur papier, ont perdu leurs caractéristiques et leurs intensités. Les foules sont devenues muettes, les sabots des chevaux sur les pavés, silencieux, les rues sans odeurs, et les bâtiments exposés au soleil ont perdu leur chaleur.
Toutes ces caractéristiques si présentes dans le vécu, parce qu’invisibles et transparentes, se trouvent gommées du fait qu’on ne parvient pas à les représenter visuellement.

3. Une raison physiologique.
La vue et l’ouïe ont toujours été considérées dans notre culture occidentale depuis Platon, comme des sens “ nobles “ seuls dignes d’intérêt.
Si ceci explique le peu d’importance accordée à l’olfaction dans les théories esthétiques, on s’étonne néanmoins qu’en littérature, les descriptions de villes mentionnant les odeurs leur étant attachées soient si rares, quand on songe , par exemple , que dans les jardins du Palais-Royal entourés d’une si belle ordonnance architecturale:
« on ne sait, en été, où se reposer, sans y respirer l’odeur d’urine croupie » (Pierre Chauvet, « Essai sur la propreté de Paris  » (1797), cité par André Corbin, « Le miasme et la jonquille », Flammarion, coll. Champs, Paris, 1986, p. 31.)
et qu’au château de Versailles:
« le cloaque jouxte le palais, le parc, les jardins, le château même font soulever le coeur par les mauvaises odeurs . Les passages de communication, les cours, les bâtiments en aile, les corridors sont remplis d’urine et de matière fécale; au pied même de l’aile des ministres, un charcutier saigne et grille ses porcs tous les matins; l’avenue de Saint-Cloud est couverte d’eau croupissante et de chats morts » (La Morandière: cité par Corbin, p.31.) – pour ne citer que ces deux textes.
Nous émettrons ici l’hypothèse que si les odeurs des lieux sont rarement mentionnées dans les descriptions littéraires des villes, c’est en partie à cause de ce phénomène d’adaptation qui veut que le nez humain ne remarque plus au bout d’un certain temps une odeur soutenue au point de nous faire oublier jusqu’à sa présence. (Vous pouvez le constater chaque fois que vous vous rendez dans une piscine: la forte odeur de chlore qui vous saisit à l’entrée disparaît rapidement, elle n’en demeure pas virtuellement là !) .
Si l’on ne tient pas compte de ce facteur perceptif, on ne peut expliquer le peu de citations relatives à la pollution régnant dans nos cités modernes, tout comme la rareté des écrits soulignant la puanteur des villes anciennes. Ces odeurs inhérentes, étaient à ce point soutenues dans les villes du passé, et à ce point constantes dans nos cités aujourd’hui, qu’on s’y habitue et que l’on ne croit pas devoir les décrire .

4. Une raison comportementale
Les rares traces de parfums en architecture ne se rencontrent que dans les loges amoureuses ou harems et nulle part ailleurs.
Pourquoi ?
Il existe autour de chacun de nous une “bulle”, un espace invisible qui est notre territoire propre. Cet espace est absolument indispensable au sentiment de notre autonomie. Lorsque quelqu’un s’approche de nous à une distance de l’ordre du mètre (entre 0,70 m et 1m20), nous ressentons comme une gêne; une gène que nous connaissons d’ailleurs bien, celle qu’on éprouve lorsqu’on se trouve dans un ascenseur avec une personne étrangère. Habituellement, nos relations (comme nous le faisons maintenant) sont verbales et visuelles. Lorsque nous avons laissé franchir les limites de cette bulle par une autre personne, c’est une autre forme de relation qui s’établit: elle est olfactive et tactile.
Les lieux destinés à la rencontre intime “cultivent” ces sens plus particulièrement afin de mettre l’autre à l’aise et qu’il soit le plus détendu possible: lumière tamisée et musique assourdie, mais surtout coussins profonds et parfums, chaleur d’une cheminée et matières douces.

5. Une raison morale
Dans notre vécu quotidien, même si nous disposons des fleurs odorantes, quelque fois des pots pourris dans nos appartements ou maisons, le discours de la chasse aux mauvaises odeurs dépasse encore de loin les mots ventant le plaisir des sources qui sentent bon, les expressions soulignant l’agréable sensation de traverser un espace embaumé, ou les sentiments perçus aux odeurs de telle ou telle pièce. Les publicités télévisées quotidiennement en font état.

La raison en est je pense la gêne de parler, de montrer le plaisir, mais aussi la pudeur à cultiver les expressions de plaisir à rencontrer une bonne odeur. De ce point de vue, nous ne sommes pas entièrement sorti de notre phase de puritanisme. A ce propos, j’aimerais citer ces phrases de Claude Lévy-Strauss extraites de “Tristes tropiques”: « En visitant à Calcutta le célèbre temple Jaïn construit au 19ème siècle par un milliardaire dans un parc plein de statues en fonte barbouillée d’argent, ou en marbre sculpté par des Italiens maladroits, je croyais reconnaître dans ce pavillon d’albâtre incrusté d’une mosaïque de miroirs et tout imprégné de parfum, l’image la plus ambitieuse que nos grands-parents auraient pu concevoir en leur prime jeunesse, d’une maison close de haut luxe. Mais en me faisant cette réflexion, je ne blâmais pas l’Inde de bâtir des temples semblables à des bordels; plutôt nous-mêmes, qui n’avons pas trouvé dans notre civilisation d’autres places où affirmer notre liberté et explorer les limites de notre sensualité, ce qui est la fonction même d’un temple ». (Claude Levi-Strauss, « Tristes tropiques », Paris, Plon, 10/18, p.359.)

6. Une raison hygiénique
Dans le processus d’assainissement commencé il y a un peu plus de 200 ans dans toutes les cités d’Europe, on n’en n’est pas seulement arrivé à enlever les mauvaises odeurs, mais réalisé une désodorisation complète. (André Corbin, « Le miasme et la jonquille », Flammarion, coll. Champs, Paris, 1986, passim.) Si cela ne sent plus le crottin de cheval, les eaux croupissantes et les relents d’usine, cela ne sent plus non plus les grillades, les odeurs des métiers du bois, etc… Demeure la pollution des gaz d’échappement commune à toutes les villes, mais plus accentuées dans certaines comme Athènes, Bangkok, etc… et, de manière ténue, quelquefois l’odeur des boulangeries.
Le processus, l’attitude dans les villes reste néanmoins l’élimination des facteurs olfactifs de manière globale, sans sélection entre les odeurs.

Bruno Bettelheim a montré dans son école orthogénique, combien il était difficile d’arriver à obtenir dans les locaux, une “bonne odeur”, une odeur chaleureuse, sympathique. (Bruno Bettelheim, « Un lieu où renaître », Robert Laffont, coll. Réponses/ Le Livre de Poche, coll. Pluriel n° 8354 J, Paris, 1975, p. 175-178.)
Dans la plupart des hôpitaux psychiatriques règne soit une odeur “mauvaise” qui sent le renfermé, soit une odeur “froide” qui sent le propre comme c’est couramment le cas, ou encore une qui sent l’antiseptique, la moins humaine, signifiant la lutte engagée contre les microbes.
Créer une bonne odeur dans ces locaux, un arôme qui sente bon et non pas cette odeur d’hôpital qui rôde dans les couloirs; mais bien une odeur qui sécurise, est un signe non verbal que l’on est dans un endroit favorable; étant entendu que les messages “silencieux” perçus par ces enfants autistes ne sont pas des informations neutres, mais au contraire, puissamment porteuses d’intentions. Bettelheim est arrivé à la conclusion que l’odeur d’un endroit est le reflet du bien-être ou du mal-être de ses occupants, notion fine, mais qui en fin de compte s’imprègne dans les murs, les tissus, les meubles, etc… et que l’odeur rassurante recherchée ne peut être produite que par les individus qui se sentent bien dans leur peau.
Autre exemple d’un aveugle relatant ses années d’école lorsqu’il avait 10 ans: « Une fois la porte de la classe fermée, l’odeur me montait à la tête. Pourtant aucun de mes camarades n’était mal tenu. Mais chacun d’eux avait un corps, et quarante corps, en un si petit espace, c’était trop. On se serait cru au bord d’un marais d’eau stagnante. D’où cela venait-il?
J’ai déjà dit que si l’on est aveugle, on découvre qu’il y a des odeurs morales: je crois bien que celle-là en était. Un groupe d’homme qui séjourne dans une pièce par contrainte ou obligation sociale, ce qui revient au même, ne tarde pas à sentir mauvais. C’est à prendre à la lettre. Mais avec des enfants, le phénomène apparaît encore plus vite. Il faut penser à toute cette masse de colère rentrée, d’indépendance humiliée, de vagabondage contenu et de curiosité impuissante que peuvent accumuler quarante gamins de dix à quatorze ans! De là l’odeur déplaisante, et cette fumée dont la classe, pour moi, était physiquement remplie. » (Jacques Lusseyran, « Et la lumière fut », Ed. Le Félin poche, Paris, 2008, p. 74.)
Perspective nouvelle s’il en est.

