Frank Gehry

Hanno Rauterberg: Est-ce que la bonne architecture n’est-elle pas réellement remarquable pour l’art de l’espace plutôt que l’art des surfaces ?

Frank Gehry: Oui, évidemment vous avez raison. Tout commence par l’expérience spatiale. Mais vous devez envelopper cet espace, vous devez le maîtriser. Donc, on ne peut pas contourner la question des surfaces. (Entretien avec Frank Gehry, réalisé par Hanno Rauterberg, in: « Talking architeture – interviews with architects », Prestel, Munich . Berlin . London . New York, 2008, p. 63.)

 

D’A : Est-ce une fondation qui peut accueillir tout type d’art ou a-t-elle été conçue pour une collection particulière ?

Frank Gehry: Suzanne Pagé a demandé des espaces d’exposition « classiques », donc c’est ce que nous avons fait. Mais ce ne sont pas des galeries si classiques que ça. Je pense qu’elles sont sereines et plus nobles. Tous les musées, toutes les galeries sont des cubes blancs et ils sont tous pareils. Un grand nombre de mes amis artistes détestent ces espaces. Mais la plupart des conservateurs et des directeurs de musée ne jurent que par ça. Le monde est fatigué et il y en a marre de ces conneries. Le musée d’Art moderne de New York (MOMA) est un désastre et ils doivent le reconstruire aujourd’hui. Vous savez, quand vous êtes dans ces espaces rigides, en enfilade, que l’on parcourt dans un sens, c’est mortel. Ici ils ont demandé ce type d’espace car ils ont des collections qui le nécessitent. Mais ils ont aussi des espaces avec lesquels ils peuvent composer et faire des choses. Je crois qu’il y en a une variété suffisante pour que les artistes puissent les investir. On le verra au fil du temps. […] C’est difficile d’anticiper et de pontifier sur ce qu’est un espace d’exposition. J’ai personnellement dû faire des expositions dans de nombreux musées construits ces quinze dernières années, c’est difficile car les espaces peuvent être écrasants.

D’A: Au musée Guggenheim de Bilbao, vous aviez proposé d’un côté des galeries classiques pour la collection permanente et de l’autre des espaces plus singuliers pour que des artistes vivants puissent les investir. Vous ne semblez pas avoir eu cette liberté ici…

F.G.: Les clients sont différents. On m’a demandé ici ce type d’espace. Il y a toutefois de la variété, les espaces ne sont pas tous les mêmes. Les galeries sont épisodiques, elles ont différentes tailles et différentes formes. Elles sont rectangulaires et blanches, mais les puits de lumière ne sont pas au centre. Il y a plus de liberté. J’espère que ce n’est pas trop rigide. Mes amis artistes trouveront des lieux pour faire des choses. Ils me disent qu’ils n’aiment pas les cubes blancs. La notion qui prévaut, c’est que les « white box » ne sont pas intrusives pour l’art, mais ce n’est pas vrai : elles sont tellement parfaites qu’elles deviennent une imposition. (Entretien avec Frank Gehry, réalisé par David Leclerc et Emmanuel Caille, à Paris,le 1 juillet 2014, à l’occasion de la fin des travaux de la Fondation Louis-Vuitton, in: revue D’A n° 230, octobre 2014)

Stephen Holl

L’espace: l’architecture est un art spatial tri et quadri-dimensionnel qui ne peut être jugé que par l’expérience. Elle est composition dynamique et le parallélisme y joue un rôle analogue à celui de l’harmonie musicale.
Les proportions: la proportion ordonne les aspects géométriques de l’espace. (Stephen Holl, in Architecture d’Aujourd’hui n°271, octobre 1990.)

Vladimir Belogolovsky: Pouvez-vous expliquer ce qu’est une architecture phénoménologique et une expérience phénoménologique ?
Stephen Holl: Son essence tient dans le mouvement du corps dans l’espace et de tous les phénomènes que nos sens peuvent expérimenter: la qualité de la lumière, le son, l’odeur, l’acoustique et le changement dans les mouvements du corps.
Ces choses sont précieuses en architecture. Le film ne pourra jamais enlever cela de l’architecture. La musique, la sculpture et la peinture sont toutes dans ce sens à deux dimensions. L’architecture est le seul art qui peut l’expérimenter, vraiment explorer sa plus grande dimension, une dimension phénoménologique, 100%.
Par exemple, si vous allez au musée Kiasma à Helsinki et que vous montez la rampe et passez au travers des différentes séquences des galeries, et arrivez à la grande galerie au haut,
c’est exaltant, mais si j’essaye de vous montrer cela en peinture, vous ne pouvez pas vraiment l’obtenir. Ce n’est pas vraiment compréhensible et ce ne sera pas la même chose.

Ainsi, la réelle dimension expérimentale est au coeur de l’architecture et dans ses nombreux aspects.
En 1993, j’ai écrit un livre intitulé « Questions de perception ». Il y a 11 chapitres, 11 types de conditions phénoménologiques tel un maillage de champs, (de données). Par exemple, quand je vous parle, je peux regarder dehors et voir la rivière Hudson et l’hélicoptère montant et ce bateau venant de ce côté. Il est important que cette expérience d’avoir une conversation  avec vous aie cette dimension. Nous ne sommes pas dans une chambre noire, on n’est pas dans une boîte fermée, on n’est pas dans le métro. Donc, toutes ces choses viennent ensemble pour faire l’expérience de cette situation dans un espace. (Stephen Holl interviewé par Vladimir Belogolovsky, « Conversations with Architects in the age of Celebrity », DOM, Berlin, 2015, pp. 265-266)

La perception de l’architecture implique des relations variées entre trois ordres: si nous observons et analysons, depuis la partie de l’espace que nous occupons, le premier plan, le plan moyen et l’arrière-plan apparaissent réunies en une vision unique, mais en fait, la fusion de ces champs spatiaux fédère des perceptions très différentes. Le pouvoir qu’a l’architecture de susciter un plaisir réside dans l’interpénétration de l’espace, vaste domaine de formes et des proportions, et des matières et détails, à une échelle inférieure. Les modes de représentation que sont le plan et la coupe ne peuvent rendre compte de ce territoire phénoménologique. Quant à la photographie, elle ne peut représenter nettement qu’un seul champ, excluant les transformations dans l’espace et dans le temps.
Il faut examiner de très près le faible lien qui unit perception et représentation, et le renforcer. Le plan traditionnel est une figuration aveugle, non-spatiale et non-temporelle. La mise en perspective selon le chevauchement des champs, annule ce court-circuit dans le processus d’élaboration. La perspective précède le plan et la coupe, elle donne priorité à l’expérience physique et lie le créateur au spectateur. La poésie spatiale du mouvement dans des champs qui se chevauchent est une parallaxe animée.
(Stephen Holl, « Fusion de la sensation et de la pensée », in « Fondement pré-théorique », catalogue de l’exposition « Stephen Holl », Artemis / arc en rêve centre d’architecture, Bordeaux, 1993, p. 26.)

Auguste Perret

L’architecture, c’est l’art d’organiser l’espace. C’est par la construction qu’elle s’exprime. (in: Techniques et Architecture, II, n° 9-10, septembre-octobre 1942.)

La construction est la langue maternelle de l’architecte.
L’architecte est un poète qui pense et parle en construction. (idem)

L’architecture s’empare de l’espace, le limite, le clôt, l’enferme. Elle a ce privilège de créer des lieux magiques tout entiers, œuvre de l’esprit. (« Contribution à une théorie de l’architecture », Ed. André Wahl, in: G. Uniack, « De Vitruve à Le Corbusier – textes d’architectes », Dunod Paris, 1968.)

Bernard Tschumi

[A propos du musée Guggenheim à New-York] Ce qui est extraordinaire à propos de ce bâtiment, c’est qu’il fait deux choses en même temps. Vous savez, les architectes parlent toujours de définir l’espace. Ainsi, ils définissent l’espace avec des murs, ils définissent l’espace avec des vitres, avec un tas de choses. En d’autres mots, ils font des boîtes ou des containers ou des cylindres ou ce que vous voulez. Et ensuite ils parlent d’activer l’espace, en d’autres mots, se mouvoir dans cet espace via des escaliers, des passages, des ponts, etc. Ils y arrivent rarement en faisant ce que ce bâtiment donne: simultanément il définit et active le même espace au même moment. Parce que dans le Guggenheim, c’est le corps en mouvement dans l’espace qui définit cet espace. (Tschumi dans un interview au cours d’un symposium sur le Musée Guggenheim, 1-3 juin, 2000, in: « Frank Lloyd Wright’s Guggenheim Museum An Architectural Appreciation », The Solomon R. Guggenheim Foundation, New York, 2002.) [Trad. Marc Crunelle]

Fumihiko Maki

Je n’essaye pas d’avoir des formes ou des textures inutilement compliquées dans les bâtiments. C’est une sorte de discipline que je me donne. (…) Il y a un art mystérieux dans tout le processus de conception, et des décisions conscientes ou inconscientes. Pas essayer de faire des espaces et des formes extraordinaires, quelque chose que vous n’avez pas fait ou que vous n’avez pas vu. Au lieu de cela, nous respectons les comportements humains, ce qu’ils peuvent aimer, ce qu’ils peuvent ne pas aimer.

