Christian de Portzamparc

L’analyse spatiale: naissance d’une théorie.

Au début des années 1970, je rencontrai l’équipe de recherche de Jacqueline Palmade, spécialisée en psychologie sociale, qui réunissait des sociologues, des psychiatres et des épistémologues. Ils étaient venus m’interroger à l’occasion d’une étude pour le ministère de l’Equipement sur le vécu des habitants dans les cités nouvelles, pour laquelle ils s’entretenaient avec des praticiens, des habitants et des architectes.

Intéressés par mon travail et mes réflexions sur mon métier, ils me proposèrent de les rejoindre, ce que j’acceptai immédiatement. Nous menions de longs entretiens avec les habitants qui exprimaient un sentiment de malaise par rapport à l’espace, se plaignaient de la lumière, de claustrophobie ou d’agoraphobie. L’équipe  analysaient ces plaintes de façon contextuelle et, selon les analystes, étaient appliquées des grilles sémiologiques, sociologiques, psychanalytiques et marxistes.

A cette époque, Paris était la capitale d’une effervescence autour de figures comme Lévy-Strauss, Lacan, puis Derrida, Deleuze, Lyotard et la linguistique était une méthode triomphante. D’ailleurs Roland Barthes proposait une sémiologie urbaine pour analyser la ville classique. Mais je voyais dans ces analyses que l’essentiel de la ville, l’espace, nous échappait car l’espace est un mode d’appréhension du monde et même un mode de pensée qui selon moi ne passe pas, ou pas uniquement, par le langage. A la différence d’une colonne, d’une porte, du dessin d’un sol.

L’espace n’est en effet pas facile à désigner rigoureusement dans la langue, parce qu’il est ce vide dans lequel nous sommes. Dans les conférences que je donnais après mes premiers projets, je parlais souvent du vide, pour désigner cet espace qui nous importe.

Mais les gens qui venaient m’écouter ne me comprenaient pas. Alors, j’ai commencé à parler de Lao Tseu, en citant le fameux poème où il écrit sur le vide: « Ma maison ce n’est pas de toit, ce n’est pas les murs, ce n’est pas le sol, mais c’est ce qui existe entre ces éléments parce que c’est là que je suis. » Là, tout à coup, je constatais que le mot « vide » devenait compréhensible pour l’auditoire en étant attaché à une perception familière. En français, le mot « vide » est angoissant et pourtant c’est un matériau essentiel qui travaille et transforme l’architecte. Dans la tradition, l’espace est ce que le géomètre délimite et que l’architecte enclot de murs et de colonnades, mais dans la théorie de l’architecture moderne, implicite ou non, l’espace est toujours vu comme une sorte de continuité infinie qui traverse les lieux intérieurs et extérieurs, dans une transparence idéale sans barrières, ni fermetures, ni angles. On peut dire que cette vision est déjà présente chez Wright, avant d’être développée chez Rietveld et chez Mies van der Rohe.
(Christian de Portzamparc, in: Jimi Cheynut & Pierre Lefèvre, « Parcours d’architectes », Le Cavalier Bleu, Paris, 2012, pp. 146-147)

Qu’est-ce que cette « émotion architecturale » ?
C.d.P. Il y a quelque chose entre le corps, l’espace, les sensations, le temps. Souvent, j’appelle cela « l’effet de présence » face à l’effet de signification. C’est une évidence forte. […]

Un étonnement radical, primordial, …
C.d.P. Evidemment, cet étonnement est ravivé dans les lieux forts. A Teotihuacan au Mexique, je me souviens de cette impression en découvrant le site. Dans le paysage, entourées de montagnes assez régulières, les pyramides apparaissent d’emblée comme un formidable défi des hommes pour égaler la nature, pour la dépasser. Il y a une analogie immédiate entre la forme des pyramides et celle des montagnes. Sauf que les pyramides sont plus belles. Elles sont parfaites. (p. 82-83)

Avec l’architecture, plus que jamais on voyage avec les images, qui évoquent, trahissent, mais sont censées représenter des lieux réels, des bâtiments nouveaux ou inconnus, dans un effet de réalité décalé, faussé. C’est inévitable. Notre monde s’est agrandi, on ne peut aller voir ce qui a été fait partout. Les choses, les lieux sont connus par images, ce sont elles qui circulent. En plus, avec l’informatique, nous produisons des images virtuelles illusionnistes, montrant des bâtiments qui n’existent pas ou pas encore. En fait, c’est seulement sur place que l’on peut éprouver la vérité de l’espace. (pp. 153-154)

Le Corbusier, Mies van der Rohe, Alvar Aalto, Oscar Niemeyer ont été des inventeurs de formes architecturales et, en plus, ils ont établi une sorte de grammaire de la méthode. Ils lèguent un héritage, un esprit, une plastique, un académisme aussi et des objets glorieux, héroïques toujours,  isolés par principales. Ils lèguent une poétique de l’objet héroïque. Mais pas de modèle urbain qui persiste comme modèle universel. (p. 171)

Pour qu’il y ait pensée sur l’espace, perception de la notion du vide entre les choses, et conscience de cette notion, il a fallu que ce mot soit dit, que le mot existe et, autour de lui, une nappe de corrélats, une sorte de site du langage. Sans le mot, cet isolement du phénomène « espace » n’aurait pas existé comme tel dans la perception, tant la matière, les objets qui nous environnent semblent seuls exister et polariser les sensations et la pratique. De la même façon, la phrase de Lao-Tseu « Ma maison ce n’est pas le mur, ce n’est pas le sol, ce n’est pas le toit, c’est le vide entre ces éléments, parce que c’est là que j’habite » rend sensible à la conscience cette notion du vide chez les auditeurs qui ne le perçoivent pas d’emblée. Cette phrase est plus longue que le mot « espace », elle n’est pas abstraite, elle est comme un idéogramme. Mais c’est du langage.
(Christian de Portzamparc, Philippe Solers, « Voir Ecrire », Gallimard, coll. Folio, Paris, 2003, p. 203.)