Troubles et malaises

PROBLEMES PSYCHOLOGIQUES POSES PAR LES IMMEUBLES DE GRANDES DIMENSIONS

Le développement démographique et la concentration urbaine obligent à rechercher de nouvelles formules d’aménagement de l’espace, et l’on est obligatoirement conduit à préconiser des immeubles de grande dimension utilisant, autant que le permet la technique, la verticalité. D’où la naissance, aux Etats-Unis d’abord, puis la généralisation dans toutes les grandes métropoles des gratte-ciel, des tours.

Ainsi l’homme est-il amené à vivre dans un environnement inhabituel dont les effets sur sa santé et son équilibre nerveux sont encore mal connus. Bien souvent les troubles constatés ne peuvent s’expliquer que par des causes physiquement décelables et l’on doit se résoudre à admettre l’intervention de facteurs psychologiques.

Les troubles dont il s’agit vont de simples malaises à de véritables atteintes morbides en passant par des troubles du comportement tels que refus de travail ou agressivité dirigée contre les objets ou les personnes.

L’occasion m’a été donnée au cours de ces trois dernières années d’effectuer des enquêtes dans plusieurs grandes administrations, à la demande soit de leurs dirigeants, soit de responsables syndicaux du personnel, afin de déceler les causes d’ordre psychologiques et d’éventuellement suggérer des remèdes pour certaines manifestations survenues dans le personnel. Les symptômes consistaient en une impression de malaise indéfinissable se traduisant par une envie de fuir ou par des pulsions agressives. On constatait en fait un fréquent besoin de quitter le travail sous un prétexte quelconque et de se précipiter vers la sortie aussitôt venu le moment du départ. On constatait aussi des maculations et des lacérations des revêtements, des bureaux et surtout des ascenseurs.

Dans les trois cas que nous avons étudiés de façon suffisamment approfondie, il s’agissait de bâtiments neufs en forme de tour, luxueusement aménagés et offrant aux employés un confort matériel d’exceptionnelle qualité.

Dans deux cas, ces malaises entraînaient un refus de travail dans certains locaux et dans un de ces cas, ce refus durait depuis quelques années.

Les plaintes portaient presque toujours sur la température (on accuse le conditionnement d’air), sur les matériaux (plastiques que l’on croit inflammables), sur la sécurité en général (dégagements insuffisants). En fait, de nombreuses vérifications montrent que ces facteurs ont été soigneusement contrôlés et ne sont pas en cause.

Il s’agit donc de raisons plus profondes et nous avons pu dans quelques cas les mettre en évidence grâce à des méthodes d’interview individuelles et collectives. Nous ne pouvons ici qu’en rapporter les résultats globaux.

Ces interviews individuelles et collectives, ainsi que les tests utilisés (TST) permettaient de mettre en évidence une angoisse diffuse ayant tendance, comme il est habituel, à se muer soit en agressivité, soit en phobies et à se localiser sur des personnes, des situations ou des objets concrets. Dans deux cas, le chef de service était la cible habituelle. Dans tous les cas, les phobies portaient sur l’air, l’eau, l’espace (trop vaste ou trop étroit), le bruit, l’agitation.

C’est la raison pour laquelle dans un cas au moins, de nombreuses études et des aménagements divers ont porté sur le conditionnement d’air, l’éclairage et la température, la dimension des pièces et des dégagements. Le tout sans aucun succès.

On sait que toute angoisse diffuse a ainsi tendance à se métamorphoser en agressivité ou en phobie portant sur les éléments qui, dans la toute première enfance, ont été cause d’angoisse.

L’angoisse du souffle est au premier rang : elle correspond à la période de carence respiratoire qui précède le premier cri. L’angoisse de l’espace (claustrophobie-agoraphobie) correspond au brusque passage de la compression à la perte de contact corporel au moment de l’expulsion. L’angoisse de l’aliment est liée aux premières sensations de faim dans la période séparant la ligature du cordon des prises de liquide. Enfin, on sait que les réflexes archaïques de défense (tel le réflexe de Moro) sont provoqués chez le nouveau-né essentiellement par le bruit et par les brusques déplacements du corps.

On retrouve là toute la gamme des phobies collectives qui secouent l’opinion : la grande peur de l’an 2000, c’est l’air irrespirable, l’eau polluée, l’aliment frelaté, l’espace mesuré, le bruit et l’agitation qui usent les nerfs. Certes, ces craintes ne sont pas sans fondement. Mais il faut savoir qu’il ne suffirait pas d’établir leur inanité pour les faire disparaître.

En fait, elles recouvrent une angoisse refoulée dont il s’agit de déceler les causes profondes.