Chaque nation est différente, mais quand on regarde le comportement des enfants, ils sont si proches les uns des autres. Par exemple, ils aiment une forme ronde. Ils aiment un endroit élevé pour pouvoir sauter ou monter dans un petit endroit. Ils sont tous les mêmes. J’ai donc découvert que l’être humain avait deux caractéristiques. La première est que (les êtres humains) sont très semblables les uns aux autres, je pense que c’est très important, mais ils sont également différents. Lorsque nous traitons des espaces, des formes dans différents lieux, je suis très concerné par les comportements communs et particuliers de nos utilisateurs. (in : https://www.inexhibit.com/marker/all-children-like-round-forms-an-interview-to-fumihiko-maki/ -[trad. Marc Crunelle])

L’espace est un sujet difficile parce qu’il provoque un effet non négligeable sur les cinq sens. C’est une propriété spécifique de l’espace. (F. Maki, in : Architecture d’Aujourd’hui)

 

Juhani Pallasmaa

« […] l’espace, la matière et le temps semblent se fondre en une unique dimension, qui pénètre notre conscience, […] l’espace acquiert pour ainsi dire plus de gravité, […] le caractère de la lumière s’y fait plus tangible, le temps semble s’arrêter et l’espace est dominé par le silence. »
PALLASMAA (J.), « The place of man : time, memory and place in architectural experience » (1982), in Encounters, p. 71- 85, ici p. 75.

Le caractère d’un espace ou d’un lieu n’est pas seulement donné par la perception visuelle, comme on le présume généralement. Le jugement sur les qualités de l’espace environnant résulte d’une fusion multi-sensorielle complexe d’innombrables facteurs qui sont saisis de manière immédiate et synthétique comme une atmosphère, une ambiance, un sentiment ou une tonalité affective (mood) d’ensemble.
[…]
En fait, l’appréciation immédiate du caractère de l’espace sollicite la totalité du corps propre et de notre sentiment de l’existence ; ce caractère est perçu de manière diffuse, périphérique et inconsciente, plutôt que par une observation précise, ciblée et consciente. Cette appréciation complexe comporte également la dimension du temps, dans la mesure où une expérience vécue implique une durée, et où l’expérience mêle perception, mémoire et imagination. De plus, chaque espace et chaque lieu est toujours une invitation à, et la suggestion de, différents actes : à mes yeux, les espaces et les expériences proprement architecturales sont des verbes.
(pp. 112-113)

La reconnaissance immédiate de la nature inhérente d’un lieu est analogue à l’identification automatique des entités et essences ressemblant à des créatures dans le monde biologique. Les animaux reconnaissent instantanément d’autres créatures cruciales pour leur survie, proies ou menaces, et nous mêmes, humains, distinguons des visages individuels parmi des milliers de configurations faciales presque identiques et cernons la signification émotionnelle de chacun sur la base d’infimes expressions musculaires. Un espace ou un lieu est une sorte d’image multi-sensorielle éprouvée de manière diffuse, une « créature » expérientielle, une expérience singulière, intimement unie à notre expérience et notre connaissance existentielles mêmes. Une fois que nous avons jugé un espace comme accueillant et agréable, ou rebutant et déprimant, nous ne pouvons guère modifier ce jugement personnel. Nous nous attachons à certains cadres, demeurons étrangers à d’autres, et ces deux choix intuitifs sont également difficiles à analyser verbalement ou à modifier en tant que réalités expérientielles. La valeur existentielle de la saisie diffuse mais globale de l’ambiance d’une entité spatiale, ou d’un paysage entier, peut se comprendre du point de vue de la survie biologique. Être en mesure de différencier instantanément une scène de danger potentiel d’un cadre sûr où se nourrir a évidemment constitué un avantage dans l’évolution. Je le répète : de tels jugements ne sauraient être consciemment déduits à partir de détails ; ils doivent être appréhendés instantanément sur le mode d’une lecture intuitive fondée sur une saisie « polyphonique » de l’ambiance. Cette perception et cette connaissance polyphoniques ont également été identifiées comme une des conditions de la créativité.  (p. 116)
(Pallasmaa, « Percevoir et ressentir les atmosphères. L’expérience des espaces et des lieux », Conférence donnée à l’Utzon Room de l’Opéra de Sydney le 23 février 2016. (Traduit de l’anglais par Laure Cahen-Maurel), in : PHANTASIA, VOL.5 (2017), P. 107-127

Charles Moore

En architecture, l’espace est un espace particulier. L’architecte le rend sensible lorsqu’il donne forme et échelle à une portion d’espace. Les deux premières dimensions, largeur et profondeur, répondent principalement à des impératifs fonctionnels, au sens propre du terme. C’est par delà le traitement de la troisième, dimension, la hauteur, que chacun va percevoir de nouvelles dimensions.
La rhétorique des architectes peut parfois irriter. Nous parlons de  « créer l’espace ». Certains font remarquer que nous ne le créons pas; qu’il y a toujours été présent. (Susanne K. Langer, « Feeling and Form », Charles Scribner’s Sons, New York, 1953, p. 94) Cependant quand nous délimitons une portion d’espace hors du continuum spatial nous la rendons ou essayons de la rendre identifiable en tant que lieu répondant à la sensibilité de ses habitants.

Curieusement, il semble que les architectes peuvent concevoir l’espace de façon contradictoire, bien que chaque type de conception apparaisse légitime. L’espace peut être clos, ouvert, limité ou éclaté. Il est une des rares choses dont « l’éclatement » provoque la croissance, mais il se développe également lorsqu’il est maîtrisé. Nous échouons quand nous ne le rendons pas identifiable et lorsque nous ne pouvons séparer la portion d’espace du continuum spatial.

On comprendra aisément pourquoi nous échouons si souvent. En effet, nous ne dessinons pas l’espace, mais plus exactement des plans et des coupes dans lesquels il se réfugie. Ainsi le tentation est grande de se fixer sur les objets eux-mêmes, au détriment de l’espace architectural qui pourtant se dévoile à travers eux. Les victoires de la planche à dessin (telle que la réussite d’un bel alignement) se substituent aux joies que l’espace permet de découvrir mais ne peuvent les remplacer.

Au cours des dernières décennies, l’engouement des architectes pour l’espace s’est traduit de façons très diverses. Les principes de l’urbaniste autrichien Camillo Sitte reposent sur son goût pour les piazzas, plazas, plätze et places médiévales. Sitte insiste sur l’importance de bien marquer les angles afin que le centre de tels espaces ne puisse s’échapper. Il souligne également que le centre de tels espaces doit rester libre de toute statue ou autre volume de sorte qu’on observateur puisse s’y tenir et éprouver le sentiment d’être le point central d’une composition intégralement appréhendable. La pire des erreurs, selon Sitte, est de laisser les angles ouverts. L’espace n’est plus maintenu.

Presque à l’opposé de ces lois, une autre influence importante s’est fait sentir. Elle exerce au travers d » l’iconographie théâtrale de la famille Bibiena et des visions architecturales de Piranèse – notamment ses prisons dont les rampes et les escaliers s’élèvent à de tels degrés que le cerveau s’égare dans des univers sans limite où les espaces échappent à la compréhension. Les architectes modernes ont vu dans la grande mosquée de Cordoue un autre type d’organisation d’espace. Là, un foisonnement de colonnes s’estompent dans le lointain, rendant incertaines les limites du lieu et les positions respectives des espaces et des objets.

Siegfried Giedion tenta de concilier (ou de fondre) ces visions contradictoires de l’espace en postulant l’hypothèse selon laquelle l’espace architectural, depuis le XVIIè si§cle, est devenu dépendant du temps. Il est cependant difficile d’inscrire dans les limites de cette hypothèse la conception statique et répétitive de la plupart des bâtiments du Mouvement Moderne.

Non moins surprenante (et instructive à l’examen) est la thèse élaborée par C. A. Doxiadis, urbaniste grec contemporains. Il se débarasse du code carthésien dans lequel s’inscrivait jusqu’à présent la plupart des explications relatives à l’espace, et propose de lire les anciens sites grecs comme des systèmes d’organisation radiale. Il prend comme centre le point d’entrée du site. Les lieux sacrés s’organisent alors selon des angles au centre de 30 ou 36°. […] Il y a là, semble-t-il, un signe parmi d’autres que, dans notre diversité, nous nous débarrassons d’un cartésianisme rigide qui, avec la dictature de l’angle droit, a tant contraint l’architecture moderne. Cela montre que l’espace commence à être appréhendé selon les sensibilités des individus qui le perçoivent ou le pratiquent et non comme une abstraction mathématique.

Un autre signe, renforcé par la littérature psychanalytique, est le retour à un espace centré sur le sujet. Les psychiatres ont remarqué qu’au stade de l’enfance, nous percevons d’abord que le haut est différent du bas, la gauche de la droite et que l’avant est très différent de l’arrière. Avec l’âge, nous nous éloignons progressivement de cette idée selon laquelle les trois dimensions ont une réelle signification morale. Aujourd’hui, cependant, ces vérité archaïques sont à nouveau considérées comme les bases de l’organisation des espaces que nous dégageons du continuum spatial.

Quelle que soit la dynamique de son organisation, l’espace, en architecture, ne nous intéresse que pour deux raisons : d’une part, pour sa maîtrise interne, d’autre part, pour ses débordements vers l’extérieur. Pour nous, les plaisirs d’un espace intérieur serein et harmonieusement proportionné (tel qu’un volume palladien) sont compatibles avec l’émotion provoquée par l’explosion contemporaine de l’espace (tel le pavillon américain à l’Exposition universelle de 1967 ou le Matterhorn de Disneyland).(Charles Moore & G. Allen, « L’architecture sensible », Dunod, Paris, 1981, p. 9-12)

Louis Khan

L’architecture est la fabrication réfléchie des espaces. Pensons au grand évènement de l’architecture quand les murs se séparèrent et qu’apparurent les colonnes.
[…] Quand on utilise une colonne, ce devrait toujours être considéré comme un grand évènement dans la fabrication d’espace.
[…] Grâce à l’esprit de l’architecture, nous savons que le caractère du béton et de l’acier doit s’harmoniser avec les espaces qui veulent exister et évoquer ce que les espaces peuvent être.
Les identités formelles et les espaces d’aujourd’hui n’ont pas trouvé leur position dans l’ordre, bien que les manières de faire les choses soient neuves et pleines de ressources.
Le renouvellement continu de l’architecture vient du changement des concepts d’espace.