7. enfin, une mauvaise connaissance de certaines pratiques du passé.
Si nous savons que par le passé on répandait des herbes sur le sol, que l’on jonchait les rues et les pièces de plantes odorantes, et que l’on en brûlait d’autres afin de purifier l’air, on ne saisit plus très bien les raisons de ces pratiques. De nombreux ouvrages de botanique nous renseignent ainsi qu’au Moyen Age, la camomille romaine servait à joncher le sol à cause de la douce odeur aromatique qu’elle exhalait lorsqu’on la piétinait; que la reine des prés ou la lavande étaient appréciées pour les mêmes raisons, et qu’on suspendait dans les églises l’aspérule odorante pour sa délicieuse odeur évoquant l’association de foin, de miel et de vanille. On brûlait du romarin dans les chambres des malades afin de purifier l’air. Pendant les épidémies,on allumait des feux sur les places publiques dans lesquels on jetait des branches de genévrier et de laurier ainsi que des racines d’angélique. En France, les fumigations étaient encore régulièrement pratiquées dans les hôpitaux au siècle dernier avec du genévrier et cette opération a conservé chez les ménagères une certaine faveur encore tardivement. Beaucoup de ces mêmes plantes étaient disposées dans le linge, dans les armoires pour en éloigner les mites et autres insectes. (Sarah Garland, « Le livre des herbes et des épices » , Fernand Nathan, Paris, 1980.)
Si nous connaissons les vertus antiseptiques et désinfectantes de ces plantes, si nous savons que le verbe joncher vient de répandre du jonc odorant sur les sols, nous ne comprenons plus bien la signification de ces pratiques, la fréquence de ces actes, les circonstances dans lesquelles elles se produisaient, etc…
Il y a un grand enrichissement à retrouver le sens de ces actes et à comprendre les raisons de leur déclin. Un savoir perdu qui serait peut-être fort utile pour nous aujourd’hui. C’est aux historiens de nous aider dans ce domaine.

Tels sont, à mon avis, les véritables causes du désintérêt pour l’odorat dans nos espaces architecturaux.
Le fait de mettre celles-ci en évidence permet de s’attaquer au problème, de contrer les véritables freins à une meilleure prise de conscience de l’olfactif et à la place qu’il devrait prendre dans l’amélioration de nos espaces de vie.
Le rôle et l’importance de l’odorat dans les espaces architecturaux de demain sera mis en valeur :
– en considérant l’espace comme un milieu de vie stimulant nos sens et non pas
du vide,
– en trouvant le moyen de représenter visuellement les odeurs,
– en mettant en évidence que c’est un moyen de communication des relations
interpersonnelles et amoureuses,
– en dépassant les notions simplement hygiéniques,
– en surmontant la gêne que nous avons à faire état de notre plaisir,
– en possédant une meilleure connaissance de “pratiques olfactives” du passé .
Avant de conclure, songeons à regarder ce qu’une autre culture que la nôtre fait du rôle de l’odorat.

L’ORIENT

Par ce mot, nous entendons autant une culture qu’une situation géographique dictée par un climat. L’Orient, olfactivement parlant, commence au bassin méditerranéen. La différence de température conditionne tout. Au Nord, rares sont les plantes, fleurs, arbres odoriférants; au Sud, le contraire est exception : les mêmes essences inodores en Belgique sont reconnaissables les yeux fermés sous un temps plus clément, la transformation est saisissante. Le cyprès sous nos latitudes est silencieux, à Florence déjà, il s’entoure de son odeur de résine. Nos lilas sont un moment bien timide à côté des mimosas, des jasmins, des pitosforos, ou des orangers en fleur des avenues de Marrakech. Une présence olfactive bien plus évidente que nos discrets tilleuls ou platanes en fleur identifie ces pays et nous étonne à chaque voyage.
“ En sortant du couvent ( Palerme ) , on pénètre dans le jardin, d’où l’on domine toute la vallée pleine d’orangers en fleur . Un souffle continu monte de la forêt embaumée, un souffle qui grise l’esprit et trouble les sens. Le désir indécis et poétique qui hante toujours l’âme humaine, qui rôde autour, affolant et insaisissable, semble sur le point de se réaliser. Cette senteur vous enveloppant soudain, mêlant cette délicate sensation des parfums à la joie artiste de l’esprit, vous jette pendant quelques secondes dans un bien-être de pensée et de corps qui est presque du bonheur “ (Guy de Maupassant, « La vie errante », Soc. d’Editions littéraires et artistiques, Paris, 1903, p. 108.)

En plus des fleurs, des arbres émettant un parfum résineux (les arbres” transpirent”, forment un nuage humide autour de leur feuillage afin de protéger celui-ci de l’ardeur des rayons du soleil), nombreux sont dans le Sud, les bois de construction ou d’ébénisterie, qui dégagent une odeur. Citons le genévrier commun, le genévrier oxycèdre de Méditerranée, le cèdre du Liban, celui de l’Atlas (l’Arz), le cyprès, le thuyas articulé, le laurier. (Pierre Lieutaghi, « Le livre des Arbres, Arbustes et Arbrisseaux », Robert Morel édit., Les hautes Plaines Manes, Haute Provence, 1969, tomes I et 2.)
Chacune de ces essences est odorante et de plus éloigne les insectes, grâce à son huile, ce qui la rend imputrescible, qualité appréciée déjà dans l’antiquité .

Un climat chaud, des fleurs parfumées et des bois odorants ne peuvent à eux seuls former une culture où le sens olfactif est mieux pris en compte que dans la nôtre. Ces éléments contribuent néanmoins à la former, mais surtout à exprimer sans gêne le plaisir que les parfums leur procurent et à les rechercher sans honte dans leurs intérieurs. Le fait d’utiliser des bois odorants pour les charpentes et la menuiserie forme déjà un environnement olfactivement présent.

Citons pour terminer un exemple de la présence parfumée intentionnellement inscrite dans l’architecture arabe, exemple décrit par un Occidental : T.E. Lawrence : “ Les arabes ont un sens aigu de cette pureté qui naît de la raréfaction . Je m’ en avisai pour la première fois, voici des années, un jour où nous avions chevauché très loin par les plaines mouvantes du Nord de la Syrie jusqu’à une ruine de la période romaine . C’étaient, dirent mes compagnons, les restes d’un palais bâti dans le désert pour une reine par son époux, seigneur de la région limitrophe. Ils ajoutèrent que l’argile de cette construction avait été, pour plus de richesse, pétrie non pas avec de l’eau, mais avec de précieuses essences de fleurs. Reniflant l’air comme des chiens, mes guides me conduisaient de salle croulante en salle croulante disant : “ Voici le jasmin, voici la violette, voici la rose “.
A la fin Dahoum m’entraina : “ Venez sentir le parfum le plus doux “ ; nous entrâmes dans le corps du logis, et là, dans l’embrasure des fenêtres béantes sur sa façade orientale, nous pûmes aspirer à pleine bouche le souffle sans effort ni tourbillon qui palpitait en frôlant les murailles. Il était né, ce souffle vide du désert, quelque part au delà du lointain Euphrate ; et pendant des jours et des nuits il s’était traîné sur une herbe morte : rencontrant son premier obstacle en ce palais ruiné élevé par la main des hommes, il paraissait s’attarder alentour avec de puérils murmures. “Voilà bien le meilleur parfum, dirent mes guides : il n’a pas de goût “. Senteurs et luxe ne valaient pas pour eux une pureté où l’homme n’avait point de part “. (T. E. Lawrence, « Les sept piliers de la sagesse », Payot, Paris, 1941, p. 52.)

Je dirai pour conclure que c’est parce que l’odorat est un des plus puissants moyens de stimulation et d’évocation qui soit, qu’il se doit de pouvoir exprimer dans nos espaces architecturaux ses dimensions enveloppantes, poétiques et affectives. Je souhaite qu’il devienne une composante aussi importante que la lumière et les sons dans la scénographie de nos lieux de vie de demain.

Et citer Paul Valéry:
“ Il ne faut pas que les masses de marbre demeurent mortellement dans la terre (…) et que les cèdres et les cyprès se contentent de finir par la flamme ou par la pourriture, quand ils peuvent se changer en poutres odorantes”. (Paul Valéry, « Eupalinos », N.R.F., Gallimard, Poésie, p. 103.)

