Pierre von Meiss

Aristote définit l’espace comme un contenant des choses, une sorte de succession d’enveloppes englobantes, depuis ce qui est « à l’intérieur des limites du ciel » jusqu’au plus petit, un peu à l’image des poupées russes. L’espace est donc nécessairement un creux limité à l’extérieur et rempli à l’intérieur. Il n’y a pas d’espace vide; tout a sa place, son lieu et son endroit.

En effet, pour l’architecte l’espace ou l’intervalle entre sol, murs et plafond n’est pas le néant, bien au contraire: la raison même de son activité est de créer ce creux, pour contenir. Il lui donnera une forme concrète pour offrir un lieu de séjour et une relative liberté de mouvement dont l’homme a besoin.

La peinture, la sculpture et la musique ont aussi leur spatialité, mais elle se définit de l’extérieur, n’offrant qu’une possibilité de pénétration mentale. L’architecture est l’art du creux; elle se définit à la fois de l’intérieur et de l’extérieur; les murs ont deux côtés. Nous la pénétrons avec notre corps et pas seulement par esprit. Toute critique ou histoire architecturale doit tenir compte de ce double aspect de la forme du creux et du plein des édifices. Une oeuvre architecturale qui n’est conçue ou considérée que de l’extérieur cesse d’être architecture et devient scénographie. Inversement, la réduction à ses seuls caractères spatiaux esquive les signes et symboles concrets sous-entendus par sa matérialité.

Les anciens traités d’architecture parlent rarement de l’espace de manière directe. Leurs théories portent plus sur les éléments physiques de l’édifice et sur les motivations de leur forme, que sur les creux qu’ils délimitent. Le discours sur l’espace ne se développe qu’au début du XIXè siècle avec le philosophe allemand F.W.J. Schelling dans « Philosophie der Kunst ». Il prend de l’ampleur vers la fin du XIXè siècle avec des historiens tels que Riegl, Wölfflin, Schmarsow. August Schmarsow introduit son ouvrage « Barock und Rokoko » en insistant sur la priorité de l’espace en architecture: « …L’homme conçoit en premier lieu l’espace qui l’entoure et non pas les objets physiques qui sont supports de significations symboliques. Toutes les dispositions statiques ou mécaniques, ainsi que la matérialisation de l’enveloppe spatiale ne sont que les moyens pour la réalisation d’une idée vaguement pressentie ou clairement imaginée dans la création architecturale… L’architecture est « art » lorsque le projet de l’espace prime nettement sur le projet de l’objet. La volonté spatiale est l’âme vivante de la création architecturale. » (August Schmarsow, « Barok und Rokoko », Eine kritische Auseinandersetzung über dans Malerische in der Architektur, Leipzig, Verlag S. Hirzel, 1897, pp.6-7)

 

C’est le XXè siècle qui a le plus développé l’architecture comme un art non figuratif. L’espace en fait partie. Les nouvelles techniques de bâtir ont permis d’imaginer un espace architectural qui se caractérise par ses relations fluides avec d’autres espaces. (Pierre von Meiss, « de la forme au lieu » – une introduction à l’étude de l’architecture, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1986, p. 113.)