Un homme avec un livre va vers la lumière. Ainsi commence une bibliothèque. Il ne s’éloignera pas de 15 m pour se mettre sous la lumière électrique. Le cabinet de lecture est la niche qui pourrait être le commencement de l’ordre de l’espace et sa structure. Dans une bibliothèque, la colonne commence toujours dans la lumière. Sans être nommé, l’espace créé par la structure de la colonne évoque son usage comme cabinet de lecture.
Celui qui lit lors d’un séminaire cherche la lumière, mais la lumière est en quelque sorte secondaire. La salle de lecture est impersonnelle. C’est la rencontre des lecteurs et de leurs livres dans le silence.
Le grand espace, les petits espaces, les espaces sans nom et les espaces servants : la façon dont ils sont formés dans le respect de la lumière est le problème de tous les bâtiments.  Ce bâtiment-ci commence par un homme qui veut lire un livre.
(Louis Kahn, « L’espace, l’ordre et architecture », allocution donnée à l’Institut royal d’architecture du Canada, in: Louis I. Kahn, « Silence et lumière », Editions du Linteau, Paris, 1996, pp. 35-37. [trad. Mathilde Bellaigue et Christian Devillers])

 

Louis Kahn: … je suis devenu architecte à cause de mon goût pour ce qui n’existe pas encore. Si je devais expliquer le sens même de ma décision, je dirais qu’il concerne le plus fondamentalement ce qui est en question, ce qui n’est pas encore. Vous voyez, il ne s’agit pas de besoin. Cela ne concerne que les désirs.

Heinrich Klotz: Par « besoins », est-ce que vous entendez les besoins quotidiens d’argent, d’abri, de pain, etc. ?
L. K.: Le besoin signifie ce qui existe déjà, et il devient une sorte de mesure de ce qui est déjà présent. Le désir est le sentiment de ce qui n’est pas encore réalisé. C’est la principale différence entre le besoin et le désir. Et on peut aller jusqu’à dire que le besoin c’est simplement tant de bananes. Votre programme architectural en est alors transformé, car vous y distinguez les besoins et vous apercevez ce qui n’a pas été exprimé dans les inspirations que vous avez ressenties. Les groupes d’espaces qui dialoguent entre eux sur le plan révèlent les uns aux autres une validité architecturale, une harmonie qui, dans le programme, se dégagent des surfaces simples. La transformation, c’est quand on passe de la surface à l’espace.

John Cook: Vous voulez dire que le programme a trait aux besoins, tandis que l’architecte exprime des désirs.
L. K. : Précisément.
[…]
H. K.: Mais l’architecte ne construit-il jamais rien simplement en vue des besoins?
L. K. : Non. Ne jamais construire pour des besoins. Rappelez-vous ce que je vous ai dit à propos des bananes. En tant qu’art, un espace est fait d’une pointe d’éternité. Je pense qu’un espace évoque son usage. Il transcende les besoins. S’il ne le fait pas, alors il a échoué. On pourrait dire que l’architecture est commandée par la fonction plus que ne l’est la peinture. Une peinture est faite pour qu’au-delà la vue on sente sa motivation, de même qu’un espace est créé pour inspirer son utilisation. (pp. 311 à 313)

H. K.: Quand Mies van der Rohe et Hugo Häring étaient ensemble à Berlin pendant les premiers temps de l’architecture moderne, ils se posaient en permanence la question: « L’architecture devrait-elle créer des espaces spécifiques qui indiquent aux gens comment ils doivent les utiliser, ou bien créer des espaces très généraux qui leur permettent d’en décider eux-mêmes. » Häring a fait des plans de fondation très compliqués, mais très intéressants. Mies, bien sûr, a créé le « Vielzweckraum ».
L. K.: Oui, l’espace polyvalent.

H. K.: Mies a abouti à d’énormes espaces qui n’étaient définis que par le mur extérieur; l’occupant en définit l’utilisation. Votre proposition pour le Hall de Congrès à Venise se rattache à cette idée et portant, Mies et vous, êtes tout à fait différents.
L. K.: Très différents. Je suis beaucoup plus conscient que l’espace doit témoigner de la manière dont il a été fait. Si un espace de Mies n’est pas divisé, mais rend compte d’une division, alors je suis d’accord. S’il subdivise son espace général, je ne suis pas d’accord. Je crée un espace comme une offrande, et je n’indique pas à quoi il doit être utilisé. L’utilisation doit être inspirée, c’est-à-dire que j’aimerais faire une maison où le living est découvert comme tel. Je ne dirais pas: voilà le living et on doit l’utiliser comme tel. De même la chambre à coucher qui, dans un sens, est aussi un living, n’a jamais les caractères spécifique de la chambre à coucher.
[…]
J. C.: Quand vous discutiez le projet du Mellon Center à Yale vous avez dit: « Aussi longtemps que je n’ai pris en considération les fonctions du bâtiment, je ne puis le construire. » Un bâtiment qui ne répond qu’à des fonctions n’est pas un bâtiments à vos yeux.
L. K.: Non. Pas plus qu’il n’aurait de qualité durable. Il n’aurait pas la qualité de la vie, d’être une chose vivante. Quand on fait un bâtiment, on crée de la vie. Il naît de la vie et vous créez réellement de la vie. Il vous parle. Si vous n’avez compris que la fonction du bâtiment, il ne deviendra pas un milieu de vie.

J. C.: Pour le Mellon Center, vous avez dit qu’il est essentiel d’aller au-delà de la solution. Le bâtiment commence après que vous ayez résolu le problème.
L. K.: Oh ! Oui! C’est sûrement ce qu’on veut dire quand on parle du caractère des espaces. Le besoin des espaces est une chose, le caractère de l’espace en est une autre.

J. C.: Et le besoin d’espace n’est pas toujours identique au caractère de l’espace?
L. K.: Non. Le besoin d’espace est définissable. Le caractère de l’espace ne l’est pas. Le bâtiment peut avoir un caractère fortement marqué, ou peu marqué, et cependant fonctionner.

J. C.: Quand on a rencontré tous les problèmes qu’on est supposé résoudre au Mellon center, où en est-on quant à l’architecture?
L. K.: Quand on a résolu le problème, on peut s’intéresser à l’architecture. C’est alors qu’elle entre en jeu. Avec ce rassemblement d’espaces où il fait bon se trouver, où la fonction n’est presque plus discernable.

H. K.: Vous ne seriez pas d’accord pour dire que la forme suit la fonction.
L. K.: Non. On pourrait dire que la forme suit la fonction si on pense à la forme comme à une essence, que la réponse à l’essence est conçue pour fonctionner d’une certaine manière. Si on peut envisager comment le bâtiment affectera l’individu, ce n’est pas une question de fonction. Je pense simplement que le mot « fonction » s’applique à la mécanique. Mais on ne peut pas dire que cela devrait aussi satisfaire une « fonction psychologique » parce que la psychologie n’est pas une fonction. L’aspect fonctionnel est celui qui vous donne les instruments sur lesquels une réaction psychologique pourra s’exercer. On pourrait dire que c’est la différence entre le cerveau et l’esprit. L’aspect fonctionnel, c’est le cerveau, mais l’esprit n’est pas quelque chose qui puisse être réglementé par une contrainte quelconque. L’architecture commence lorsque la fonction a été parfaitement comprise. A ce moment, l’esprit s’ouvre à l’essence des espaces eux-mêmes, qui n’est atteinte par l’esprit que lorsque les fonctions sont comprises, et les espaces surgissent dans leur implication psychologique.
J. C.: Ce qui signifie, selon vos propres termes, que « le bâtiment a un esprit. »
L. K.: Le bâtiment n’a pas d’esprit, mais il a la qualité de répondre à l’esprit. (pp. 347 à 351)
[…]
J. C.: Vous avez dit, la Yale Art Gallery a des espaces plutôt miesiens, mais votre conception de l’espace est totalement différente de celle de Mies.
L. K.: Je pense toujours que le client vous soumet son besoin de certaines zones plus que de certains espaces ou de certaines pièces. Il vous soumet des exigences de zones, et c’est à l’architecte de les traduire en espaces. Les espaces doivent être des entités.

J. C.: Un espace n’est-il pas moins défini qu’une pièce?
L. K.: Non. Un espaces n’en n’est pas un tant qu’on n’aperçoit pas comment il a été créé. Alors j’aime l’appeler une pièce. Ce que j’appelle une zone, Mies l’appelait un espace parce qu’il n’accordait pas de valeur à la division de l’espace, c’est là que je dis non.

Peu importe les divisions qu’on y opère, Mies appelait toujours la zone un espace. Moi j’appellerais espace chacune des quatre parties, mais après avoir été divisé, l’ensemble, lui, n’est plus un espace. J’appellerais la zone un espace, pourvu qu’elle ne soit pas divisée. Ce que vous voyez dans le troisième diagramme, ce sont quatre espaces. Je les considère comme quatre pièces. Mies considérerait ça comme un espace dans lequel des divisions pourraient être faites. Il permet des divisions das les espaces miesiens, mais pour moi, il n’y a pas entité quand il est divisé. (p. 360)
(in: John Cook & Heinrich Klotz, « Questions aux architectes », Mardaga, Bruxelles-Liège, 1974, pp. 311-316, 347-351, 360)

 

Quand un architecte reçoit un programme d’un client, il ne s’agit que d’un programme de surfaces. Il doit changer ces surfaces en espaces, parce qu’il ne raisonne pas seulement avec des surfaces. L’espace existe, avec ses impressions, ses ambiances. Il y a des lieux où vous ressentez quelque chose de différent. Comme je l’ai déjà dit, vous ne dites pas les mêmes choses dans un petit espace que dans un grand. Ainsi, une école doit avoir des petits espaces aussi bien que des grands, et les salles de classe ne doivent pas être toutes pareilles. Avoir ce qu’on peut appeler un lieu pour apprendre. Ressenti comme tel.
(Louis I. Kahn, « Silence et lumière », Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2000, p. 44  [trad. Philippe Meier]).