Marc Crunelle

VOIR ÉGALEMENT:
Collectif: « Odeurs, essences d’un sens », Autrement n°92, Paris, septembre 1987.
Marc Crunelle, Marc: « Les parfums et l’architecture » (1ère partie), in: ISABr n°6, octobre 1979, p. 4
Marc Crunelle, « Les parfums et l’architecture » (2ème partie), in: ISABr n°8, février 1980, p.4
Marc Crunelle, « L’odeur des bois », Centre National du Bois, Bruxelles, 1979, 5 pages.
Marc Crunelle, « Une maison parfumée » : texte présenté sous le titre “ Arquitectura y olor” à la VII jornadas de Perfumeria, Sociedad Espanola de Quimicos Cosmeticos, Barcelona, 17 novembre 1984, 18 pages.
R. Phillips & N. Foy, « Herbes », La Maison Rustique, Paris, 1991.
Edmond Roudnitska, « L’esthétique en question », Presses Universitaires de France, Paris, 1977.

Herzog & de Meuron

Quand l’ornement et la structure deviennent une même chose, étrangement il en résulte une sentiment nouveau de liberté. Tout d’un coup, vous n’avez plus besoin d’expliquer ou de vous excusez pour tel ou tel  détail décoratif: c’est une structure, un espace. En fait, je ne suis pas particulièrement intéressé pour la structure, l’ornement ou l’espace en temps que tel. Les choses commencent à être intéressantes lorsque vous mettez tous ces éléments ensemble dans une seule chose, et si vous pouvez l’expérimenter, en parcourant le bâtiment, en l’utilisant.
Nous tentons de répondre aux questions et antithèses qui sont simples et presque archaïques: haut/bas, ouvert/fermé, près/loin, ombre/lumière. A la fin, nous préférons ne pas parler en termes d’ornement, de structure ou d’espace. Ceux sont des termes techniques, que nous avons appris, mais auxquels nous n’accordons pas de valeur. Quand vous les intégrez dans un tout, c’est plus facile de les faire disparaître. (Jacques Herzog, « la conversation avec Jacques Herzog », in: « Herzog & de Meuron 2002 2006, El Croquis 129/130, p. 33.) [trad. Marc Crunelle])

Espaces remplis

L’espace architectural peut devenir le lieu d’expérimentations fort intéressantes lorsqu’on lui donne une épaisseur et une densité inhabituelles.
Ann Véronica Janssens remplit de brouillard des salles du Mukha à Anvers musée et nous plonge dans des espaces où nous perdons nos repères  (voir cet onglet);
dans le pavillon suisse de la biennale de Venise, Decosterd et Rham recréent l’atmosphère de haute montagne, à l’air raréfié en oxygène et d’une luminosité intense;
et Soto remplit un espace de fils suspendus et crée un un lieu des plus perturbant et amusant.

Installé précédemment à Berne, Düsseldorf, Hanovre, Amsterdam et Bruxelles, il faudra attendre 1969 pour s’enfoncer dans le Pénétrable de 400m2 formé par 80 km de tiges équidistantes, suspendues à une structure portante de Jean Prouvé, et installé par Soto couvrant entièrement sur le vaste parvis du Musée National d’Art Moderne de la ville de Paris, pour être réellement dans une grande réalisation tactile à 3 dimensions.
Cette oeuvre est l’aboutissement d’une démarche de peintre préoccupé d’art optique ayant petit à petit détaché les lignes, les tiges et les fils du plan du tableau afin d’en augmenter les possibilités d’effets de croisements, de superpositions et de vibrations des lignes. Dans ce cas, il n’y a plus de fond, uniquement un labyrinthes de lignes verticales dans lesquelles on pénètre, on s’enfonce et on se perd. « Ce n’est pas, dit-il, parce qu’on fait le tour d’une pièce avec une peinture, à la manière des fresquistes du XVè siècle, qu’on réalise un environnement. Même au centre d’un panneau circulaire, qu’il soit cinétique ou statique, nous sommes toujours en face de l’oeuvre. Nous restons des observateurs… » et d’expliquer que tout son effort est, au contraire, de nous mettre dans l’oeuvre, sans recul possible, sans distance objectivante. « L’homme n’est plus ici et le monde là. Nous sommes dans le monde comme le poisson dans l’eau. Nous ne sommes plus des observateurs mais des parties constituantes du monde réel. Nous aussi nageons dans le plein et c’est ce plein que je voudrais faire ressentir avec mes oeuvres enveloppantes » (Jesús-Rafaël Soto, in: Le Nouvel Observateur, Paris, 14 juillet 1969, pp. 36-37;)

Et Christiane Duparc, dans le même article, d’ajouter: « On ressent. Mieux: on s’amuse. Le Pénétrable en plein air du Musée d’Art Moderne est un des lieux les plus gais de Paris. J’ai vu des vieux messieurs y faire des cabrioles, des enfants s’y poursuivre en patins à roulettes, des jeunes gens rougissants s’y prendre la main, deux critiques s’y réconcilier, un jaloux y chercher sa femme. Curieuse atmosphère, étrange silence: on voit des êtres plein de santé s’atomiser dans une espèce de tulle. Trois pas dans les fils et vous voilà devenu tache vague, ectoplasme déjà grignoté. Certains traversent le pénétrable de bout en bout, yeux clos, bouche ouverte comme s’ils prenaient la pluie. D’autres piétinent, hagards dans la tempête comme pendant la retraite de Russie. » (Christiane Duparc, « Le Descartes du Cinétisme », in: Le Nouvel Observateur, op. cit., p. 37.)

Dans ses pénétrables, Soto veut faire prendre conscience des forces invisibles qui nous entourent. Il expérimente l’effet de contrainte physique sur le corps humain; la structure agit en tant qu’outil de comportement et d’exercice gestuel où les lianes en nylon constituent un piège topologique. Topologique dans les deux sens du terme: aussi bien un piège qui détruit la logique de l’espace, qu’une image abstraite de ces forces qui nous entourent, rendue à la fois concrète et immatérielle par sa matière et ses vibrations. Les lianes s’accrochent au corps, gênent le passage, se répandent sur le visage et rendent de leur insistance le circuit difficile.

Soto utilise les possibilités du conditionnement psychosensoriel. La notion de mouvement devient essentiellement un problème de relations entre le regard et l’objet et non seulement la conséquence d’un déplacement dans l’espace. Le pénétrable est une construction momentanée de recherches qu’il a mené dans l’art cinétique: l’espace perçu devient espace vécu. Le spectateur fait partie intégrante de l’oeuvre et occupe le même espace. Ce sont ses déplacements qui engendrent la dématérialisation visuelle du volume. Et le fait d’entrer dans l’oeuvre donne une tout autre perception de celui-ci: à la fois d’ordre physique (on appréhende l’oeuvre avec tout son corps) et d’ordre psychologique (on ressent des sensations qui perturbent la perception habituelle qu’on a des choses). Expérience d’un monde sans proportions « dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Un monde sans forme, sans clôture, qui « respire » sans relâche de l’infiniment lointain à l’infiniment proche.

Soto ne cherche pas à créer des spectacles pour l’homme de la société des loisirs, il lui propose une expérience physique et poétique de la réalité.

Autre témoignage de cette expérience de traverser un pénétrable: voici ce qu’en disait une visiteuse:
« J’entends des rires, des cris qui résonnent en sons étouffés comme dans une piscine. Les voix me guident vers le pénétrable. J’écarte le rideau de fils devant moi et j’entre à mon tour dans le plat de spaghettis géant. Les plastiques-nylon s’enroulent autour de moi. Ils m’agrippent et me retiennent dans une course contre le temps. Je regarde la continuelle métamorphose des lianes qui s’agitent. Mes mains frôlent légèrement les tiges transparentes. Elles m’échappent et retombent rapidement en un mouvement lent. Je recommence et j’espère enfin attendre un son doux comme celui d’une harpe. La lumière est trouble. Je me laisse flotter dans cette vapeur, dans cette transparence. Mais, me voilà perdue au creux de cette jungle qui m’offre à chaque pas un autre piège arachnéen. Mes yeux se perdent, s’affolent, cherchent obstinément à distinguer le réel de l’imaginaire. Complètement déboussolée, je suis entraînée dans une fièvre où la logique n’existe plus. Les mirages se succèdent et provoquent des vibrations visuelles et intérieures. De temps en temps, je distingue une silhouette qui rôde devant moi dans cette baraque de foire. Dans une ambiance de fête, j’imagine facilement des personnages travestis apparaissant par surprise par derrière les masses de fils. Envahis par les serpentins, je vis une étrange joie. Je ne peux plus voir les limites de l’oeuvre. Les bornes de l’environnement s’érigent là où ma vue perd sa puissance et occupe tous mes horizons. Je panique devant ce monde infini, j’étouffe, les cordes m’étranglent. Je cherche affolée la sortie dans cet espace qui est devenu un gouffre. Enfin, me voici libérée. Déjà sortie, je me débats dans le vide que je pénètre dès lors comme une matière. Le vide qui m’entoure prend tout à coup une densité et une importance qu’il n’avait pas certes pas avant. (Pascale Deneft, « Soto », travail de fin d’étude, Académie Royale des Beaux-Arts, Bruxelles, 1981, p. 30.)

