Espaces fonctionnels et émotionnels

On ne compare pas
des pommes et des poires

CLASSIFICATIONS

Autant au théâtre il existait traditionnellement trois genres : la comédie, la tragédie, la satire; autant je crois qu’il existe différentes natures d’espaces architecturaux, et ce en fonction de leurs destinations.
Nous connaissons déjà la fructueuse classification proposée par Robert Venturi et Denise Scott-Brown, (« L’enseignement de Las Vegas », Pierre Mardaga, Bruxelles, 1978.) distinguant ″canard″ et ″hangar décoré″ permettant de classer presque tous les bâtiments de l’histoire de l’architecture dans l’une de ces 2 catégories et d’établir ainsi une distinction qui restera valable dans le futur: il y aura toujours des bâtiments qui exprimeront leur fonction en volume et d’autres, par une indication, un écriteau, un signe, un logo, quelques lettres.

Je crois qu’on peut distinguer également des espaces fonctionnels et d’autres émotionnels. Les premiers étant les plus connus, les plus répandus, les plus enseignés, je m’étendrai pas sur ceux-ci mais essayerai de dégager les caractéristiques inhérentes aux seconds.

Une classification dans laquelle l’un n’est pas inférieur à l’autre, c’est simplement un autre but, une autre destination et les arguments de l’un ne sont pas applicables à l’autre.

Cernons la notion : (peut-être de manière un peu caricaturale) :
Dans l’espace fonctionnel, l’espace est au service d’un programme d’actions afin que celui-ci fonctionne ″mécaniquement″ le mieux possible, comme par ex. une cuisine de restaurant où l’emplacement et la disposition des différentes surfaces de travail facilite au mieux les trajets; où chaque chose est à sa place. L’efficacité, l’économie des gestes, la facilité des parcours, etc… sont au centre de la composition. C’est aussi l’esprit à la base du design et de l’ergonomie.

Dans l’espace émotionnel, la fonctionnalité joue très peu de rôle. L’exemple le plus emblématique est peut-être le sauna finlandais. Fonctionnellement, le programme se réduit en une ligne et à 4 composantes: un réchaud, des banquettes, des murs, le tout en bois.
Mais émotionnellement, c’est un des lieux les plus importants pour les Finlandais: endroit de détente, de relaxation, de coupure avec le monde des affaires, mais aussi lieu de rencontres, d’hygiène et de sociabilité, inséparable de la culture où traditionnellement on naissait et on mourait. C’est un espace plus à être qu’à faire.

AUTRES LIEUX

Historiquement, on pense déjà aux thermes antiques. A Rome, un des plus grands programmes construit a été les thermes de Caracalla: sur plus de 10 Ha, ce ne sont que bains publics et privés, nage, massage, exercices de gymnastique, etc… qui architecturalement se présentait avec ses piscines d’eau chaude: caldarium; des pièces tièdes avec piscines: tepidarium; des salles de sudation sèches; frigidarium: des pièces froides avec piscines.
Mais ce qui fait que ce lieu de pratique sociale quotidienne (il pouvait accueillir plus de 1600 personnes) soit plus que des aménagements fonctionnels, c’est son cadre de marbres multicolores et d’œuvres d’art, ses nombreuses sculptures isolées ou en niche, ses peintures et son environnement de salles de lectures, de concert, de jardins ombragés et des jeux de fontaines.
On devait être d’emblée saisi par la hauteur des voûtes, la dimension du frigidarium (58 x 24m), du caldarium (34 m de ø), par la décoration, impressionné par la richesse des mosaïques et des fresques. Comment justifier des voûtes comparables à celle du au hall de Grand Central Station à New York ou au vestibule de la gare de Milan.

Ce programme, s’est largement propagé : sous l’Empire, les termes se construisent dans de nombreuses villes et on en recense 70 à la fin du 1er siècle après J.C. et plus d’un millier 2 siècles plus tard. Ceux de Caracalla, inaugurés en 216 ap. J.C. fonctionneront jusqu’à l’invasion des Visigoths en 537.
Les Hammam entrent dans cette catégorie et en sont en quelque sorte leur version orientale.
Les stations thermales, les architectures des villes d’eau du XIXè siècle, où tout travail est exclu et tout est au service du bien-être et de la détente des curistes rejoignent les premiers exemples. La décoration, la scénographie générale, les promenades sont conçues dans ce but. Le caractère même de l’architecture pleine de fantaisie que l’on découvre à Carlo Vivari, Vichy, Baden Baden, etc…