 

On peut dire que l’architecture est la fabrication réfléchie d’espaces. Ce n’est pas le remplissage de surfaces données par le client, c’est la création d’espaces qui évoquent la sensation d’utilisation appropriée. Pour le musicien, la partition c’est voir ce qu’il entend. Le plan d’un bâtiment devrait se lire comme une harmonie d’espaces dans la lumière.
Même un espace conçu pour être sombre devrait avoir juste assez de lumière par quelque ouverture mystérieuse pour nous dire à, quel point, en réalité, il est sombre. Chaque espace doit être défini par sa structure et le caractère de sa lumière naturelle. Je ne parle évidemment pas des petites surfaces qui servent les grands espaces. Un espace architectural doit révéler par lui-même l’évidence de sa création. On ne peut faire un espace en divisant une structure plus grande faite pour un grand espace, parce que le choix d’une structure est synonyme de la lumière et de ce qui donne son image à cet espace. La lumière artificielle est un petit moment statique singulier de la lumière, c’est la lumière de la nuit, et elle ne peut jamais égaler les nuances d’atmosphère  que créent l’heure du jour et la merveille des saisons.
(Louis I. Kahn, « Structure and Form », 1960, in: « La construction poétique de l’espace », Le Moniteur, Paris, 2003, p. 120 [trad. M. Bellaigue et C. Devillers]).

 

L’ordre de l’espace
Dans la structure, vous avez un ordre physique, dans l’espace, cependant l’ordre est plus psychologique, mais si vous dites que l’ordre physique dans l’espace est la différence entre l’espace servi et les espaces servant, c’est un ordre purement physique, parce qu’il n’a pas d’autre caractère que cette différenciation; ce n’est pas la même chose. Donc il y a un ordre physique aussi dans l’espace. Vous pouvez dire que l’ordre psychologique est la réalisation de la nature des espaces dans leur caractère. Ainsi, un lieu pour apprendre ne peut certainement pas être dans un corridor, parce que les gens passent, qu’il y a du bruit. (proposition incompréhensible). Par conséquent vous direz que dans l’ordre de l’espace cet espace doit être loin de la circulation…
Espace servant et espace servi
Je n’ai pas de méthode de travail, j’ai seulement un principe autour duquel je travaille, il n’y a pas de méthode, il n’y a pas de système. Il n’y a rien de systématique à propos d’espace servant et d’espace servi, parce que ce n’est que la réalisation d’une sorte de nature qui est la réalisation de ce que je pense être vrai de l’architecture.
(Louis I. Kahn, « Thoughts, 1973 », in « Writings, Lectures, Interviews », Rizzoli, New York, 1991, p. 314  [trad. Marc Crunelle]).

 

Lorsque j’ai fait la Bath house, j’ai découvert une chose très simple. J’ai découvert que certains espaces ne sont que très peu importants, et que d’autres sont la vraie raison d’être de faire ce que vous êtes en train de faire. Mais les petits espaces contribuaient à la force des plus grands espaces. Ils les servaient. Et quand j’ai compris qu’il y avait des espaces servants et des espaces servis, qu’il y avait cette différence, j’ai compris que je ne devais plus travailler pour Le Corbusier.
(Louis Kahn, in: John Peter, « The oral History of Modern architecture: Interviews with the Greatest Architects of the Twentieth Centuury », H. N. Abrahams, new York, 1994 [trad. Roland Matthu])

On peut dire que l’architecture est la création réfléchie des espaces. Le Panthéon est un exemple merveilleux d’un espace conçu à partir d’un désir de donner un lieu pour tous les cultes. C’est admirablement exprimé comme un espace sans orientation, où seul un culte inspiré peut prendre place. Un rituel fixe n’y aurait pas sa place. L’ouverture circulaire au sommet du dôme est la seule lumière. La lumière est si forte qu’on sent sa découpe nette.

Lorsque je vois un plan en face de moi, j’y vois le caractère des espaces et leurs relations. J’y vois la structure des espaces dans leur lumière. Un musicien voyant une partition doit avoir un sens immédiat de son Art. Il perçoit l’idée fondamentale à partir de la composition, et de son propre sens d’un ordre psychologique. Il sent les inspirations de ses propres désirs.

Je sens la fusion des sens. Entendre un son est voir son espace. L’espace a une tonalité,  et je m’imagine composant un espace élevé, voûté, ou sous un dôme, lui attribuant un caractère sonore alternant avec le ton d’un espace, étroit et haut, avec une gradation argentée, de la lumière à l’obscurité. Les espaces de l’architecture dans leur lumière me donnent envie de composer une sorte de musique, imaginant une vérité depuis le sens d’une fusion des disciplines et de leurs ordres.
Aucun espace, architecturalement, n’est un espace tant qu’il n’a pas de lumière naturelle. La lumière naturelle a des humeurs changeantes avec l’heure du jour et de la saison de l’année. Une pièce en architecture, un espace en architecture, a besoin de cette lumière vitale- cette lumière dont nous sommes faits. Ainsi la lumière argentée et la lumière dorée et la lumière verte et la lumière jaune ont des qualités variables d’échelle et d’ordonnance. Cette qualité doit inspirer la musique. (Louis I. Kahn, « Space and Inspirations », in Architecture d’Aujourd’hui n° 142, fév.-mars 1969, p. 15 [trad. Marc Crunelle et Thierry Gonze]).

Robert Venturi

Vladimir Belogolovsky: Est-ce que votre architecture est plus de l’ordre de la communication que d’espace ?
Robert Venturi: oui, c’est exactement cela.
V.B.: Maintenant, comment l’architecture diffère d’autres disciplines tels la peinture ou la musique ?
V.B.: Je pense que tous les arts visuels essentiellement disent des choses, utilisant la narration, le symbolisme et donc c’est un procédé – des mots, des sentences, des concepts écrits et des images venant ensemble. (Robert Venturi interviewé par Vladimir Belogolovsky, « Conversations with Architects in the age of Celebrity », DOM, Berlin, 2015, p. 516)

La deuxième génération d’architectes modernes, préoccupés qu’ils étaient de considérer l’espace comme la qualité architecturale, leur fit lire les bâtiments comme des formes, les piazzas comme de l’espace et les graphismes et la sculpture comme de la couleur, de la texture et des proportions. Cet ensemble produisit une expression abstraite dans l’architecture au moment où l’expressionnisme abstrait dominait dans la peinture. Les formes et les accessoires iconographiques de l’architecture médiévale et de la Renaissance furent réduits à une texture polychrome au service de l’espace; les complexités et les contradictions symboliques de l’architecture maniériste ne furent appréciées que pour leur complexité et leur contradiction formelle; on aima I’architecture néo‑classique, non parce qu’elle faisait une utilisation romantique des associations, mais pour sa simplicité formelle. (Robert Venturi, Denise Scott-Brown, Steven Izenour, « L’enseignement de Las Vegas ou le symbolisme oublié de la forme architecturale », Pierre Mardaga, Architecture+Recherches, Bruxelles-Liège, 1987, p. 113.)

 

Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal

Nous attachons beaucoup d’importance à la notion d’“habiter” qui n’est pas seulement propre à l’habitat. La question est de produire autour de chacun un espace le plus généreux, le plus accessible, le plus confortable. Un espace où se noue la relation avec la lumière, le climat, les ambiances. C’est pourquoi nous pensons que l’architecture doit s’inventer de l’intérieur vers l’extérieur : de l’espace individuel jusqu’à la fabrique de la ville, sans discontinuité. L’élément commun c’est la personne. La petite échelle a autant d’importance que la grande. Le projet est un aller-retour permanent entre ces échelles. Notre manière de travailler repose sur la discussion et l’échange : d’abord qualifier chaque espace, puis définir les relations entre eux. La représentation vient ensuite, pour ne pas figer le projet. Aujourd’hui la feuille vierge n’existe plus : l’environnement est construit. C’est le point de départ. Ensuite, on enrichit, on simplifie, etc. L’objectif est de créer des espaces généreux. Ce qui pose la question de l’usage : le confort, c’est ne pas être tout le temps contraint, pouvoir se déplacer facilement, regarder au loin, etc. D’où l’effort pour donner davantage, pour dilater l’espace, quand les budgets le réduisent. L’enjeu actuel pour l’ingénierie est de réfléchir, à budget donné, à la manière de faire le maximum. Le challenge est désormais économique : comment produire plus avec moins ? Mais rien ne pousse dans ce sens, il y a toujours une tendance à suréquiper, favorisée par les normes et l’application mécanique des standards. Dans les projets, nous sommes souvent en divergence avec les bureaux d’études sur ces questions. Nous réfléchissons avant tout au climat, au soleil, aux ambiances intérieures en relation avec l’extérieur. L’architecture est épicurienne : elle attrape ce qui passe à sa portée pour en tirer parti. (Anne Lacaton & Jean-Philippe Vassal, in: Moniteur N° 5478 – Publié le 21/11/2008, http://www.lemoniteur.fr/article/entretien-avec-le-duo-d-architectes-lacaton-628027)

SANAA

L’architecture est une profession qui utilise l’espace comme medium.
(Kazuyo Sejima, in: Hans Ulrich Obrist, « Lives of the Artists, Lives of the Architects », Penguin Books, UK, 2016, p. 607.[trad. Marc Crunelle])

Henri Ciriani

L’héritage de Le Corbusier a-t-il encore un sens ?
[…] Quelle est la nature de l’émotion que procure la villa Savoye? Elle est très légèrement posée sur son terrain. Même si on sait qu’il faut être extrêmement riche pour y habiter, c’est une maison qui ne raconte pas une histoire de richesse, il n’y a pas le moindre morceau de marbre. Tout est fabriqué avec des choses simples. La richesse est spatiale. Elle est dans la manière d’occuper l’espace, dans la variété des parcours possibles dans un plan extrêmement simple. […] Le sentiment architectural que nous cherchons à atteindre consiste à donner suffisamment d’ampleur à l’espace, à permettre à cet espace de bénéficier de « la lumière du Bon Dieu », parce que la lumière naturelle est d’une beauté indicible. (pp. 205-206)