 

Image acoustique de l’espace

Bien qu’habituellement nous appréhendons l’espace par tous nos sens, c’est, dans un espace éclairé,  principalement la vision  que nous utilisons pour saisir son volume et ses constituants. Mais dans le noir ou pour un aveugle, l’écholocation devient le vecteur principal prenant le relais pour donner une « image acoustique » de l’espace.
L’écholocalisation qui est le retour des sons émis soit par une source sonore existante in situ (radio, gens qui parlent, bruits de machines, etc…) ou par le bruit que l’on fait soi-même (voix, canne, pas, …) produit une image globale de l’espace, de sa dimension, de son ampleur, voire de sa configuration à partir de laquelle on se trouve et qui nous permet de nous situer, de se diriger, d’avancer.

 

Pour les aveugles, c’est un outil primordial: quelques témoignages :
C’est la résonance d’une pièce qui me frappe en premier lieu, c’est l’impression par laquelle on va en prendre connaissance. le son permet de nous orienter. (Roger)
Grâce à la sonorité, nous obtenons une rapide indication sur les volumes de la pièce dans laquelle nous entrons. (Pierre)
Dans un espace que je ne connais pas, je pratique l’écholocalisation. Je claque des pieds ou des doigts pour parvenir à déterminer les dimensions de l’espace par l’acoustique de la pièce. Je ne crois pas qu’il soit possible d’avoir une pièce sans résonance, mais si cela arrivait, ce serait effectivement désagréable parce qu’il n’y aurait aucun moyen rapide de dimensionner l’espace, il y a toujours les informations tactiles par les pieds, les mains, mais nous ne pouvons pas toujours effectuer le tour de la pièce.  (Alain)
Je me crée des repères auditifs comme le tic-tac d’une horloge, une fontaine. Ce sont des éléments sonores qui me guident et qui éveillent ma curiosité, je suis interpellée et poussée en avant dans ma découverte du lieu. (Géraldine)
J’utilise beaucoup la résonance, la résonance de cette pièce n’est pas élevée ce qui me permet de savoir qu’elle est petite, plus petite en tous cas que les bureaux de mes collègues dans lesquels la résonance est forte. L’écho aide énormément à dimensionner les pièces. (Stephane).
Lorsqu’il y a trop de bruits, nous sommes tout à fait perdus. C’est notre sens de l’orientation qui est perturbé ou, en tous cas, nous le ressentons comme tel. (Myriam)
L’excès de bruit nous empêche de discerner les choses. A table, chez moi, si mes enfants font trop de bruit, je ne parviens plus à les situer dans la pièce tellement les bruits me perturbent. Sans l’ouïe, plus rien ne nous raccroche aux autres, nous nous sentons seuls et perdus, les repères nous manquent. (Lucienne)

(in: Nathalie Van Meerbeek, « Une qualité architecturale au-delà de la vue », mémoire ISACF-La Cambre, 1999, p. 28 et annexes)

 

André Lurcat

Dans le livre II de « Formes composition et lois d’harmonie, Eléments d’une science de l’esthétique architecturale » André Lurçat consacre 34 pages à l’espace.
Voici une sélection d’extraits significatifs:

Pour l’architecte, la formation des espaces utiles apparaît comme l’un des problèmes fondamentaux en art. Elle est, tout à la fois, le point de départ et l’aboutissement de son travail de création. (p. 161)

Avec l’espace, élément formel impondérable, apparaissent, en correspondance de caractère avec lui, des moyens de l’exprimer comportant une certaine immatérialité d’expression. C’est là une de ses propriétés fondamentales; bien comprise et rationnellement exploitée, elle conduit à une grande variété d’expressions, particulières et fortement caractérisées. L’essentiel est donc, en employant cet élément, de lui enlever son caractère abstrait, pour lui infuser la qualité d’agir sur nos sens, d’apparaître, comme la surface ou le volume, tangible et concrètement constitué. (p. 168)

Dans l’architecture grecque, l’espace est défini, délimité. Il est saisissable en ses dimensions comme en ses proportions; de son existence se dégagent des caractères aussi concrètement sensibles que ceux qui émanent des autres éléments participant à son action, lignes, surfaces ou volumes.

Cette recherche d’une matérialité de l’espace dans sa perception visuelle, est la marque caractéristique de toutes les civilisations se recommandant de la culture gréco-romaine. Les architectes romains, en effet, plus encore que les architectes grecs, exploitèrent cette tendance. Avec eux, l’espace devient organiquement ordonné, tout comme un élément solide, tout comme les murs et les voûtes qui le délimitent; et les constitutions respectives de ces éléments tout à la fois constructifs et plastiques, sont de ce fait dans leurs moindres détails, déterminés à l’avance par les nécessités de composition structurale que comporte une telle conception de l’espace. Pour que l’espace clos soit défini en ses dimensions et en ses proportions, pour que son étendue dans les trois dimensions s’enregistre sensoriellement et que les effets qui en accompagnent l’intervention apparaissent en accord avec la notion de matérialité et de réalité tangible qui lui est nécessaire, sa conformation doit s’accorder avec l’idée que suggère toute forme simple et régulière, toute forme de structure facile à identifier et à définir. Pour remplir de telles conditions, il faut donc que l’espace soit conformé comme une forme pleine, selon un principe de convexité, d’extension de l’intérieur vers l’extérieur; le concevoir au contraire selon un principe de concavité ferait inévitablement se dégager une impression de vide et d’inconsistance.
En effet, pour suggérer les impressions correspondant à l’idée de solidité et d’existence concrète, un espace doit être constitué selon une structure simple, facile à lire, et disons-le: régulière. Tout volume d’air répondant à ces conditions peut ainsi s’apparenter à une forme solide; il suffit que sa constitution particulière en puisse évoquer l’idée; sa différence d’avec cette catégorie de formes ne provient que de la différence de matière. Le contenu matériel d’un corps solide plein peut être une masse, soit de pierre, soit de terre, soit encore de brique, par exemple, alors que celui d’un espace concrètement déterminé n’est que d’air, de vide atmosphérique.
Jamais peut-être ne fut atteinte à un aussi haut point qu’en Grèce et à Rome cette matérialisation apparente de l’espace. L’examen d’architectures d’autres époques nous fait découvrir que l’espace, sous ses divers aspects, y est tout autrement employé, conduit alors à des expressions d’un caractère tout à fait différent. (p. 169)

Notre analyse nous a conduit à parler de l’espace soit comme élément constitutif de formes, soit comme base de formations architecturales dont le vide est l’élément principal et fondamental.
(André Lurçat, « Formes composition et lois d’harmonie, Eléments d’une science de l’esthétique architecturale », livre II, Ed. Vincent, Fréal et Cie, Paris, 1954, p. 192.)

 

Lurçat fait remarquer qu’un volume d’espace, habituellement délimité par des parois pleines, peut l’être aussi par des parois semi-transparentes, réalisées en fil de fer, en lattis de bois, telles les gloriettes du potager au château de Villandry, ou encore construites en fer forgé, comme le sont les couronnements des clochers provençaux « évoquant tout à la fois l’idée du volume et l’idée d’espace« . (p. 168, 187)

Il fait également une distinction dans les éléments constitutifs de la forme d’un espace que sont les niches allant d’une petite niche creusée dans un mur à celle, immense, du Belvédère au Vatican ou encore à celles scandant les façades de la mosquée du Shah à Ispahan. Il y ajoute les portails d’églises, largement ouverts à l’extérieur et s’enfonçant dans la façade par l’entremise de voussures successives. (pp. 180, 189, 191)

Enfin, il distingue les espaces négatifs formés par les gradins des théâtres antiques.  « Ici la soustraction se réalise non point dans la surface verticale du volume [comme dans le cas des niches], mais en sa partie horizontale supérieure. » (p. 183)

Jean Nouvel

Et puis on a tout exploré, les matériaux, les formes, les surfaces gauches, des trucs ronds, des trucs tordus, des pointus. Finalement, nous ne tirons plus d’émotion de cette richesse formelle, nous n’y croyons plus. Le paramètre formel et spatial est en perte de vitesse. Demain, sera juste, émouvant, le minimum d’espace par rapport au maximum d’utilisation, ces parois qui pourront faire des tas de choses. Nous voulons un espace d’un nouveau type, qui soit à la fois rien et tout, qui soit le moins possible dans son expression, et le plus dans ses potentialités, ses mutations; un espace qui va se prêter à ce que l’on voudra, avec peu de moyens. Je ne fais pas l’apologie d’une architecture techniciste, hyper-sophistiquée. Mais nous ne voulons plus être ennuyés par les contingences. Plus on pourra éliminer, mieux on se portera car on se consacrera à autre chose, à l’expression d’autre chose. Cela va dans le sens irrésistible de l’évolution, même si certains seront toujours attachés à des choses disparues.
(Jean Nouvel, in: « le futur sera fait de modifications », entretien paru sous le titre « Il fututo sarà fatto di cambiamento, dans Domus, n° 800, Milan, janvier 1998, repris dans François Chaslin, « Jean Nouvel, critiques », infolio, Paris, 2008, pp. 91-92.)