Plus récemment, un exemple emblématique sont les thermes de Vals de Peter Zumthor. ″pierres et eau″ comme le commente l’architecte. Baignant dans une lumière atténuée, ce ne sont que bassins à températures différentes, des salles de sudations et un solarium. Une architecture à prendre son temps, à demeurer immergé, des espaces pour se reposer, pour l’agrément, la détente dans une eau unique, curative et bénéfique pour le corps.
Ce qui en fait un lieu unique, si différent des autres termes possédant le même programme, c’est l’environnement, la présence physique forte, totale, particulière de la pierre locale. Zumthor dit sa redevance aux artistes d’Arte povera et à leur manière de lire les matériaux que je qualifierais d’affective. (Peter Zumthor. « Thinking Architecture », Birkhaüser 2006, Basle.) La mise en œuvre particulière de la pierre Gneiss de Vals couvrant toutes les surfaces intérieures de ces termes donne une présence directe, caverneuse et étonnante qui en font la caractéristique de ce lieu remarquable.

Aujourd’hui, le wellness, la recherche du bien-être, a engendré de nouvelles attitudes architecturales. Les critères d’émotionnalité y sont prépondérants. Terrasses, belles vues, calme, éclairage doux, lignes ondulantes, ambiances sereines, … tout pour l’agrément, la quiétude et la sérénité.

Les belvédères, signifiant belle vue, pavillons d’observation, sont une construction qui n’a d’autre but que de contempler une vue s’étendant au loin et qui en font un espace émotionnel aussi.

Le musée juif de Libeskind à Berlin est à joindre dans cette catégorie d’architecture émotionnelle. Des couloirs de mise en condition, un patio extérieur aux sols et murs déstabilisants, un haut espace en béton anguleux et nu avec une seule fente de lumière tout en haut, une pièce au sol recouvert de figures plates en acier qui crient lorsqu’on marche, cherchent à plonger le spectateur dans une certaine ambiance, le mettre dans un état d’esprit sensible et réceptif à l’holocauste. Le fonctionnel s’estompe au profit d’une scénographie émotionnelle.

Par extension, je pense qu’il existe un urbanisme émotionnel : Tout le monde a connu ces lieux en Italie ou en Espagne où en fin d’après-midi des familles déambulent, se promènent, sans autre but que de se balader, rencontrer les gens, croiser des regards, saluer d’autres familles, se montrer,…
La création du Cours la Reine n’avait pas d’autre but: se croiser, se rencontrer, rien faire. Cette allée « Conçue à l’origine pour des promenades d’apparat de la reine et de sa cour, fut ouverte en fin de compte à toutes les personnes élégantes circulant dans des carrosses tirés par quatre chevaux, tout comme l’accès au jardin des Tuileries était autorisé aux promeneurs bien habillés. Les promenades mondaines remplissaient diverses fonctions. D’un point de vue pratique, on allait au cours pour rencontrer des gens importants, apprendre les dernières nouvelles et faire savoir que l’on était en ville. C’était aussi un endroit où se montrer pour le simple plaisir de voir et d’être vu. Le cours était également un haut lieu de la vie galante. »
« Des promenades élégantes du genre de cours la reine, fréquentée par le beau monde à heures fixes, jouèrent un rôle important dans la vie sociale des grandes villes à partir de la fin du XVIIè siècle jusqu’au XIXè. Elles se distinguaient des allées et venues et avenues occupées à toutes heures par des gens de toutes conditions. » (Mark Girouard, ″des villes et des hommes″, Flammarion, Paris, 1987, pp. 186 et suiv.)
Un aménagement urbain et une géométrie au service d’programme émotionnel.
J’ai vu la même chose, ce même besoin sur la promenade des Anglais à Nice.
Tous ces lieux ont en commun cette pratique particulière de l’espace: s’y promener, ni trop vite, ni trop lentement, mais sans faire d’arrêt. C’est tout à la fois se balader (marcher sans but) et déambuler (idem). Cette pratique vieille de plusieurs siècles est la perpétuation vivante de l’ancien régime ?
Tous ces lieux où l’émotionnel est le principal et où par contre, tout le programme fonctionnel ne se réduit qu’à un seul verbe, bien particulier pour cette forme de mouvement: se promener.