Quels sont les bâtiments qui vous inspirent ?
[…] Je suis allé aux Etats Unis où j’ai visité la bâtiment le plus emblématique de la théorie sur les espaces servis et servants, les laboratoires Richards à Philadelphie. J’ai trouvé qu’il y avait un problème parce qu’aucun espace n’existe entre un espace servi et son espace servant. On ne peut apprécier où s’arrête l’espace servant et où commence l’espace servi. Par conséquent, on se trouve constamment précipité dans le servi sans s’apercevoir qu’il y a le servant. Cette attitude critique vis-à-vis du concept m’a convaincu que c’était plus intéressant de faire comprendre cette pensée en l’adaptant, que de l’appliquer de manière systématique. J’ai donc proposé une adaptation de ce concept spatial qui consiste à introduire un espace entre servi et servant pour qu’on puisse les apprécier tous les deux: ce que j’appelle l’espace captif.
Pour continuer sur l’inspiration, il y a aussi la multidirectionnalité de l’espace. La multidirectionnalité, c’est la possibilité de voir un espace selon des points de vue différents. Un architecte grec de l’Antiquité aurait fait des merveilles s’il avait eu les moyens de passer sous un temple. Pouvoir passer sous un immeuble a été une transformation fondamentale dans la vie de l’homme. Il n’y a qu’à voir l’incroyable fascination qu’exerce sur nous un pont, par le fait qu’on peut passer dessous, même si ce n’est pas pour cela qu’on les a faits. Passer sous les pilotis offre une conscience de la multidirectionnalité. Corbu a été le premier à alerter le monde de l’importance de cette sensation, même s’il le disait en d’autres termes. (pp. 221, 224)

[…] Il y a deux familles de préoccupations architecturales. L’une concerne plutôt la compréhension des logiques, constructives ou autres. On cherche à produire de la spatialité en s’intéressant aux parois de l’espace. L’espace ne produit pas alors de grandes modifications en lui-même sur l’être humain. L’intérêt architectural est focalisé sur la manière dont l’espace est cerné. La seconde a plutôt pour objet de proposer une compréhension de soi-même au travers de sa pratique de l’espace. Elle cherche à constituer de la verticalité pour offrir un apprentissage de la pesanteur, avec des espaces qui peuvent de regarder, en surplomb ou d’en dessous. Pour le corps, l’espace est une conquête. On se déplace dans l’espace pour qualifier le temps de vie. L’espace n’est plus une perspective figée, intemporelle. L’espace est un comptabilité de notre temps de vie. Plus vous pouvez bénéficier de toutes les possibilités de cet espace lui-même, plus vous êtes vivant, c’est indiscutable. (p. 227)

[…] Dans les grands architectes, il y a Corbu qui construit l’espace du cubisme. Il le construit avec la promenade architecturale, il introduit le temps dans l’espace. (p.228)

L’espace moderne vous semble-t-il encore d’actualité?
Oui. Car on n’a pas réussi à construire cet espace complètement. On a abandonné avant. Les gens habitent encore d’une manière très primitive. Certains n’ont jamais vécu dans un espace libre comportant une double hauteur, qui permet une vision très particulière de son propre espace. Je pense qu’un enfant né dans un appartement moderne ne se laissera pas enfermer plus tard. Je le pense très profondément. Il faut prévoir des espaces pour que l’enfant apprenne à les moduler et que l’exigence d’ouverture soit profondément ancré en lui. Mais il n’y a pas un monde à quatre mètres sous plafond pour les riches et à deux mètres cinquante pour les pauvres. (p. 229)

A vous entendre parler des murs, on a l’impression qu’ils peuvent être facteur de liberté…
Non, pas de liberté. Le mur apparaît pour porter l’édifice. Et il véhicule des sens tels qu’enfermer, séparer, exclure, protéger. Le mur n’a pas été inventé pour rendre libre. Les murs que nous réalisons aujourd’hui ont la capacité de nous emporter au dehors. A partir de ce moment-là, le mur n’enferme plus. Tout en vous retenant dans l’espace, il vous montre la voie du dehors, il installe l’infini dans un espace en opérant une mise en perspective par la manière dont il va vous donner à voir cet extérieur. Nous sommes dans ce que j’appelle le sentiment premier de l’architecture moderniste, c’est-à-dire une lutte contre l’enfermement.
On peut quelque fois être concrètement enfermé, mais psychologiquement ne pas avoir cette impression. On obtient par exemple ce sentiment lorsque le plafond de l’espace où ‘on se trouve est plus haut que nécessaire. A ce moment-là, le mur que vous avez devant vous n’apparaît plus comme une fermeture, parce que vous avez l’impression qu’il n’y a pas de plafond et cela libère votre esprit. Le mur n’set que l’enfermement de vos jambes, pas de votre cerveau. (p. 238)
(Françoise Arnold et Daniel Cling, « Transmettre en architecture – De l’héritage de Le Corbusier à l’enseignement de Henri Ciriani », Le Moniteur, Paris, 2002, pp. 205-206, 221, 224, 227, 228, 229, 238)

 

Parlons de la notion d’espace, qui est centrale dans votre discours.Beaucoup d’architectes ne savent pas ce que cela veut dire. Rem Koolhaas nous le disait encore récemment. Vous, au contraire, vous la sacralisez, vous en faites l’alpha et l’oméga de l’architecture. Le Corbusier, les néo-plasticiens parlaient-ils d’espace dans ce sens (quasi religieux) ou bien n’est-ce pas une attitude relativementnouvelle et tardive?
Sans doute, puisque Le Corbusier disait l’espace « indicible ». Je ne suis pas historien, mais nous avons à nous souvenir de la pensée soixante-huitarde dans ce qu’elle a eu de meilleur: chez le philosophe Henri Lefebvre, qui disait que l’espace (l’espace social et urbain) était malheureusement devenu aujourd’hui homogène et brisé. Cet espace, il nous a semblé alors qu’il fallait le « qualifier », l’approprier, le réarticuler. Cela a donné naissance à ce qu’à l’époque nous avons appelé l’architecture « urbaine ». Nous étions nombreux à y travailler, avec des démarches diverses et même tout-à-fait contradictoires, modernes ou historicistes.

Bon, mais l’espace proprement architectural ?
La difficulté, c’est que les grands maîtres du mouvement moderne ne nous avaient pas expliqué comment faire l’espace intérieur.

Espace « indicible »?
Indicible chez l’un, organique chez l’autre … Pourtant, nos contemporains avaient été visiter les réalisations du Corbu, d’Aalto, de Wright.
Notre capacité collective à l’amnésie est extraordinaire. Une partie de mon travail consistait donc à travailler cette pauvreté de l’espace extérieur qu’avait déplorée Henri Lefebvre. D’où mes recherches  sur ce battement des façades, considérées comme les parois de l’espace public, sur la façade épaisse et sur cette idée de « tenir » l’espace (souvent mal prise car chargée de maladroites consonances militaires).

Mais l’espace intérieur ? Car c’est bien là que se déploie ce que vous appelez la spatialité.
Pour l’espace intérieur, il y a deux notions parallèles, aussi importantes l’une que l’autre. L’idée qu’il faille dilater l’espace intérieur, l’agrandir, faire que dix m² en paraissent douze. Dilater l’espace, comme toute pensée devrait être une dilatation mentale. Ensuite évacuer ce qui peut paraître blesser, les violences, les arêtes, tendre vers le sphérique. Cela correspond à une certaine idée du bonheur.

Quels moyens pour y accéder ?
Pour cela, nous disposons de deux outils principaux: l’art pictural moderne, un art qui a été boulversé par la pensée cubiste lorsqu’elle a tenté la simultanéité du regard sur divers côtés de l’objet. Et puis le néo-plasticisme, le travail de Van Doesburg et Mondrian qui ont montré qu’on pouvait s’approprier des poches de stabilité (confortables) au sein d’une rigueur d’abstraction. (in: « Entretien » avec François Chaslin et Marie-Jeanne Dumont, in: Architecture d’Aujourd’hui n° 282, 1992, p. 77.)

 

Qu’entendez-vous par l’espace vital d’un bâtiment ?
C’est l’espace qui est tenu par l’architecture. Ses parois forment la limite extérieure du domaine privé, elles sont constituées par les façades des immeubles, mais ne sont pas perçues comme telles. Elles font partie intégrante de l’espace lui-même; elles lui donnent son identité de telle sorte qu’on ne peut plus construire trois pavillons à l’intérieur de cet espace sans l’abîmer.

Revenons à votre désir de « tenir » l’espace. On a voulu voir dans cette obsession de tenir l’espace, un relent de militarisme ou de despotisme urbain. Vos bâtiments, excusez le mot, auraient tenu l’espace « en respect ».
« Tenir » est la simplification d’un concept qui peut s’expliquer mieux peut-être comme la granulométrie de l’espace, du vide qui entoure un objet architectural. L’air est raréfié ou densifié par la présence d’une architecture.
A l’école j’ai tendance à dire: ça, c’est scientifique, c’est-à-dire que je peux amener quelqu’un par la main et lui dire: tu vois bien qu’ici l’air n’est pas aussi chargé que vingt mètres plus loin. Tenir un espace, c’est donc augmenter l’intensité de la pression de l’architecture sur son vide ou sur son espace de recul. (« Entretiens », in: « Henri Ciriani », Electa Moniteur, Paris Milan, 1984, p. 53.)

 

Au début de ma quête [dans la compréhension du mouvement moderne], ma plus grande préoccupation était de savoir si l’espace était l’espace, ou la représentation résultant des parois qui le constituent. J’étais angoissé de ne pas savoir si l’espace était le vide, le creux, ou s’il était ce qui se voit, le support, l’opacité. En fait, cette angoisse renvoyait au pré-moderne, qui postule que l’espace est obligatoirement encadré par des parois.
L’architecture pré-moderne suppose une enceinte porteuse, opaque, immobile et stable.