Je défend surtout la thèse selon laquelle, dans la modernité d’aujourd’hui, la question primordiale est celle de l’essence, qui est posée dans le rapport lumière-matière. La plupart des paramètres vont aujourd’hui dans le sens de donner la primeur à cette essence plutôt qu’à la notion géométrique de l’espace. Beaucoup de paramètres vont dans le sens de la disparition, de la conscience de la géométrie de l’espace au bénéfice d’une conscience de la nature profonde de l’espace dans lequel on est. C’est ce que j’appelle essence de l’architecture, au sens du sentiment d’une autre matérialité. Je travaille sur l’effacement de ces notions géométriques et sur la perception en profondeur, par des jeux sur la profondeur de champ, par des sortes de brouillages effectivement accélérés grâce auxquels on ne sent pas très bien où commence et où finit l’espace dans lequel on se trouve.
(Jean Nouvel, in: « la critique française m’est essentiellement hostile », une conversation radiophonique, France Culture, Métropolitains, n°120, 6 mars 2002, repris dans François Chaslin, « Jean Nouvel, critiques », infolio, Paris, 2008, p. 138.)

L’espace, l’espace: les architectes parlent toujours à propos de l’espace! Mais créer un espace n’est pas automatiquement faire de l’architecture. Avec le même espace, vous pouvez faire un chef-d’oeuvre ou provoquer un désastre. (http://www.ilikearchitecture.net/2014/07/quote-124-jean-nouvel/)

Zaha Hadid

Comment peut-on créer une nouvelle sorte d’espace aujourd’hui ?
Comment peut-on, au moyen d’une certaine dynamique, placer des bâtiments d’une façon différente?
Le luxe dans l’espace, ce n’est pas le luxe en termes de matériaux, etc… c’est dans la qualité des espaces.
(Zaha Hadid, à propos de la caserne de pompiers, Vitra, Weim am Rhein, in: BBC Design Award, 1995)

Herman Hertzberger

L’idée de l’espace

L’espace est plus une idée qu’un concept bien circonscrit. Essayez de le mettre en mots et vous le perdez.

L’idée de l’espace renvoie à ce qui élargit ou enlève les limitations existantes et à tout ce qui ouvre des possibilités, et c’est donc l’opposé d’hermétique, d’oppressant, d’incommode, enferme et répartit en rangements et partitions, trié, établi, prédéterminé et immuable, cloisonné, rendu certain.

L’espace et la certitude sont étrangers l’un à l’autre. L’espace constitue une potentialité pour la nouveauté.

L’espace est ce qui se trouve en face et au-dessus de vous (et à un moindre degré ce qui est en dessous de vous), qui vous donne une liberté de vue et une vision de la liberté. Où il y a de la place pour l’insoupçonné et pour l’indéfini. L’espace est le lieu qui n’a pas encore été approprié et est plus que ce que vous pouvez remplir. (Herman HERTZBERGER, 010 Publishers, Rotterdam, 2010, p. 14. [trad. Marc Crunelle & Laura De Caro])

L’idée de l’architecture

[…] Lorsque nous parlons d’espace, dans le monde de l’architecture, la plupart du temps, nous voulons dire UN espace particulier. La présence ou l’absence d’un simple article détermine si on se réfère à l’espace infini, à un espace plus ou moins confiné, ou quelque chose entre les deux, ni sans fin, ni contraint.

Un espace est déterminé, ou fini, et cerné par sa périphérie et/ou par les objets s’y trouvant. Un espace existe pour quelque chose, il offre protection ou rend quelque chose accessible. Il est, jusqu’à un certain degré, spécifiquement conçu, peut être variable en regard de sa fonction, mais pas fortuit.

Un espace a quelque chose de la nature d’un objet, même si il peut être aussi l’exact opposé d’un objet. Nous pourrions de là percevoir un espace comme un objet mais dans le sens négatif: un objet négatif.

L’espace en architecture conjure avant tout des idées de dimensions excessives, comme celles des cathédrales par lesquelles on est activement impressionnés, comme c’était l’intention, et cependant l’espace est un concept relatif. Un vide dans une maison ou toute autre occasion de déroger au dictat de la prescription du 2,7 m de hauteur pour les maison aux Pays-Bas, donne un sens de l’espace comme le font un balcon plus spacieux, une terrasse, un palier, un escalier ou un porche. Dans chaque cas, cela nous implique plus que ce qu’on attendent, plus de ce à quoi nous sommes habitués: l’espace va au-delà.

Chacun a sa propre idée d’un espace idéal et nous pouvons tous nous rappeler une série d’espaces qui nous ont fait une impression particulière, et cependant qui peut décrire exactement ce qui a produit ce sens d’espace ?

[…] Quand bien même nous ne pouvons pas mettre en mots ce qui fait qu’un espace est raffiné ou beau, on peut dire que c’est toujours une sorte « d’intérieur » en profondeur et perspective, donnant un sens d’élargissement sans affecter défavorablement ce caractère d’intérieur. Vous pouvez l’appeler comme une sorte de balance entre retenue et expansion qui est capable de vous affecter émotionnellement. Ceci implique toute sorte de facteurs influençant l’effet de l’espace, comme la qualité de la lumière, l’acoustique, une odeur particulière, les gens, enfin et surtout votre propre humeur. (idem, pp. 15-16)

L’expérience de l’espace

Il est souvent dit: traversez-le en marchant, filmez-le, et l’image spatiale se déploiera, et malgré cela l’impression la plus profonde survient lorsque même de tels actes échouent à révéler ce qui a exactement donné ce sentiment d’espace.

L’essence de la spatialité ne permet pas d’être définie mais au meilleur des cas décrite. De là, ça peut soulever une litanie sans fin d’énoncés vaporeux, au mieux circonscrivant des mouvements pouvant nous aider à avoir une prise minime sur le sujet.

Qu’est ce qui nous fait penser que les choses sont spatiales ? La spatialité est un sentiment, une sensation que nous vivons, particulièrement quand ce qu’on voit est impossible à saisir d’emblée et donc non spécifié. Ou plutôt, sa stratification nous empêche de l’analyser de son entièreté. Il suscite des attentes.

Le sens de l’espace est soutenu par le manque d’une vision globale de l’espace dans lequel vous êtes. Même quand nous désignons un espace fermé de tous côtés, surveillable de toute part, il y a – ou du moins il semble – qu’il y a toujours quelque chose derrière le coin.

Peut-être que le sentiment de l’espace arrive quand l’image attendue et l’image dont vous faites expérience n’est pas une et la même, dans le même sens que le son devient spatial quand les sons directs et réfléchis n’arrivent plus à coïncider chez le récepteur. Cela relativise le point de vue du spectateur.

Il ne peut y avoir de doute que le designer a tout eu dans son esprit d’une façon ou d’une autre, sous forme de mesures, matériaux et qualité de la lumière. Pour lui, à un certain niveau, il n’y avait plus de secrets; l’architecte a du avoir à l’esprit l’image de l’espace qu’il était en train de créer, jusqu’à un certain point, car la question reste si le résultat réalisé s’accorde avec son idée initiale.

Les maquettes et autres représentations en 3D nous aident à s’en faire une image, mais malgré leur réalisme, ce ne peut être qu’une abstraction, privé comme il est de tous autres composants non visuels qui ensemble façonnent notre sens de l’espace.

A quel point en fait l’espace est-il tridimensionnel, et jusqu’où faire expérience de l’espace reste la modalité privilégiée de percevoir le monde réel, accessible physiquement, auquel l’architecture appartient? (idem, p. 17)

Antoine Predock

Quels types d’espaces créez-vous?