En Asie, les pavillons de thé japonais sont à inclure dans cette catégorie. Espace réduit, où tout est porté à l’attention aux choses, aux objets, au moment présent, ″ici et maintenant″. On n’y fait rien d’autre que s’y réunir pour prendre le thé, ″enjoy the moment″ porter attention aux ustensiles, aux quelques éléments artistiques déposés.
L’entrée basse et étroite, oblige les participants à s’abaisser. A l’intérieur, la pièce comprend une alcôve, le tokonoma, dans laquelle sont déposés une calligraphie, une peinture ou un arrangement floral. Le foyer sert à faire bouillir l’eau et chauffer la pièce en hiver.
Junishiro Tanisaki dans son ouvrage ″l’éloge de l’ombre″, préconise que les lieux d’aisance gardent leur esprit de détente qu’ils avaient traditionnellement. Il y voyait une « des expressions les plus abouties du raffinement japonais ». (« L’éloge de l’ombre », Editions Verdier, 2011.) Si le programme en est fonctionnel, il doit perpétuer un esprit d’ambiance émotionnelle.

J’aimerais terminer par un exemple d’architecture qu’on saisit avant tout comme émotionnelle à la simple lecture de ces extraits décrivant le Tsing Yi Yuan: palais d’été situé à Pékin: ″Devant les bâtiments il y a deux portes. En les franchissant on trouve à droite et à gauche deux arches. Entre les piliers il y a un pont de pierre qui franchit la Rivière de la Lune. Près du pont se trouvent les salles d’attentes officielles. A l’intérieur du palais on voit la salle d’Audience officielle avec des chambres d’audience au nord et au sud. Devant elles on voit l’Etang du Croissant ; au nord, la salle du travail, Tche Yuan; à l’ouest de celle-ci la salle de Musique, Yun K’in ; et le porche du Son de la Neige qui tombe. A gauche, le bâtiment à deux étages appelé Véritable Harmonie. Derrière la salle d’Audience officielle et à l’ouest se trouve la salle des Banquets ; au sud de celle-ci le pavillon de la Beauté du Soleil Couchant ; au nord, le porche de la Pure Loge. Derrière la salle des Banquets se dresse une arche, au-delà se trouve la maison des Belles Vues ; derrière celle-ci, le pavillon Nuageux et, au sud, la galerie du Nuage Vert. ″ Etc… etc… (Osvald Sirén, ″Les palais impériaux de Pékin″, Librairie nationale d’art et d’histoire, G. Vanoest éd., Paris et Bruxelles, 1926, tome I, p. 58.)
Rien qu’à la lecture des noms de lieux, on est d’emblée dans la problématique émotionnelle, on comprend que la poétique est au centre du propos. La composition tourne autour de ce thème.
Je repense à Jean Koning qui a donné un jour un programme d’architecture qui tenait en 1 ligne : ″sous les feuillages, je regarde couler la rivière″ On saisit que le but est de mettre l’individu plus en condition de rêverie, de songe, de méditation ou de réflexion qu’en fonctionnalité. C’est une architecture aux espaces plus à être qu’à faire.

L’architecture religieuse n’est pas reprise ici. J’ai hésité, mais à la réflexion, j’ai voulu choisir seulement des espaces où le programme principal était la détente, la relaxation, se vider l’esprit, un détachement, la non action. Les édifices religieux, tout en étant lieux de méditation et de prière, sont aussi des lieux de cérémonie.
A toutes celles citées plus haut, il faut ajouter de manière complémentaire l’architecture spirituelle : méditative, contemplative, sereine. Un dojo zen, une chapelle en montagne, dégagent une impression de sérénité et mettent la personne dans un état de calme intérieur propice à l’introspection.
Cette architecture, elle est enseignée où ? Que peut-on formuler à son propos ? Quand on ne fait rien, qu’est ce que l’architecture peut apporter ?

Autant dans l’architecture fonctionnelle l’efficacité des circulations, la densité des échanges entre espaces sont les critères principaux qui guident le concepteur, autant dans l’architecture émotionnelle, la qualité des espaces, des vues, de la lumière ; la proportion des espaces, de la fluidité générale (Fen-shui) ont un rôle majeur.
La place de la sensorialité y est, on l’a remarqué, prépondérante: entrant dans un sauna, on est surpris de la température inhabituellement élevée, des banquettes dures, du degré hygrométrique bas; au musée juif de Berlin, la résonance de certains espaces.
Tout en sachant bien sûr que, comme dans le symbole du Ying et du yang, il y a toujours un peu de fonctionnel dans l’émotionnel et inversement, une partie de fonctionnel dans l’émotionnel.

A travers la relecture de ces quelques exemples, j’ai essayé de montrer que dans les espaces fonctionnels et émotionnels, les logiques mises en œuvre sont très différentes. Les critères de composition sont divergents, voire opposés. Ce qui peut paraître, voire être carrément gratuit dans le premier cas tient justement un rôle central dans le second.
Souhaitons que cette distinction permette d’éclaircir la situation, rendre la critique et les jurys plus cohérents et éviter de profondes incompréhensions.

Marc Crunelle – novembre 2010