[…] Dans la spatialité moderne, l’enceinte n’est plus une nécessité. Dès lors, la difficulté est de placer la première opacité. La différence essentielle de cette nouvelle condition tient à la lumière, qui a pour rôle de fixer cette opacité. Dans l’architecture moderne, n’est fixe que ce qu’on veut bien éclairer. La lumière donne à voir; elle immobilise un élément, le pétrit et le pétrifie. (Henri Ciriani, in: Architecture d’Aujourd’hui n°274, avril 1991, p. 77.)

Yoshinobu Ashihara

L’espace architectural peut être créé de deux façons : par addition ou par soustraction. Il en va de même pour la sculpture, qui peut être tantôt un processus d’addition de matériaux ou au contraire une réduction, à partir d’une masse de pierre ou de bois.
Il existe donc une architecture qui ordonne l’espace à partir de l’intérieur, dans un mouvement centrifuge, c’est-à-dire par addition. Il en existe une autre qui met l’accent sur la définition du contour précis et qui construit l’espace architectural par division, de la ligne du contour vers l’intérieur, d’un mouvement centripète, c’est-à-dire par soustraction. La différence de conception entre les deux architectures repose sur le choix entre le tout et les parties ; ou l’on part du tout, ou l’on part d’une des parties. L’oeuvre de l’architecte finlandais Alvar Aalto est un exemple de la première conception, l’unité d’habitation de Le Corbusier à Marseille, un exemple de la seconde.
La grande différence entre ces architectes porte sur la forme et le contenu, ainsi que sur les priorités choisies pour constituer l’espace architectural. L’Unité d’habitation est l’exemple type d’une structure qui privilégie les proportions extérieures et la symétrie, et qui « bourre » le contenu dans l’espace ainsi créé.
[…]
L’architecture, à la différence de la sculpture, est censée accueillir un espace intérieur destiné à l’habitation. Décider de la forme extérieure en premier lieu me semble donc inadapté, et il est préférable de commencer par analyser ce qui est lié à la fonction du logement. La forme extérieure devrait refléter étroitement la nature du contenu.
[…]
La raison pour laquelle j’insiste sur l’oeuvre d’Alvar Aalto est qu’il s’agit d’une architecture constituée par addition et non par soustraction. Parmi ses oeuvres plus tardives, on trouve une église asymétrique et un auditorium dont la forme est irrégulière. On n’y discerne ni module, ni tracé régulateur, ni organisation géométrique comme chez Le Corbusier. Seule reste l’impression que les éléments de contenu nécessaire sont ajoutés l’un après l’autre.(Yoshinobu Ashihara, « L’ordre caché », Hazan, Paris, 1994, pp. 52-58 [trad. Masako Shimizu])

Christian de Portzamparc

L’analyse spatiale: naissance d’une théorie.

Au début des années 1970, je rencontrai l’équipe de recherche de Jacqueline Palmade, spécialisée en psychologie sociale, qui réunissait des sociologues, des psychiatres et des épistémologues. Ils étaient venus m’interroger à l’occasion d’une étude pour le ministère de l’Equipement sur le vécu des habitants dans les cités nouvelles, pour laquelle ils s’entretenaient avec des praticiens, des habitants et des architectes.

Intéressés par mon travail et mes réflexions sur mon métier, ils me proposèrent de les rejoindre, ce que j’acceptai immédiatement. Nous menions de longs entretiens avec les habitants qui exprimaient un sentiment de malaise par rapport à l’espace, se plaignaient de la lumière, de claustrophobie ou d’agoraphobie. L’équipe  analysaient ces plaintes de façon contextuelle et, selon les analystes, étaient appliquées des grilles sémiologiques, sociologiques, psychanalytiques et marxistes.

A cette époque, Paris était la capitale d’une effervescence autour de figures comme Lévy-Strauss, Lacan, puis Derrida, Deleuze, Lyotard et la linguistique était une méthode triomphante. D’ailleurs Roland Barthes proposait une sémiologie urbaine pour analyser la ville classique. Mais je voyais dans ces analyses que l’essentiel de la ville, l’espace, nous échappait car l’espace est un mode d’appréhension du monde et même un mode de pensée qui selon moi ne passe pas, ou pas uniquement, par le langage. A la différence d’une colonne, d’une porte, du dessin d’un sol.

L’espace n’est en effet pas facile à désigner rigoureusement dans la langue, parce qu’il est ce vide dans lequel nous sommes. Dans les conférences que je donnais après mes premiers projets, je parlais souvent du vide, pour désigner cet espace qui nous importe.

Mais les gens qui venaient m’écouter ne me comprenaient pas. Alors, j’ai commencé à parler de Lao Tseu, en citant le fameux poème où il écrit sur le vide: « Ma maison ce n’est pas de toit, ce n’est pas les murs, ce n’est pas le sol, mais c’est ce qui existe entre ces éléments parce que c’est là que je suis. » Là, tout à coup, je constatais que le mot « vide » devenait compréhensible pour l’auditoire en étant attaché à une perception familière. En français, le mot « vide » est angoissant et pourtant c’est un matériau essentiel qui travaille et transforme l’architecte. Dans la tradition, l’espace est ce que le géomètre délimite et que l’architecte enclot de murs et de colonnades, mais dans la théorie de l’architecture moderne, implicite ou non, l’espace est toujours vu comme une sorte de continuité infinie qui traverse les lieux intérieurs et extérieurs, dans une transparence idéale sans barrières, ni fermetures, ni angles. On peut dire que cette vision est déjà présente chez Wright, avant d’être développée chez Rietveld et chez Mies van der Rohe.
(Christian de Portzamparc, in: Jimi Cheynut & Pierre Lefèvre, « Parcours d’architectes », Le Cavalier Bleu, Paris, 2012, pp. 146-147)

Qu’est-ce que cette « émotion architecturale » ?
C.d.P. Il y a quelque chose entre le corps, l’espace, les sensations, le temps. Souvent, j’appelle cela « l’effet de présence » face à l’effet de signification. C’est une évidence forte. […]

Un étonnement radical, primordial, …
C.d.P. Evidemment, cet étonnement est ravivé dans les lieux forts. A Teotihuacan au Mexique, je me souviens de cette impression en découvrant le site. Dans le paysage, entourées de montagnes assez régulières, les pyramides apparaissent d’emblée comme un formidable défi des hommes pour égaler la nature, pour la dépasser. Il y a une analogie immédiate entre la forme des pyramides et celle des montagnes. Sauf que les pyramides sont plus belles. Elles sont parfaites. (p. 82-83)

Avec l’architecture, plus que jamais on voyage avec les images, qui évoquent, trahissent, mais sont censées représenter des lieux réels, des bâtiments nouveaux ou inconnus, dans un effet de réalité décalé, faussé. C’est inévitable. Notre monde s’est agrandi, on ne peut aller voir ce qui a été fait partout. Les choses, les lieux sont connus par images, ce sont elles qui circulent. En plus, avec l’informatique, nous produisons des images virtuelles illusionnistes, montrant des bâtiments qui n’existent pas ou pas encore. En fait, c’est seulement sur place que l’on peut éprouver la vérité de l’espace. (pp. 153-154)

Le Corbusier, Mies van der Rohe, Alvar Aalto, Oscar Niemeyer ont été des inventeurs de formes architecturales et, en plus, ils ont établi une sorte de grammaire de la méthode. Ils lèguent un héritage, un esprit, une plastique, un académisme aussi et des objets glorieux, héroïques toujours,  isolés par principales. Ils lèguent une poétique de l’objet héroïque. Mais pas de modèle urbain qui persiste comme modèle universel. (p. 171)

Pour qu’il y ait pensée sur l’espace, perception de la notion du vide entre les choses, et conscience de cette notion, il a fallu que ce mot soit dit, que le mot existe et, autour de lui, une nappe de corrélats, une sorte de site du langage. Sans le mot, cet isolement du phénomène « espace » n’aurait pas existé comme tel dans la perception, tant la matière, les objets qui nous environnent semblent seuls exister et polariser les sensations et la pratique. De la même façon, la phrase de Lao-Tseu « Ma maison ce n’est pas le mur, ce n’est pas le sol, ce n’est pas le toit, c’est le vide entre ces éléments, parce que c’est là que j’habite » rend sensible à la conscience cette notion du vide chez les auditeurs qui ne le perçoivent pas d’emblée. Cette phrase est plus longue que le mot « espace », elle n’est pas abstraite, elle est comme un idéogramme. Mais c’est du langage.
(Christian de Portzamparc, Philippe Solers, « Voir Ecrire », Gallimard, coll. Folio, Paris, 2003, p. 203.)

Richard Serra

Les sculptures conçues pour un lieu s’élaborent avec les composantes de l’environnement d’un espace donné. […] Ces œuvres constituent invariablement un jugement de valeur sur le contexte social et politique dont elles font partie. Construites sur l’interdépendance entre elles-mêmes et le site, elles interpellent le spectateur de façon critique sur le contenu et l’espace du site. Elles démontrent qu’il est possible de voir la simultanéité des nouvelles relations entre la sculpture et le contexte. Une nouvelle approche comportementale et une nouvelle perception d’un lieu exigent une révision critique de l’expérience qu’on a de l’endroit. Ces sculptures ouvrent un dialogue avec leur environnement. Elles soulignent la comparaison entre deux langages distincts (le leur et celui du site). (Richard Serra, texte d’une conférence à Yale, janvier 1990, in : « Art en théorie, 1900-1990, une anthologie par Charles Harrison et Paul Wood », Hazan, 1997, p. 322 et suiv. ; trad. Annick Baudoin)

Dans la plupart des œuvres antérieures à torsions elliptiques, je travaillais l’espace comme matériau que je manipulais et je me concentrais sur la taille et l’emplacement de l’œuvre en fonction d’un contexte donné. Dans ces œuvres, en revanche, j’ai commencé par le vide, autrement dit, par l’espace, j’ai commencé du dedans vers le dehors, et non du dehors au-dedans, pour pouvoir trouver la peau. (Serra, in mémoire Frédéric Sandri, « Stephen Holl », La Cambre, 2000, p. 107, sans réf.)

