Vision périphérique

La perception globale et instantanée d’atmosphères requiert un mode spécifique de perception : une perception périphérique, inconsciente et non focalisée. Cette perception fragmentée du monde correspond en fait à notre réalité normale, même si nous pensons tout percevoir avec précision. Ce  sont un balayage actif de l’espace par les sens et un mouvement constants, mais aussi la fusion et l’interprétation créatives, par la mémoire, de ces percepts intrinsèquement dissociés, qui assurent l’intégrité de notre image du monde faite de tels fragments perceptifs. L’évolution historique des techniques permettant de représenter l’espace et les formes est étroitement liée au développement de l’architecture elle-même. La compréhension de l’espace par la perspective a donné lieu à une architecture dominée par la vision, alors que l’effort pour affranchir l’œil de son assujettissement à la perspective rend possible de concevoir un espace multi-perspectif, simultané et atmosphérique. L’espace perspectif nous relègue dans la position d’observateurs extérieurs, tandis que l’espace multi-perspectif et atmosphérique ainsi que la vision périphérique nous enserrent et nous enveloppent dans leur étreinte. Telle est l’essence perceptive et psychologique de l’espace dans l’impressionnisme, le cubisme et l’expressionnisme abstrait ; nous sommes attirés dans l’espace et mis en situation d’en faire l’expérience comme d’une sensation pleinement incarnée et d’une atmosphère « épaisse ». La réalité particulière d’un paysage de Cézanne, d’une peinture de Jackson Pollock, tout comme celle d’une architecture ou de paysages urbains accueillants, découle de la façon dont ces situations expérientielles engagent nos mécanismes perceptifs et psychologiques. Comme le soutient Merleau-Ponty, nous en venons à voir non pas l’œuvre d’art elle-même, mais le monde à travers l’œuvre.

Tandis que l’objectif frénétique de l’appareil photographique capture une situation passagère, une lumière éphémère ou un fragment isolé, cadré et centré, la véritable expérience de la réalité architecturale dépend foncièrement d’une vision périphérique et anticipée ; la simple expérience de l’intériorité suppose la perception périphérique. Le champ perceptif que nous sentons au-delà de la sphère de la vision centrée est tout aussi important que l’image focalisée pouvant être figée par l’appareil photographique. En fait, il existe des indices permettant d’établir que la perception périphérique et inconsciente importe plus pour notre système perceptif et mental qu’une perception ciblée.

Cette thèse suggère qu’une des raisons pour lesquelles, souvent, les espaces contemporains – comparés aux cadres historiques et naturels qui suscitent un puissant investissement émotionnel – nous aliènent, a à voir avec la pauvreté de notre vision périphérique et la faible qualité de l’atmosphère qui en résulte. La vision centrée fait de nous de simples observateurs extérieurs, tandis que la perception périphérique transforme les images rétiniennes en une participation spatiale et corporelle, et suscite une impression d’atmosphère accueillante et d’implication personnelle. La perception périphérique est le mode de perception par lequel nous saisissons des atmosphères. L’importance de l’ouïe, de l’odorat et du toucher dans la perception atmosphérique (de la température, de l’humidité, de la circulation de l’air) résulte de leur essence d’organes de sensations non-directionnelles et globales. Le rôle de la perception périphérique et inconsciente explique le fait qu’une image photographique soit en règle générale un témoin peu fiable de la vraie qualité d’une architecture ; ce qui se trouve en dehors du champ constitué par l’œil qui le cadre et même derrière l’observateur a autant d’importance que ce qui est vu consciemment. D’ailleurs, s’ils se préoccupaient moins des qualités photogéniques de leurs œuvres, les architectes n’en seraient que meilleurs.
(Juhani Pallasmaa, « Percevoir et ressentir les atmosphères. L’expérience des espaces et des lieux », Conférence donnée à l’Utzon Room de l’Opéra de Sydney le 23 février 2016 dans le cadre d’une série de conférences en Australie (The Six Australia Lectures). (Traduit de l’anglais par Laure Cahen-Maurel, Université Saint-Louis Bruxelles)
in : PHANTASIA, VOL.5 (2017), P. 120-122
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