Les qualités physiques d’un espace sont essentielles. L’architecture est une chorégraphie, une procession profane, initiatrice; je suis très conscient de la séquence des espaces. Dans mon travail, c’est la lumière qui informe l’espace de façon implacable. Je pense en terme de chambres de lumière plutôt qu’en terme de pièces. Je vois les fenêtres comme des ouvertures de diaphragme contrôlées à la fois par la vue sur l’extérieur et par l’admission de la lumière. Dans le désert, où j’ai réalisé mes premiers ouvrages, c’est crucial. Il faut moduler, filtrer le soleil, l’empêcher de s’écraser sur l’espace. J’en ai tiré des leçons qui s’appliquent ailleurs. (Antoine Predock, in Cree, n° 233, p. 105.)

Ricardo Porro

En peinture, l’espace est créé par la relation entre eux des éléments présents dans la toile avec le cadre qui les limite et avec la personne qui les regarde. En sculpture, c’est la relation des volumes entre eux, vus comme une succession par le spectateur qui tourne autour d’elle, qui crée l’espace.
Mais l’architecture est espace, l’espace où l’on se meut, où l’on vit. D’un point de vue formel, l’espace architectural peut se construire de façons très diverses, en privilégiant l’un ou l’autre des éléments qui le définissent, mais ce choix est un reflet des intentions d’une autre nature.
Pour Bruno Zevi l’espace est l’interprète de l’architecture. Il a raison : c’est l’espace qui exprime le contenu poétique que l’architecture  peut et doit avoir.
L’espace architectural peut mettre en avant la relation entre les lignes. Dans une église gothique, les lignes verticales soulignent un espace qui monte, qui élève l’homme vers la divinité. Dans un bel exemple de l’Art Nouveau, la maison de Victor Horta, les lignes qui définissent l’espace se tordent, nous rappellent celles d’une plante, d’une fleur. C’est un espace jardin. Ce monde organique correspond au vitalisme de l’époque.
Josef Hoffmann, dans le palais Stoclet à Bruxelles, décompose le volume en plans, mis en valeur par les éléments qui les encadrent. Ce sont ces plans qui créent l’espace. Un exemple encore plus clair est celui du pavillon de Barcelone de Mies van der Rohe où des plans, toujours dans une relation orthogonale, créent une dynamique dans l’espace.
Dans la villa Savoye, le jeu des volumes détermine l’espace. D’ailleurs son auteur, Le Corbusier, définissait l’architecture comme « le jeu correct, savant et magnifique des volumes sous la lumière ».
Dans le baroque allemand et autrichien, nous trouvons un extraordinaire mélange d’éléments, de trompe-l’œil. Ils se fondent les uns dans les autres. Tout est atmosphère, tout contribue au mystère d’un monde de l’au-delà. (Ricardo Porro, « Espace et poésie », in Les espaces de l’homme, Odile Jacob, 2005, p. 369-370.)

Perte de repères

Si l’environnement ultra absorbant que constitue une chambre anéchoïque fait que les repères spatiaux habituels disparaissent (car nous n’avons plus de retour de sons), parcourir un espace enfumé provoque d’autres distorsions dans notre appréhension de l’espace. La désorientation y est totale. C’est une expérience que les spectateurs, parcourant une exposition d’Anne Véronica Janssens, pouvaient vivre et qui est très bien rendue dans cet article que Raymond Balau rédigea après l’avoir expérimenté.

« Le principe adopté par Ann Véronica Janssens en 1997 au MUHKA (Museum voor hedendaakse kunst à Anvers) est paradoxal: vider l’espace et l’emplir au moyen d’une technique fumigène.  Le dispositif paraît simple a priori, mais il implique un certain nombre de conséquences tant pratiques que conceptuelles. Ce qui est proposé, c’est l’espace tel quel et modifié. La localisation de cette intervention est très importante.

Deux grandes salles du premier étage , dans la partie récente, orientée vers le Steen et au-delà vers le port, ont été réservées à cette expérience.  L’entrée dans ce vaste ensemble est pratiquée par une simple porte dans une cloison qui prolonge un mur existant. Cet accès est en rupture d’échelle par rapport aux grandes baies par lesquelles communiquent les salles. La première des deux salles, sans prise de jour ni éclairage artificiel est caractérisée par une pénombre qui contraste avec une ouverture importante vers la seconde, beaucoup plus lumineuse. En effet, celle-ci reçoit la lumière naturelle par des ouvertures, verticales et horizontales, ainsi que  par l’entremise d’une large mezzanine donnant sur une salle à éclairage mixte. L’impression la plus forte tient à l’atmosphère, une sorte de brouillard épais où les choses, dans un premier temps, se devinent à peine. Les angles des parois sont estompés, de même que les différences de blancheurs des sols, murs et plafond. Cette saturation spatiale exerce pourtant une attraction indéfinissable. Mais très vite, l’effet produit s’efface au profit d’incroyables nuances de couleurs, du bleu violacé au jaune-rose. Le flottement que l’on éprouve parfois au MUKHA est moins amplifié que magnifié (mais le terme est emphatique). Difficilement traduisible de l’italien, ambiante convient peut-être pour indiquer la nature de ce que produit ce poudroiement lumineux. Comme l’abaissement du niveau de lumière aiguise le regard, l’enveloppe affine l’ouïe. La douceur des passages chromatique est perturbée par des bruits de rue étonnamment proches. En fait, deux haut-parleurs restituent en direct les sons extérieurs, raccordés chacun à  un micro placé au dos du mur correspondant, la façade vers l’Escaut pour l’un, vers la Leuvenstraat pour l’autre. L’émission du brouillard a  impliqué une  modification substantielle  des conditions locales.  L’éclairage  artificiel  a  été occulté,  la mezzanine  fermée par un film translucide, le chauffage arrêté, la détection incendie modifiée. L’isolement qui en découle est donc contrecarré par cette connexion acoustique. Ces dispositions induisent une irrésistible envie de se déplacer dans l’espace, de chercher tout ce qui devrait y être reconnaissable et d’y découvrir un champ visuel inédit. Les perceptions sont sollicitées de manière kinesthésique, non par la force des choses, mais par l’objet même d’une intervention qui fait du lieu en tant qu’il est pratiqué l’essence même du travail. L’espace est à la fois vide et plein, libre et complètement pris en compte. Il y a quelque chose d’impalpable mais qui est pourtant très physique, très sensuel.

A peu de chose près, rien d’autre à voir que la lumière du lieu même, dans sa relation à l’extérieur, rien d’autre à entendre que le son du lieu même, dans sa relation à l’extérieur. Mais ce “peu de chose près”, emplit tout et habite la blancheur du musée, en accentuant son immatérialité relative. Les phénomènes les plus simples, ceux auxquels on ne pense peut-être plus en visitant une exposition, sont non seulement réactivés mais rendus à leur signification. Cette brume, en effaçant les angles, donne texture à la distance de vision et rappelle que la lumière n’est pas distribuée de façon homogène. Voir, dans un musée, c’est se déplacer, c’est être en mouvement avec d’autres visiteurs. Le musée atténue en général les circonstances extérieures. Ici, c’est précisément l’atténuation, mise en évidence,  qui permet de convoquer ces circonstances.  Des nuages passent, un camion démarre, un groupe entre, des enfants crient et l’intervention intègre ces données d’instant. Elle vit, tout simplement, avec tout ce qui s’y passe et tout ce qui peut s’y percevoir. Le degré est celui d’une infra-architecture qui exacerbe la présence du lieu d’abord à lui-même, ensuite à l’exposition de nos cinq sens (donner du sens, c’est aussi impliquer toutes les facultés du corps). Ann Véronica Janssens rappelle ainsi que tout espace est défini par sa clôture, mais aussi par une variation de densités  qui, par l’entremise de la lumière et du son,  connecte l’espace “clos” à ses parages. Cette question de densités prend tout  son  intérêt dans la mesure où le  spectateur  est  acteur, dans la mesure où la perception devient diffuse à l’espace, comme l’expansion diaphane dans laquelle le corps entier se trouve nimbé. Les rapports au temps qui découlent de cette proposition au fait qu’il s’agit d’une situation provisoire. Au-delà de la dialectique de l’ouverture et de l’isolement, c’est le passage du spectateur qui est décisif. Mis à part les diffuseurs, son et fumigène, aucun objet, aucun signe isolé n’est lisible. Ce sont les comportement qui importent, mis en cause dans leurs a priori, pour que soient sollicités d’autres a priori, ceux des présupposés visuels et réflexifs.« 

 Raymond BALAU
Extraits de “Ann Veronica Janssens, Paradoxal, Sensuel / Provisoire, MUKHA 31 01 – 30 03 97”,  texte paru dans la revue   A+ n°145, Bruxelles, avril-mai 1997, pp. 76-79.