De l’œuvre de Richard Serra se dégage toute une sensation palpable de changement autour de soi. Alors que l’on déambule à côté de ces masses, il se passe quelque chose de particulier qui a rapport avec la masse, la densité et le vide. On sent qu’il y a déviation de certaines règles physiques – comme la lumière est déviée par la gravitation. (Philippe Starck, « impressions d’Ailleurs » avec Gilles Vanderpooten, Editions de l’Aube, Paris, 2012, pp. 115-116)

Ne jamais travailler à partir du dessin, mais toujours avec le modèle; commencer non pas par la forme, mais par le vide, en faisant tourner l’espace. C’est comme prendre une roue, et la faire rouler, mais pas droit C’est quelque chose que l’ordinateur ne sait pas faire. Vous voyez, l’espace se ferme, s’ouvre, se ferme. (in: Beaux-Arts magazine n° 254, août 2005, p. 46.)
Regardez, l’extérieur s’incline comme une sphère tandis que l’intérieur est concave. Les murs tendent à respirer quand tu marches dedans plus ou moins vite en fonction de ton propre rythme. Cette installation s’inspire de l’idée de l’existence de temporalités multiples ou superposées. Le temps émotionnel ou esthétique de l’expérience sculpturale est tout à fait différent du temps réel.   (Idem, p. 50)

L’architecture est le seul langage plastique qui offre la possibilité de marcher, de regarder, de changer d’espace. (Serra, in: Jean-Luc Chalumeau, « Les 200 plus belles sculptures du monde », Chêne, Paris, 20089, p. 402.)

Alors que la physicalité de l’espace a toujours été l’une des grandes préoccupations de cet artiste, dans ces œuvres, c’est l’espace qui devient le matériau. « Dans la plupart des œuvres antérieures à Torsions elliptiques (Torqued Ellipses, 1996–), je créais l’espace entre le matériau que je manipulais et je me concentrais sur la dimension de l’œuvre et sa place par rapport à un contexte donné. Dans ces œuvres [exposées au Guggenheim de Bilbao] en revanche, j’ai commencé par le vide, autrement dit par l’espace, je suis allé de l’intérieur vers l’extérieur, et non l’inverse, pour pouvoir trouver la peau. (Lynne Cooke et Michael Govan. « Interview with Richard Serra », dans Richard Serra: Torqued Elipses,  Dia Center for the Arts, New York, 1997, page 13.) in: http://www.guggenheim-bilbao.es/fr/guia-educadores/materiaux/

Je considère l’espace comme un matériau. L’articulation de l’espace a pris le dessus sur toutes les autres préoccupations. J’essaye d’utiliser la forme sculpturale pour rendre l’espace distinct. (http://www.azquotes.com/author/28282-Richard_Serra)

Ce en quoi je suis intéressé, c’est de révéler la structure, le contenu et le caractère d’un espace et d’un lieu en définissant une structure physique au travers d’éléments que j’emploie. J’ai utilisé l’acier pour faire des espaces ouverts ou fermés, intérieurs et extérieurs.
[…]  La manière dont mon travail diffère [des autres sculpteurs] se trouve dans le sens que je n’opte pas pour que son contenu soit compris comme visuel. Cela a plus à voir avec un champ de force généré, ainsi l’espace est discerné plus physiquement que visuellement. (Richard Serra interviewé par Liza Bear, publié dans Art in America, May-June 1976, repris dans: « Richard Serra Writings Interviews », The University of Chicago Press, Chicago, 1994, pp. 36, 40.) [trad. Marc Crunelle]

Je ne veux pas déposer des objets sculpturaux dans un espace mais faire en sorte que l’espace tout entier devienne une sculpture. Quand le lieu est vide, on marche de long en large. J’ai pensé : pourquoi ne pas faire œuvre de cette déambulation? Pure spéculation! Mais c’est exactement ce que je veux faire : considérer l’ensemble comme un espace en mouvement. Au Grand Palais, je dresse cinq plaques d’acier identiques, qui font 17 mètres de haut et 4 mètres de large, et 13 centimètres d’épaisseur. Chacune pèse 73 tonnes. Mais il s’agit d’une seule œuvre, composée de cinq éléments.

Les visiteurs créent eux-mêmes une chorégraphie… Quand vous suivez l’axe central, vous faites face à une suite de plans; les plaques sont placées verticalement, à intervalles réguliers. Elles sont légèrement inclinées à la base, ce qui signifie que le sommet est décalé de l’axe central. Or, tout en étant verticales, elles donnent l’impression à celui qui se déplace de pencher vers lui ou en arrière, sur 114 mètres de long. Je veux donner à cet espace une nouvelle tension.

[…]  Je m’intéresse au mouvement dans le paysage; comment un lieu se transforme quand nous nous déplaçons, comment nous le recréons à chaque pas, selon chaque perspective.

[…]  J’essaie de regarder la réalité d’un espace et j’utilise le langage de la sculpture pour en proposer une lecture nouvelle.

[…]  En visitant, à Rome, Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines, l’église de Borromini, avec sa nef ovale qui entre en torsion vers le haut, j’ai été inspiré et stimulé. En tordant un volume de section elliptique sans changer ses dimensions, nous avons créé, à partir de 1997, des formes jamais vues.

[…] Mon travail ne se réduit pas à une Gestalt, à une forme. Il vise une expérience directe de la réalité, dans l’espace physique, dans le moment temporel et le mouvement de votre déplacement : espace et temps. C’est ça qui touche les gens dans mon travail, je pense.(extraits de l’entretien de Richard serra avec Michèle Champenois, in: « Richard Serra, les promenades du dompteur d’acier », Le Monde Magazine, 18 avril 2008)

 

Bertrand Goldberg

Bertrand Goldberg: On pourrait dire que la structure de poutres et de piliers est un squelette sans vie, alors que nous utilisons un système biologique plus efficace: nous utilisons la peau qui protège l’organisme comme structure.

Heinrich Klotz: Quand vous avez conçu la coquille des Hillard Towers, la structure a-t-elle été déterminée uniquement par cette fonction nouvelle ou bien aviez-vous aussi en tête la manière dont les surfaces seraient distribuées?

B. G.: Je serais un sacré imbécile si je disais que la forme de la structure n’a pas été influencée par la conscience préalable des formes spatiales.

John Cook: Il semblerait que la définition de l’espace doive être secondaire pour vous qui avez étudié si longtemps avec Mies.

B. G.: Oui, mais voyez-vous, ceci est le domaine nouveau des formes spatiales qui produisent une structure. C’est l’antithèse des formes structurales produisant un espace. Dans le système de la poutre et du pilier, le seul point d’intérêt architectural à l’égard de l’espace est un vocabulaire limité et sûr destiné à parfaire les angles droits à l’intérieur d’un système de modules.

J. C.: La complexité de la vie se trouve aussi contrainte par le rectangle du système poutre-pilier.

B. G.: C’est ça. En tant qu’individu, Mies, rappelez-vous, a toujours réalisé de beaux et grands espaces. Ses capacités de créateur, d’artiste, n’ont jamais été limitées par l’inhumanité du système. (p. 220)

B. G.: Notre époque est passée de la domination du plus petit commun dénominateur à celle du plus grand commun dénominateur. Ce glissement nous a fait passer du concept d’une idée structurée unique à la compréhension d’idées multiples coexistant simultanément pour former une unité organique.

En architecture, nous avons exprimé ce changement par la méthode structurale en passant de la poutre et du pilier au concept d’espace en tant que structure. L’espace comprend les éléments gens et temps; l’espace comprend les matériaux, les formes et la prise de conscience de soi. Ces éléments combinés comprennent aussi un autre dénominateur que je qualifierais de système structural. Ces éléments combinés, je les ai appelé espace cinétique.

Marina City a été, pour nous, le premier gratte-ciel que nous avons libéré du formalisme de l’angle droit de la poutre et du pilier. Dans cette recherche, nous avons pris conscience de l’effet de l’espace cinétique à la fois sur la réaction dynamique des gens et sur la réaction statique de la structure.

En partant de nos découvertes à Marina City, nous avons fait de plus amples recherches d’espace cinétique avec les Hillard Houses. Le concept structural du noyau de Marina City a été remplacé par une coquille plus efficace dont la forme est une définition de l’espace et le reflet des mouvements humains dans cet espace.

Plan d’appartement du Marina City
Plan d’appartement de Hillard Houses

Ces deux systèmes structuraux pourrait être comparés comme étant l’un, celui de la coquille, celui du plus grand commun dénominateur, l’autre, celui de la poutre et du pilier, à celui du plus petit commun dénominateur.

Le système poutre-pilier propose une discipline abstraite imposée par le système dimensionnel de la construction. Les Hillard Houses proposent une discipline humaniste imposée par les activités familiales: l’espace utilisé comme structure. Plutôt que de délimiter l’espace en fonction des exigences du module d’un ingénieur, les Hillard Houses nous proposent d’étendre notre conception de la beauté d’une structure jusqu’à inclure les émotions humaines, la pensée et l’environnement social.

H. K.: Ces conceptions peuvent-elles devenir des principes? Peuvent-elles trouver application au-delà de la dimension domestique du logement?

B. G.: Si l’espace doit changer de forme, toute structure qui est espace devrait suivre le changement. Pour paraphraser: la structure suit l’espace. Et aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous pouvons construire n’importe quel espace que nous imaginons.

