Espaces remplis

L’espace architectural peut devenir le lieu d’expérimentations fort intéressantes lorsqu’on lui donne une épaisseur et une densité inhabituelles.
Ann Véronica Janssens remplit de brouillard des salles du Mukha à Anvers musée et nous plonge dans des espaces où nous perdons nos repères  (voir cet onglet);
dans le pavillon suisse de la biennale de Venise, Decosterd et Rham recréent l’atmosphère de haute montagne, à l’air raréfié en oxygène et d’une luminosité intense;
et Soto remplit un espace de fils suspendus et crée un un lieu des plus perturbant et amusant.

Installé précédemment à Berne, Düsseldorf, Hanovre, Amsterdam et Bruxelles, il faudra attendre 1969 pour s’enfoncer dans le Pénétrable de 400m2 formé par 80 km de tiges équidistantes, suspendues à une structure portante de Jean Prouvé, et installé par Soto couvrant entièrement sur le vaste parvis du Musée National d’Art Moderne de la ville de Paris, pour être réellement dans une grande réalisation tactile à 3 dimensions.
Cette oeuvre est l’aboutissement d’une démarche de peintre préoccupé d’art optique ayant petit à petit détaché les lignes, les tiges et les fils du plan du tableau afin d’en augmenter les possibilités d’effets de croisements, de superpositions et de vibrations des lignes. Dans ce cas, il n’y a plus de fond, uniquement un labyrinthes de lignes verticales dans lesquelles on pénètre, on s’enfonce et on se perd. « Ce n’est pas, dit-il, parce qu’on fait le tour d’une pièce avec une peinture, à la manière des fresquistes du XVè siècle, qu’on réalise un environnement. Même au centre d’un panneau circulaire, qu’il soit cinétique ou statique, nous sommes toujours en face de l’oeuvre. Nous restons des observateurs… » et d’expliquer que tout son effort est, au contraire, de nous mettre dans l’oeuvre, sans recul possible, sans distance objectivante. « L’homme n’est plus ici et le monde là. Nous sommes dans le monde comme le poisson dans l’eau. Nous ne sommes plus des observateurs mais des parties constituantes du monde réel. Nous aussi nageons dans le plein et c’est ce plein que je voudrais faire ressentir avec mes oeuvres enveloppantes » (Jesús-Rafaël Soto, in: Le Nouvel Observateur, Paris, 14 juillet 1969, pp. 36-37;)

Et Christiane Duparc, dans le même article, d’ajouter: « On ressent. Mieux: on s’amuse. Le Pénétrable en plein air du Musée d’Art Moderne est un des lieux les plus gais de Paris. J’ai vu des vieux messieurs y faire des cabrioles, des enfants s’y poursuivre en patins à roulettes, des jeunes gens rougissants s’y prendre la main, deux critiques s’y réconcilier, un jaloux y chercher sa femme. Curieuse atmosphère, étrange silence: on voit des êtres plein de santé s’atomiser dans une espèce de tulle. Trois pas dans les fils et vous voilà devenu tache vague, ectoplasme déjà grignoté. Certains traversent le pénétrable de bout en bout, yeux clos, bouche ouverte comme s’ils prenaient la pluie. D’autres piétinent, hagards dans la tempête comme pendant la retraite de Russie. » (Christiane Duparc, « Le Descartes du Cinétisme », in: Le Nouvel Observateur, op. cit., p. 37.)

Dans ses pénétrables, Soto veut faire prendre conscience des forces invisibles qui nous entourent. Il expérimente l’effet de contrainte physique sur le corps humain; la structure agit en tant qu’outil de comportement et d’exercice gestuel où les lianes en nylon constituent un piège topologique. Topologique dans les deux sens du terme: aussi bien un piège qui détruit la logique de l’espace, qu’une image abstraite de ces forces qui nous entourent, rendue à la fois concrète et immatérielle par sa matière et ses vibrations. Les lianes s’accrochent au corps, gênent le passage, se répandent sur le visage et rendent de leur insistance le circuit difficile.

Soto utilise les possibilités du conditionnement psychosensoriel. La notion de mouvement devient essentiellement un problème de relations entre le regard et l’objet et non seulement la conséquence d’un déplacement dans l’espace. Le pénétrable est une construction momentanée de recherches qu’il a mené dans l’art cinétique: l’espace perçu devient espace vécu. Le spectateur fait partie intégrante de l’oeuvre et occupe le même espace. Ce sont ses déplacements qui engendrent la dématérialisation visuelle du volume. Et le fait d’entrer dans l’oeuvre donne une tout autre perception de celui-ci: à la fois d’ordre physique (on appréhende l’oeuvre avec tout son corps) et d’ordre psychologique (on ressent des sensations qui perturbent la perception habituelle qu’on a des choses). Expérience d’un monde sans proportions « dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Un monde sans forme, sans clôture, qui « respire » sans relâche de l’infiniment lointain à l’infiniment proche.

Soto ne cherche pas à créer des spectacles pour l’homme de la société des loisirs, il lui propose une expérience physique et poétique de la réalité.

Autre témoignage de cette expérience de traverser un pénétrable: voici ce qu’en disait une visiteuse:
« J’entends des rires, des cris qui résonnent en sons étouffés comme dans une piscine. Les voix me guident vers le pénétrable. J’écarte le rideau de fils devant moi et j’entre à mon tour dans le plat de spaghettis géant. Les plastiques-nylon s’enroulent autour de moi. Ils m’agrippent et me retiennent dans une course contre le temps. Je regarde la continuelle métamorphose des lianes qui s’agitent. Mes mains frôlent légèrement les tiges transparentes. Elles m’échappent et retombent rapidement en un mouvement lent. Je recommence et j’espère enfin attendre un son doux comme celui d’une harpe. La lumière est trouble. Je me laisse flotter dans cette vapeur, dans cette transparence. Mais, me voilà perdue au creux de cette jungle qui m’offre à chaque pas un autre piège arachnéen. Mes yeux se perdent, s’affolent, cherchent obstinément à distinguer le réel de l’imaginaire. Complètement déboussolée, je suis entraînée dans une fièvre où la logique n’existe plus. Les mirages se succèdent et provoquent des vibrations visuelles et intérieures. De temps en temps, je distingue une silhouette qui rôde devant moi dans cette baraque de foire. Dans une ambiance de fête, j’imagine facilement des personnages travestis apparaissant par surprise par derrière les masses de fils. Envahis par les serpentins, je vis une étrange joie. Je ne peux plus voir les limites de l’oeuvre. Les bornes de l’environnement s’érigent là où ma vue perd sa puissance et occupe tous mes horizons. Je panique devant ce monde infini, j’étouffe, les cordes m’étranglent. Je cherche affolée la sortie dans cet espace qui est devenu un gouffre. Enfin, me voici libérée. Déjà sortie, je me débats dans le vide que je pénètre dès lors comme une matière. Le vide qui m’entoure prend tout à coup une densité et une importance qu’il n’avait pas certes pas avant. (Pascale Deneft, « Soto », travail de fin d’étude, Académie Royale des Beaux-Arts, Bruxelles, 1981, p. 30.)