White cube

« Espace sans ombre, blanc, propre, artificiel, dédié à la technologie de l’esthétique« , tel a été durant des décennies l’archétype d’un espace destiné à la présentation des oeuvres d’art. Ainsi était le modèle prôné par le critique et artiste  Brian O’Doherty dans une série d’articles parus dans la revue Artforum en 1976.
L’art contemporain devait selon lui (auteur de la formule « White cube ») se trouver une nouvelle forme d’espace pour qu’il soit apprécié pleinement. Les murs « tapissés de tableaux« , les parois colorées, les lambris moulurés, l’architecture trop présente devaient laisser place à un espace épuré où rien ne devait perturber la rencontre entre le spectateur et l’oeuvre.
Mais plus que cela, le White cube devait être conçu comme un espace libre de tout contexte, où le temps et l’espace social devait être exclus de cette expérience en rapport avec le travail artistique. Ce n’est que par cette neutralité apparente située en dehors de la vie courante et politique que les oeuvres dans le cube blanc apparaîtront dans leur pleine autonomie.
Toujours selon O’Doherty, « la galerie est construite selon des lois aussi rigoureuses que celles qui présidaient à l’édification des églises au Moyen Age. Le monde extérieur ne doit pas y pénétrer, aussi les fenêtres sont-elles généralement condamnées. Les murs sont peints en blanc. Le plafond se fait source de lumière (…) l’art est libre de vivre sa vie. Peut-être un bureau discret pour seul élément de mobilier. Dans ce contexte, un cendrier à pied devient un objet sacré, tout comme un manche d’incendie dans un musée d’art moderne n’évoque pas tant un manche d’incendie qu’une énigme esthétique.  »  (http://www.museumofmuseum.com/)

« Pour lui, le white cube n’est pas un espace neutre, mais une construction historique. Un lieu qui efface le contexte extérieur, dont le contexte devient le contenu, dont le contenu — l’art — est sacralisé. En son sein, le white cube parvient à extraire l’historicité, il abstrait le visiteur de toutes manifestations extérieures et pose l’art comme objet sacré. Ainsi, l’objet devient « Art » parce qu’il est admis dans sa structure. Le white cube crée une claire dichotomie entre ce qu’il accepte d’intégrer en son sein — et d’adouber en tant qu’art — et ce qui reste à sa porte. Selon Brian O’Doherty, la galerie d’art est ainsi devenue un véritable « protagoniste » du monde de l’art. »
(http://www.artistikrezo.com/2014042416117/actualites/art/quel-avenir-pour-le-white-cube.html)

Ce modèle, repris dans les musées et les galeries d’art du monde entier sera LE modèle par excellence d’un espace destiné à présenter l’art durant des décennies et continue à être mis en oeuvre dans de nombreux lieux comme étant la meilleure solution pour mettre en valeur les oeuvres. « Sa pertinence provient de son essence même, issue du long processus d’autodéfinition de l’art moderne. La galerie d’art comme cube blanc est un espace indétrônable afin de présenter l’art. » (ibidem)

« La dictature du White cube« , comme le titrait un magasine fin des années 80 prendra fin pour laisser choix à des espaces plus  « présents »: anciennes usines aux murs patinés, aux sols vieillis, aux dispositions variées, aux éclairages différents, pour y disposer les oeuvres dans un contexte non neutre. Les espaces aseptisés, hors du temps ne rencontraient plus l’assentiment des artistes comme des curateurs.
Il faut préciser qu’une autre scénographie spatiale pour les musées s’est trouvée également choisie: celle de plonger les espaces dans le noir et d’éclairer chaque oeuvre individuellement. Les oeuvres exposées se détachent d’autant plus dans la pénombre, le parfait dosage de l’éclairage et de son contrôle, trouve de nombreux  partisans pour cette solution.

Les black boxes, ne sont pas l’opposé du white cube mais bien résultant d’une même attitude prônée mais cette fois pour l’aménagement des salles de spectacle et de cinémas. Murs, sols, plafonds, sièges, devaient être le moins présents possible (le plus souvent noir) pour ne pas « influencer » le spectacle cinématographique ou théâtral. Parallèlement à l’attitude choisie pour les espaces muséaux, les anciennes salles qui possédaient une décoration très présente, dans des thèmes et des styles aussi différents que babyloniens, égyptiens, néo renaissance espagnole, néo-classique, etc… ont fait place à la nudité noire. L’apparat tant aimé ne plaisait plus, la salle n’existait plus, seul existait l’écran ou la scène éclairée et meublée.

Michael Graves

Votre architecture a toujours dramatisé l’expérience quotidienne; le fait d’entrer dans vos bâtiments constitue, dans chacun, un drame d’ordre cérémonial. Bien que ce soit immédiatement attrayant, je me suis souvent demandée s’il y avait une intention théorique particulière derrière ce drame. Est-ce que ça tient à la porte surélevée ou à la connexion visuelle entre le ciel et le bâtiment par exemple?

Eh bien, ce peut être tout ce que vous dites. Mais cela est entré dans mon travail, je crois, sous la forme d’un refus de l’idée simplificatrice ou dépouillée du seuil « moderne ». L’architecture moderne considère l’espace comme primordial. Et moi, je marque la différence entre les deux, car, si l’on regarde des dessins ou des bâtiments de Mies van der Rohe ou de Theo van Doesburg ou du De Stijl, on s’aperçoit de l’influence qu’ils ont eue sur la façon actuelle de regarder le monde comme un espace homogène indifférencié. Bien sûr, l’espace est continu. Mais notre culture a besoin de séparation entre un point et un autre, l’extérieur contre l’intérieur. Aujourd’hui, d’une certaine manière, nous sommes techniquement capable de gommer ces différences. Mais si nous le faisons, nous gommons également la différence entre le privé et le public, le sacré et le profane. Nous détruisons des domaines clos qui ont permis de donner à notre société son identité. Nous pourrions dire que dans le passage à travers un bâtiment, lorsque nous passons d’un endroit à un autre, il existe une série de seuils, de portes si vous voulez ou même d’encadrements esthétiques qui nous permettent de désigner, de comprendre et d’identifier ces endroits particuliers.

[…] Nous devons trouver des moyens de contourner le problème d’un espace uniforme, unique et homogène; et donc, dans mon propre travail, j’amplifie le passage, la porte, les fenêtres, les éléments simples, qui composent le langage architectural – plancher, plafond, etc…
(Michael Graves, in: B. Diamonstein, « Architecture américaine d’aujourd’hui », Mardaga, Liège – Bruxelles, 1983, pp. 68-69 [trad. K. et L. Merveille])

Christian Norberg-Schulz

Le concept de l’espace dans la théorie de l’architecture.
Beaucoup d’attention a été donnée au problème de l’espace en architecture. Nous n’avons pas besoin ici de discuter des implications spatiales des premières théories; nous devons plutôt nous concentrer sur l’emploi actuel de ce terme. Récemment, et de manière terre à terre, « l’espace » est devenu un terme accrocheur, qui chez beaucoup de critiques semble expliquer sans plus amples qualifications, ce qu’est l’architecture. Ainsi Bruno Zevi, définit l’architecture comme « art de l’espace », mais ne définit pas réellement la nature de l’espace dont il parle. Evidemment son concept de l’espace est naïvement réaliste, comme ce l’est pour la plupart des écrivains traitant du sujet, pour lesquels l’espace est un « matériau » s’étendant uniformément et qui peut être « modelé » de diverses façons. Néanmoins, d’importantes investigations ont été faite sur cette base, je me réfère aux travaux de Paul Frankl (Die Entwicklungsphasen der neueren en Baukunst, 1914), A. E. Brinckmann (Baukunst, 1956) et Paul Zucker (Town and square, 1959). Après tout, la question de comment articuler l’espace euclidien est un aspect du problème plus vaste de l’espace architectural.