H. K.: Quand vous avez commencé  construire de cette manière nouvelle, pensiez-vous à sortir du rectangle?

B. G.: J’i demandé une fois à Mies, quand j’étais son élève: « si la grande architecture doit continuer vos formes rectilignes, pourquoi y aurait-il un autre architecte? Notre avenir sera-t-il uniquement de faire des copies de votre oeuvre? » La réponse de Mies a été: « Eh bien, Goldberg, est-ce que cela ne suffit pas ? » (pp. 224 à 226)

B. G.: [toujours à propos du Marina City] J’ai insisté pour que nos clients construisent aux dimensions réelles une maquette de deux appartements: l’appartement à une chambre à coucher et l’appartement de rendement. […] Ce faisant, j’ai fait ma première découverte: ce que je n’avais pas deviné, c’était que l’espace semblait à chacun plus grand qu’il n’était en réalité.  […] Cela m’a fait penser: pourquoi ces espaces, qui étaient tout à fait minimaux, donnaient-ils cette impression? Personne ne savait combien de pieds carrés comportait chaque appartement, l’impression était donc absolument subjective. J’ai commencé à faire des recherches là-dessus et la conclusion à laquelle j’ai abouti est que l’espace dit cinétique, créé par des murs non parallèles, donnait l’illusion d’une dimension extensible.

H. K.: Le plan de base de chaque pièce ressemble à une pétale. Est-ce cela l’espace « cinétique »?

B. G.: Eh bien, non, j’appelle cinétique tout espace qui a un mouvement.

H. K.: Ce qui veut dire qu’un espace baroque comme l’intérieur de Vierzehnheiligen est un espace cinétique, un espace en mouvement.

B. G.: Oui, oui. Là où le rapport de l’individu à l’espace dans lequel il évolue se modifie constamment quand il bouge dans la pièce, vous avez un espace cinétique. Cela ne signifie pas que tout espace circulaire soit nécessairement cinétique. Un espace aussi parfaitement circulaire que le Panthéon n’est certainement pas cinétique.

H. K.: Ceci est l’antithèse du classicisme, où l’on est confronté à un espace délimité par les quatre angles ou par le périmètre du cercle régulier.

B. G.: Le seul état de l’espace dont on prenne une conscience totale à l’instant même où l’on entre, c’est l’espace statique classique (non cinétique). Il ne change plus, quels que soient les mouvements humains. (pp 234-235)

B. G.: … Si vous retournez  aux écrits de Le Corbusier, vous verrez qu’il a dit que l’angle droit est la forme la plus parfaite de toutes les formes parce qu’elle est la seule qui soit mesurable. Cela, bien entendu, je ne puis l’accepter. J’ai commencé à dire autre chose sur certaines qualités de l’espace. Il y a un effet que nous appelons « anonymat spatial », par exemple.

H. K.: Qu’est-ce que cela veut dire?

B. G.: Cela signifie un espace anonyme qui est sans rapport avec l’être humain. C’est un espace où il ne se sent pas à sa place.

H. K.: Parleriez-vous des grands espaces des hauts bâtiments de Mies comme espaces anonymes?

B. G.: Il n’est pas nécessaire d’avoir des espaces gigantesques pour parler d’espace anonyme. Je pense que les appartements FHA moyen est de ce type d’espace anonyme. L’espace ne reflète pas l’être humain. Toutefois, je pense que ce que réalise l’espace dans les Hillard Houses, c’est de réaffirmer les espoirs que forment les individus pour eux-mêmes en société. C’est cela que je voulais dire en parlant du plus grand commun dénominateur. C’est une nouvelle manière d’organiser l’esthétique. (p. 238)

(Bertrand Goldberg in: John Cook & Heinrich Klotz, « Questions aux architectes », Mardaga, Bruxelles-Liège, 1974, pp. 220, 224-226, 234-236, 238)

Rafael Moneo

La Biennale d’architecture de Venise 2018 avait pour thème: « Free space ».
Rafael Moneo y présentait la mairie de Murcia accompagné de ce cartel:
La perception de l’espace libre (« free space » ) apparaît au moment où la condition d’un bâtiment en tant qu’artefact se met en recul, et que l’espace est senti comme une expression sensorielle de la liberté, nous permettant d’oublier pour un instant le monde bâti et la discipline de l’architecture. Paradoxalement, la meilleure architecture est celle qui nous permet d’ignorer notre environnement construit. L’architecture n’est plus le spectacle, mais est imprégnée dans l’espace libre. Ainsi, l’espace libre ne devrait pas être confondu avec l’idée d’une fabrication d’espaces permettant de manifester la liberté de création de l’architecte, où sa fantaisie est produite sans contrainte. La liberté pour un architecte résulte souvent par l’absence de liberté pour les occupants, capturés dans son architecture. L’espace libre apparaît quand l’architecture s’estompe malgré sa présence physique. Il y a des moments où nous sommes capables de ressentir une sorte de plénitude et une liberté personnelle, sans entrave par l’architecture. C’est cette expérience pure où la construction devient une seconde nature, qui nous facilite sans s’imposer.
Nous ne devrions pas associer la notion d’espace libre à l’ouverture qui se passe dans l’espace public, là où notre vie prend place en communauté avec les autres. L’espace public implique l’acceptation de la contrainte du vivre ensemble. Mais les espaces publics ne génèrent pas toujours le sentiment de liberté qui caractérise un espace libre.

L’extension de la mairie de Murcia sert d’illustration à ces idées. Le bâtiment soulève des questions bien connues, en rapport avec des notions d’histoire, langue et contexte, pour n’en citer que quelques-unes. C’est assurément un travail d’architecture, un artéfact construit intégré dans la ville. Mais il se dissout dans l’espace de la place avec l’idée de générer une sorte de liberté dans l’espace qui me semble à moi représenter clairement cette notion d’espace libre que je mentionnais plus haut. L’espace libre est la plus grande réussite qu’un travail d’architecture puisse espérer et peut-être un des rares moments que cela m’est arrivé (d’avoir) dans ma carrière. (trad. Marc Crunelle)

James Turrell

Une oeuvre intitulée Heavy water.
Il s’agit d’une oeuvre aquatique, une oeuvre qui concerne la lumière dans l’eau au-dessous de nous et la lumière dans l’air au-dessus de nous. C’est une oeuvre dans laquelle on doit entrer physiquement, dans laquelle il faut d’abord plonger, puis nager pour se retrouver ensuite à l’air libre, sous le ciel. Deux choses m’intéressent ici, la qualité de la lumière dans l’eau et l’air.

Qu’est-ce qui différencie précisément selon vous la perception de la lumière dans l’un et l’autre élément?
Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de montrer la lumière en train d’habiter l’espace. Nous avons l’habitude de percevoir la lumière comme délimitant des surfaces. Il est temps de la percevoir dans l’espace.

[…] La lumière est un matériau que j’utilise et je manipule pour travailler sur le médium de la perception. Ce qui est important pour moi cependant, c’est de garder physiquement sa matérialité à la lumière, c’est de donner à percevoir cette réité [=réalité matérielle]  qui permet d’exposer la lumière au même titre que n’importe quel objet. J’apprends ainsi au moyen de la lumière à modifier l’espace visuel, ses délimitations. Sans avoir recours à aucune espèce de mur ou de limite physique, j’utilise sa capacité à construire l’espace.

[…] Dans un rêve conscient, sous assemblons totalement une réalité que nous n’avons jamais vue, et, en totalité, nous rendons les choses physiquement présentes. On peut comprendre ainsi peut-être mieux pourquoi il était pour moi avant tout nécessaire que la lumière habite simplement l’espace, sans être enfermée dans des boites en verre ou en plexiglas. On doit avoir l’impression que la lumière obéit aux mêmes règles que dans le rêve. En un sens, quand nous voyons des espaces comme ceux des « Space divisions« , nous ne sommes pas surpris de les voir, nous avons toujours su que la lumière se présentait à nous de cette façon. Ce qui est surprenant, en revanche, c’est de la voir dans un espace que d’habitude elle n’occupe pas, dans un espace où, habituellement, elle délimite simplement des surfaces. Car cette qualité à travers laquelle l’épaisseur de l’espace est révélée, en particulier dans les lointains, au couchant, nous ne la ressentons pas dans les espaces clos où nous vivons. Cela me conduit à dire que les espaces que j’invente ne sont pas inattendus, simplement on ne les voit pas dans la réalité que nous avons créée.

(James Turrell, interview dans Art Press n°157, avril 1991, 17-19.)

Jean-Michel Wilmotte

Si l’architecture est ce qu’on en voit au premier abord, murs, fenêtres, façades, rideaux d’arbres, elle est aussi cet espace immatériel, ce volume d’air qu’on découvre en y vivant ou en y travaillant. En Italie, on décrit souvent des logements, non en m², mais en m³. Un exemple à méditer. (Jean-Michel Wilmotte, « Dictionnaire amoureux de l’Architecture », Plon, Paris, 2016, p. 238.)

Raphael Zuber

Construire est devenu de plus en plus compliqué. Les architectes doivent faire face à une accumulation de problèmes aux difficultés croissantes. En conséquence, L’ESPACE, qui est au cœur de notre discipline est souvent oublié, ignoré ou simplement perdu.
Je suis convaincu que l’espace, dans toute sa complexité, a un impact fondamental sur toutes les facettes de notre conscience et bien-être.
Les qualités spatiales ne sont pas mesurables précisément, mais il y a des raisons du pourquoi nous aimons ou détestons quelque chose. Ce que nous expérimentons avec nos sens, nous le testons avec notre intellect. Ce en quoi nous faisons intuitivement confiance, nous le clarifions avec l’abstraction. Notre jugement est toujours basé sur une conviction personnelle, mais il y a, c’est certain, aussi des conditions spatiales archétypiques qui touchent presque imperceptiblement nos instincts basiques et influencent nos vies quotidiennes.
Je propose dès lors, sans ignorer les évidents problèmes sociaux actuels, de se concentrer sur l’espace architectural, de réfléchir à ce que pourraient être de grands espaces et à comment nous pourrions les créer et les construire. Notre travail est un appel à donner signification et importance à l’espace.
(Raphael Zuber, sentence présentée à la 15ème biennale de Venise, 2016. [trad. Marc Crunelle])