Un premier facteur anxiogène paraît être le changement. L’adaptation à un cadre nouveau, même s’il est plus confortable que l’ancien, est toujours difficile. Cependant, la plupart du temps, ce facteur s’estompe et disparaît dans un délai de 6 mois à un an lorsque d’autres facteurs n’entretiennent pas une atmosphère générale d’insécurité. Auquel cas, au lieu d’une accoutumance, on observe une sensibilisation progressive. Après un ou deux ans, l’intolérance devient absolue et tout se passe comme si les facteurs anxiogènes avaient augmenté alors que tout est resté stable, sauf la tolérance du sujet.

Cette atmosphère générale d’insécurité est liée en premier lieu à la désorientation spatiale et temporelle. Les facteurs de désorientation peuvent être multiples. La symétrie et la monotonie de la segmentation de l’espace ne permettent pas de distinguer un local d’un autre local. La forme des pièces, parfois dissymétriques en raison de la structure générale du bâtiment, peut entraîner des distorsions de l’image du corps d’autrui et de soi.

Le psychologue Ames et ses collaborateurs ont montré qu’un être humain placé dans une pièce parallélépipédique déformée était perçu comme déformé tandis que la pièce conservait son aspect rectangulaire. On sait d’autre part que l’image que nous nous faisons de notre propre corps s’est construite et se maintient par référence à l’image que nous avons du corps des autres. Si cette image est déformée et si elle se transforme sous l’effet de l’environnement, notre propre corps est vécu comme inconsistant ce qui provoque un sentiment angoissant de dépersonnalisation.

La longueur des couloirs ne permet pas de ressentir la proximité des issues. Cette difficulté à se représenter le chemin de la sortie est un facteur puissant de claustrophobie. L’éventuelle étroitesse de ces couloirs augmente encore ce sentiment de danger. Des recherches antérieures ont montré qu’au-delà de 40 m, tout couloir sans issues latérales est anxiogène. La hauteur des plafonds joue également un rôle : trop bas ou trop haut, ils donnent également un sentiment d’écrasement.

Plus importants paraissent les facteurs de désorientation par rapport à l’espace extérieur. Les intolérances les plus marquées que nous ayons rencontrées, et les seules qui se soient révélées parfois irréductibles, se situaient dans des locaux en sous-sol, totalement privés de lumière du jour. La disparition des rythmes du jour et de la nuit, du soleil et de la pluie, de l’hiver et du printemps est péniblement ressentie par presque tous les sujets que nous avons examinés. Cette impression est amplifiée encore lorsque le sujet travaille dans une atmosphère immobile. Si le décor est quelque peu monumental, il évoque facilement une impression funéraire. Plus généralement, le luxe des matériaux est mal supporté par des fonctionnaires modestement rémunérés. Il oriente sur le mobilier et les revêtements muraux l’agressivité ou les craintes (laids, inflammables, etc.).

La distance interhumaine (proxémique) joue un rôle considérable. Chacun doit disposer d’un espace péricorporel suffisant pour échapper aux odeurs du voisin (parfums, haleine) qui deviennent insupportables en milieu vécu comme confiné).

De même qu’il existe chez l’animal une distance critique à laquelle il réagit à l’approche d’un inconnu par l’attaque ou par la fuite, on a décrit chez l’homme une zone tampon qui dessine une sorte de bulle autour de l’organisme. La limite se situe chez l’adulte normal entre 80 cm et 1,20 m de la surface cutanée. Son franchissement par un inconnu provoque une réaction d’alerte le plus souvent imperceptible mais comportant cependant une mise en tension de l’organisme avec mobilisation hormonale.

L’empiètement incessant sur cet espace intime par des inconnus multiplie ces alertes inconscientes dont la répétition, outre le sentiment d’insécurité qu’elle entretien provoque à la longue chez certains des troubles pathologiques : contractures musculaires, hypertension, etc.

Parmi les facteurs de malaise les plus souvent notés, signalons l’anonymat, la robotisation, le caractère interchangeable du personnel. L’aménagement architectural joue un rôle essentiel dans l’organisation des relations humaines. Les immeubles de grande dimension multiplient les rencontres obligées avec des personnages inconnus dont on ne sait s’ils sont des collègues bienveillants ou des ennemis potentiels. Ces rencontres constituent autant de collisions entre les bulles individuelles. Pour les transformer en échanges sécurisants, il est essentiel d’aménager les relations humaines de façon à favoriser la cohésion d’équipes de petites et moyennes dimensions. Chacun doit se sentir appartenir à un petit groupe de 3 à 12 au sein duquel les interactions sont fréquentes et sécurisantes ; et aussi à un groupe de moyenne dimension comportant des échanges moins fréquents mais ritualisés. Enfin chacun doit pouvoir distinguer dans une collectivité les intrus des habitués.

L’expérience montre qu’en moyenne, cette collectivité doit, pour ce faire, ne pas dépasser 300 unités. L’architecture doit donc non seulement favoriser l’orientation spatiale, mais aussi aménager les rencontres aux différents niveaux d’intégration des groupes, en assurant au premier chef la cohésion des groupes de petite dimension.