Sigfried Giedion est probablement l’écrivain qui a le plus contribué à l’actualisation du concept de l’espace. Dans son livre « Espace, temps et architecture », il plaça le problème de l’espace au centre du développement de l’architecture moderne, et dans ses travaux ultérieurs, il présenta l’histoire de l’architecture comme une suite de « compositions spatiales ». En général, il distingue trois conceptions de base. « La première conception de l’espace architectural concernait le pouvoir émanant des volumes et de leur interaction. C’est ce qui relie les développements égyptiens et grecs. Les deux produisent l’extériorité par le volume. Le dôme du Panthéon d’Adrien au début du 2ème siècle se signale par une cassure complète produisant une 2ème conception de l’espace. A partir de là, le concept de l’espace architectural devint impossible à distinguer du concept d’un espace intérieur creux. » La troisième conception de l’espace, laquelle reste dans son développement, est principalement concernée par le problème de l’interaction entre l’espace intérieur et extérieur. Giedion laisse derrière ainsi l’idée d’une combinaison mécaniciste d’unités dans un espace euclidien et tente de décrire les différences qualitatives lesquelles sont reliées au développement de l’image que l’homme a du monde. Aussi il dit: « Le processus par lequel une image spatiale peut être transposée dans la sphère émotionnelle s’exprime dans le concept spatial. Ceci produit de l’information sur la relation entre l’homme et son environnement. C’est l’expression spirituelle de la réalité à la quelle il est confronté. Le monde qui se présente à lui est transformé par ceci. Ca le force à projeter graphiquement sa propre position s’il veut s’y relationner. »

Ici Giedion approche le concept d’espace existentiel, mais n’en fait pas une idée philosophique précise. Son approche reste trop naïvement réaliste, même s’il fait référence aux processus de la perception visuelle.

La plupart des études sur l’espace architectural souffrent d’un manque de définition conceptuelle. En général, elles peuvent être divisées en deux classes: celles basées sur l’espace euclidien et l’étude de sa « grammaire » et celles qui tente de développer une théorie de l’espace basée sur la psychologie de la perception.

[Pour la suite de ses développements, je renvoie le lecteur directement à son ouvrage] « Existence, Space & Architecture », Studio Vista London, 1971, duquel j’ai tiré et traduit ces lignes page 12.

Néanmoins, quelques citations données méritent d’être reprises ici (pages 14 et suiv.):
Pour ceux qui soutiennent que l’espace architectural est principalement du vécu perceptif, il cite Joedicke: « Nous pouvons parler d’espace architectural comme d’un espace expérimentable » (experiential space), et « l’espace architectural est lié à l’homme et à sa perception » , « L’espace est la somme d’une succession de perceptions de places« . (J. Joedicke, « Vorbemerkungen zu einer Theorie des architektonischen Raumes, zugleich Versuch einer Standortbestimmung der Architektur », Bauwen + Whonen, September 1968.)
Tout comme M. Leonard qui écrit: « C‘est l’homme qui crée et expérimente la sensation d’espace » et « le produit final dans le processus perceptif est une simple sensation, un « feeling » à propos de cet espace particulier ». (M. Leonard, « Humanizing Space », Progressive Architecture, April 1969.)

Pour Norberg-Schulz, il est clair que la recherche future de l’espace architectural dépend d’une meilleure compréhension de l’espace existentiel. (p. 15). Il le définit comme un système relativement stable d’un schéma perceptuel ou « image » de l’environnement. (p. 17)

Finalement, il donne son point de vue:
la plupart des études sur l’espace architectural ont jusqu’à présent été entravées par l’imprécision de définitions conceptuelles et par l’omission d’un élément clé, « l’espace existentiel ». Dans « Intentions in Architecture » (MIT Press, Cambridge, Mass., 1965), je maintiens que le concept de l’espace est d’une importance limitée dans la théorie architecturale et conclus « qu’il n’y a aucune raison de laisser le mot « espace » désigner autre chose que la tridimentionnalité de n’importe quel bâtiment. » (p. 16)

Henri Gaudin

Mon souci est de ne pas penser l’architecture en terme d’objet, mais comme une agglomération. A Evry, j’ai voulu confronter un grand vaisseau et une flottille de rochers à ses pieds. L’architecture moderne s’est fourvoyée car elle a cru penser les édifices comme des objets, livrés à leur solitude, a un espace qui n’est plus qu’un vide. Faire un objet, c’est désigner un néant, une table rase, un manque. L’espace ne peut se penser que comme un flot qui n’est pas étranger à ses rives, comme une anfractuosité. Je serais tenté de le penser à travers le vocabulaire du négatif, renverser toujours totalement le vocabulaire de l’objet pour tenter de lui faire appréhender le creux, l’essartement, la clairière, l’espacement de la matière. (« entretien avec Henri Gaudin », in: Technique & Architecture n° 366, 1986, p. 64.)

J’habite l’espace, mais l’espace m’habite… comme ma voix emplit l’espace, s’insinue dans les alvéoles, bute sur ses frontières, rebondit sur ses parois, revient vers moi, part à son tour, envahit mes oreilles et virevolte dans ses colimaçons. Un lieu est hospitalier comme prolongement de mon corps, comme organe dont la topologie est aussi mienne. L’espace me remplit et je le remplis, il prolonge mes organes et lui-même n’a pas d’arrêt. (Henri Gaudin, in: « L’hospitalité a une forme », « Habiter, habité – l’alchimie de nos maisons », Autrement, série mutations n°116, septembre 199, p. 90)

L’espace est à l’architecture ce que le silence est à la musique.
(Henri Gaudin, in: http://www.cyberarchi.com/article/henri-gaudin-lespace-est-a-larchitecture-ce-que-le-silence-est-a-la-musique-26-02-2015-15473)

Bruno Zevi

Qui veut s’initier à l’étude de l’architecture doit comprendre d’abord qu’un plan peut être beau sur le papier, que des façades peuvent sembler étudiées par l’équilibre des pleins et des vides, des creux et des saillies, que le volume externe même peut être très bien proportionné, et que, malgré tout, le résultat peut constituer une architecture exécrable. L’espace interne, cet espace qui ne peut être complètement représenté d’aucune manière, qui ne peut appris ni « vécu », sinon par l’expérience directe, est l’élément fondamental du fait architectonique. (Bruno Zevi, « Apprendre à voir l’architecture », Cahiers Forces Vives, Ed. de Minuit, Paris, 1959, p. 19. [trad. Lucien Trichaud].

 

Georges-Henri Pingusson

Sans rentrer dans des considérations philosophiques trop longues, on peut néanmoins souligner que l’espace, ce vide fondamental, est la substance même du monde, depuis le vide sidéral, jusqu’au vide de la matière et de l’atome, ce vide infini où des électrons chargés d’énergie gravitent autour d’un noyau: tout nous montre que l’espace est le substratum de toute chose, et qu’il est le véhicule d’énergie. Cette idée est riche de prolongements dans les sciences et dans tous les arts, à plus forte raison dans le domaine de l’architecture qui est à la jonction des unes et des autres.

Dans le domaine de la construction, Robert Le Ricolais auquel on doit l’invention des structures pluridirectionnelles et pluridimentionnelles, dit avec humour que l’art de construire consiste à prendre du vide et à mettre des forces autour… On pourrait appliquer cette définition à la conception de toute architecture qui est maniement ou plutôt gestion de l’espace. Si j’ai choisi le mot de gestion, c’est parce qu’il traduit bien l’action dévolue à l’architecte de disposer d’un bien qui est sacré puisqu’il appartient à tous et qui lui est confié pour le bien de tous. Il est gestionnaire et non maître; il entre dans le rouage social comme délégué, il n’en sera pas moins responsable dans la mesure de sa liberté et d’autant plus qu’il est fait confiance à son intelligence et à son imagination.

L’espace est porteur de forces latentes, celles du milieu dans lequel on vit, pense et agit, et avec lequel se crée une osmose, un échange permanent. L’espace est le milieu nourricier de nos forces vitales, il est aussi modifié par notre présence et nos actions; il nous conditionne et nous le conditionnons. Il est donc le partenaire qui vit en nous et en qui nous vivons.

La connaissance et la gestion de l’espace recouvrent la notion d’architecture dans sa totalité et il n’est pas de création architecturale en dehors d’elles. Au surplus, tous les problèmes qui se posent actuellement aux architectes – aménagement du territoire, environnement, circulation, développement des villes, pollution, rapports entre le travail et l’habitation, etc – y sont liés pour répondre à des exigences pratiques, mais surtout parce qu’ils participent du devenir de la condition humaine et d’un élargissement de la conscience d’être.

Une initiation à la gestion spatiale débutera donc par les premières pour se développer plus largement dans le second aspect, celui de la communication, du langage et de leur forme la plus haute, la poésie architecturale. Il n’est pas excessif d’admettre que le mot et l’expression verbale, dévalorisés par l’accroissement considérable de la matière imprimée et la publicité, politique ou commerciale bavarde, seront relayés par une forme d’expression plus désintéressée, celle de l’espace construit, cet espace qui agit sur tous et sur chacun, partout et à tout moment. Et cette forme d’expression appartient à la mission de l’architecte car ce qui fait la spécificité de l’architecte, c’est la possibilité qu’il a d’animer une construction et de lui conférer un langage, un pouvoir de communication.
(Georges-Henri Pingusson, « Essai de définition de l’espace », in « L’espace et l’architecture », Ed. du Linteau, Paris, 2010, pp. 23-23.)