Perte de repères

Si l’environnement ultra absorbant que constitue une chambre anéchoïque fait que les repères spatiaux habituels disparaissent (car nous n’avons plus de retour de sons), parcourir un espace enfumé provoque d’autres distorsions dans notre appréhension de l’espace. La désorientation y est totale. C’est une expérience que les spectateurs, parcourant une exposition d’Anne Véronica Janssens, pouvaient vivre et qui est très bien rendue dans cet article que Raymond Balau rédigea après l’avoir expérimenté.

« Le principe adopté par Ann Véronica Janssens en 1997 au MUHKA (Museum voor hedendaakse kunst à Anvers) est paradoxal: vider l’espace et l’emplir au moyen d’une technique fumigène.  Le dispositif paraît simple a priori, mais il implique un certain nombre de conséquences tant pratiques que conceptuelles. Ce qui est proposé, c’est l’espace tel quel et modifié. La localisation de cette intervention est très importante.

Deux grandes salles du premier étage , dans la partie récente, orientée vers le Steen et au-delà vers le port, ont été réservées à cette expérience.  L’entrée dans ce vaste ensemble est pratiquée par une simple porte dans une cloison qui prolonge un mur existant. Cet accès est en rupture d’échelle par rapport aux grandes baies par lesquelles communiquent les salles. La première des deux salles, sans prise de jour ni éclairage artificiel est caractérisée par une pénombre qui contraste avec une ouverture importante vers la seconde, beaucoup plus lumineuse. En effet, celle-ci reçoit la lumière naturelle par des ouvertures, verticales et horizontales, ainsi que  par l’entremise d’une large mezzanine donnant sur une salle à éclairage mixte. L’impression la plus forte tient à l’atmosphère, une sorte de brouillard épais où les choses, dans un premier temps, se devinent à peine. Les angles des parois sont estompés, de même que les différences de blancheurs des sols, murs et plafond. Cette saturation spatiale exerce pourtant une attraction indéfinissable. Mais très vite, l’effet produit s’efface au profit d’incroyables nuances de couleurs, du bleu violacé au jaune-rose. Le flottement que l’on éprouve parfois au MUKHA est moins amplifié que magnifié (mais le terme est emphatique). Difficilement traduisible de l’italien, ambiante convient peut-être pour indiquer la nature de ce que produit ce poudroiement lumineux. Comme l’abaissement du niveau de lumière aiguise le regard, l’enveloppe affine l’ouïe. La douceur des passages chromatique est perturbée par des bruits de rue étonnamment proches. En fait, deux haut-parleurs restituent en direct les sons extérieurs, raccordés chacun à  un micro placé au dos du mur correspondant, la façade vers l’Escaut pour l’un, vers la Leuvenstraat pour l’autre. L’émission du brouillard a  impliqué une  modification substantielle  des conditions locales.  L’éclairage  artificiel  a  été occulté,  la mezzanine  fermée par un film translucide, le chauffage arrêté, la détection incendie modifiée. L’isolement qui en découle est donc contrecarré par cette connexion acoustique. Ces dispositions induisent une irrésistible envie de se déplacer dans l’espace, de chercher tout ce qui devrait y être reconnaissable et d’y découvrir un champ visuel inédit. Les perceptions sont sollicitées de manière kinesthésique, non par la force des choses, mais par l’objet même d’une intervention qui fait du lieu en tant qu’il est pratiqué l’essence même du travail. L’espace est à la fois vide et plein, libre et complètement pris en compte. Il y a quelque chose d’impalpable mais qui est pourtant très physique, très sensuel.

A peu de chose près, rien d’autre à voir que la lumière du lieu même, dans sa relation à l’extérieur, rien d’autre à entendre que le son du lieu même, dans sa relation à l’extérieur. Mais ce “peu de chose près”, emplit tout et habite la blancheur du musée, en accentuant son immatérialité relative. Les phénomènes les plus simples, ceux auxquels on ne pense peut-être plus en visitant une exposition, sont non seulement réactivés mais rendus à leur signification. Cette brume, en effaçant les angles, donne texture à la distance de vision et rappelle que la lumière n’est pas distribuée de façon homogène. Voir, dans un musée, c’est se déplacer, c’est être en mouvement avec d’autres visiteurs. Le musée atténue en général les circonstances extérieures. Ici, c’est précisément l’atténuation, mise en évidence,  qui permet de convoquer ces circonstances.  Des nuages passent, un camion démarre, un groupe entre, des enfants crient et l’intervention intègre ces données d’instant. Elle vit, tout simplement, avec tout ce qui s’y passe et tout ce qui peut s’y percevoir. Le degré est celui d’une infra-architecture qui exacerbe la présence du lieu d’abord à lui-même, ensuite à l’exposition de nos cinq sens (donner du sens, c’est aussi impliquer toutes les facultés du corps). Ann Véronica Janssens rappelle ainsi que tout espace est défini par sa clôture, mais aussi par une variation de densités  qui, par l’entremise de la lumière et du son,  connecte l’espace “clos” à ses parages. Cette question de densités prend tout  son  intérêt dans la mesure où le  spectateur  est  acteur, dans la mesure où la perception devient diffuse à l’espace, comme l’expansion diaphane dans laquelle le corps entier se trouve nimbé. Les rapports au temps qui découlent de cette proposition au fait qu’il s’agit d’une situation provisoire. Au-delà de la dialectique de l’ouverture et de l’isolement, c’est le passage du spectateur qui est décisif. Mis à part les diffuseurs, son et fumigène, aucun objet, aucun signe isolé n’est lisible. Ce sont les comportement qui importent, mis en cause dans leurs a priori, pour que soient sollicités d’autres a priori, ceux des présupposés visuels et réflexifs.« 

 Raymond BALAU
Extraits de “Ann Veronica Janssens, Paradoxal, Sensuel / Provisoire, MUKHA 31 01 – 30 03 97”,  texte paru dans la revue   A+ n°145, Bruxelles, avril-mai 1997, pp. 76-79.