Il convient non pas d’isoler les groupes mais d’organiser leurs interpénétrations de façon que les acteurs sécurisants équilibrent largement les facteurs d’insécurité. La recette est dans un bon dosage de relations internes et de relations externes, de familiarité et de nouveauté, de monotonie et d’imprévu.

Le contact direct avec la hiérarchie représente un souhait unanime. Les directeurs qui trônent dans les étages supérieurs sont pratiquement coupés de leurs subordonnés qui se sentent livrés à l’arbitraire de chefs de bureaux tout puissants. La distance verticale est vécue sur un mode hiérarchique beaucoup plus lointain que la distance horizontale. Seule la rencontre face à face permet le dialogue, et seul le dialogue (réel ou virtuel) permet la communication.

Le psychologue Bavelas en particulier a montré par une série d’expériences très démonstratives qu’un message transmis de façon unilatérale, sans possibilité de réponse, était déformé au point d’être à l’origine de nombreuses erreurs. Il a montré également que lorsque la possibilité de réponse est trop faible par rapport à l’importance du message reçu, ce dernier, même en l’absence de toute déformation objective, s’accompagne d’un sentiment de méfiance et d’hostilité entre les interlocuteurs.

En résumé, les troubles constatés au cours de nos enquêtes paraissent correspondre à un sentiment d’insécurité inconsciente qui se traduit par des tendances à la fuite ou à l’agression et dont le refoulement peut entraîner des manifestations pathologiques.

Les chefs d’accusation (l’air, l’eau, l’espace, les matériaux, le bruit, l’agitation) sont les déplacements habituellement rencontrés dans les fixations d’angoisse diffuse. Celle-ci paraît avoir sa source d’une part dans les facteurs généraux d’anxiété de la société contemporaine (accélération de l’histoire, disparité entre les structures mentales et les exigences de l’environnement, etc.), d’autre part dans certains facteurs plus spécifiquement concentrés dans les immeubles de grande dimension.

Parmi ces derniers, les plus caractéristiques nous ont paru être :

le changement comportant la rupture de relations humaines anciennes et l’assujettissement à des formes inhabituelles et à des matériaux artificiels ;
la désorientation spatiale et temporelle, impliquant une perte des repères sécurisants ;
les distorsions de l’image du corps ;
la dépersonnalisation par identification à une foule anonyme ;
le franchissement incessant de l’espace personnel par des inconnus ;
l’insuffisante structuration des relations humaines entraînant un déséquilibre entre les échanges sécurisants et les rapports insécurisants (au niveau des collègues, de la hiérarchie, de la foule anonyme).

Et s’il fallait conclure par quelques recommandations générales, on pourrait dire ceci : tout progrès implique un changement. Le changement d’une situation à une autre doit se faire de telle façon que la nouvelle situation comporte dès le début des facteurs de sécurisation suffisants pour permettre l’adaptation. Ainsi, il faut éviter d’utiliser des locaux nouveaux tant que tous les accessoires sociaux et les décors naturels ne sont pas en place.

Il faut éviter de prévoir des locaux de travail en sous-sol surtout s’il s’agit de postes immobiles. Les ateliers et services de manutention peuvent par contre y trouver place.

Les formes et les couleurs doivent être prévues pour favoriser à la fois la personnalisation des locaux et une perception harmonieuse de l’image de soi.

L’orientation spatiale et la perception des voies d’accès et des issues doivent être particulièrement étudiées afin d’éviter tout effet de labyrinthe.

Les relations humaines doivent être prévues de façon à favoriser à la fois la communication et la mise à distance.
La disposition des lieux et leur cloisonnement jouent un rôle déterminant pour favoriser la création de groupes de dimensions optimales. Les relations hiérarchiques doivent être favorisées par un juste dosage de proximité et de distance en tenant compte des vertus et des dangers des relations verticales.

Les immeubles de grande dimension et particulièrement les tours ne sauraient être condamnés sous le prétexte des inconvénients qu’ils comportent. Ils constituent une des solutions à la poussée démographique à laquelle nous assistons. La technique ne manquera pas de maîtriser avant longtemps les facteurs matériels directement mesurables.

Il nous a paru important, à la lumière de rares enquêtes, de dégager quelques facteurs psychologiques dont on s’aperçoit qu’ils sont, eux aussi, liés à la structure architecturale. Ce n’est donc pas après la construction, comme on le fait trop souvent, qu’il convient de les envisager mais dès la conception initiale.

Si les facteurs psychologiques paraissent échapper à la mesure matérielle objective, il ne faut pas oublier qu’ils sont liés à la nature de l’homme, qui reste, comme le savait déjà Protagoras : la mesure de toute chose.

(Paul Sivadon, Problèmes psychologiques posés par les immeubles de grandes dimensions, in: Archives des maladies professionnelles, de médecine du travail et de Sécurité Sociale, Paris, 1975, 36, n°6, juin, pp. 373-376.)