Nous avons coutume de dire que l’expérience de l’architecture est essentiellement visuelle, et tout le monde partage cet avis. En effet, on la regarde, on la parcourt, on photographie des intérieurs, on achète des cartes postales de façades; les revues et les livres d’histoire de l’architecture sont remplis de dessins, d’illustrations en noir et blanc ou en couleurs. Le sens de la vue nous donne, il est vrai, beaucoup d’informations sur un édifice : sa masse, sa couleur générale, sa silhouette se découpant sur le ciel, ses ouvertures, les proportions entre les pleins et les vides, les ombres qui donnent un caractère à la façade, la proportion de l’ensemble, l’enrichissement des détails que l’on découvre petit à petit en s’approchant, etc… À l’intérieur, la vue nous renseigne encore sur les volumes, leurs configurations, la forme des plafonds, la succession des pièces, les ombres et les lumières, les proportions, la hauteur des pièces, le découpage des vues, les couleurs, les lignes, les textures, scintillements, reflets, etc… Et c’est ce que les revues que nous avons l’habitude de consulter tendent à rendre le mieux possible au moyen de coupes, plans et photographies. La représentation de l’expérience architecturale s’en est trouvée raccourcie à la seule vue. Ceci n’engendre-t-il pas une singulière déformation d’une expérience pourtant bien plus riche? Le fait de dire que l’on parcourt un édifice contient déjà une notion kinesthésique : on marche, on monte, on descend, on tourne à gauche, on oblique vers la droite, etc… Choses que l’on pourrait rendre à l’aide d’une séquence de dessins, de photos. Mais la lumière changeante tout au long de la journée; cette sorte de vertige parfois ressenti lorsqu’on pénètre dans un espace très ample, ou au contraire dans un espace où l’on ne voit pas d’issue, sont déjà beaucoup plus difficiles, voire impossibles, à rendre. Du moment où l’on voudrait aussi rendre l’agréable sensation de fraîcheur lorsqu’on pénètre dans un patio marocain, les tourbillons du vent au pied d’un building, l’écho de nos pas qui résonne sous les voûtes dans une petite église, la représentation visuelle de ces impressions devient alors impuissante. L’expérience de l’espace architectural est bien multisensorielle, et le fait de réduire cette multitude d’impressions seulement à des dessins, à des photos, l’ampute d’une grande partie de ses constituants. « Ceci n’implique-t-il pas qu’une distorsion de la réalité qui découlerait de l’invention d’un moyen uniforme de traduire tous les aspects de notre univers dans la langue d’un seul de nos sens peut servir à enfermer une culture dans le sommeil. Le réveil se produit lorsque l’excitation d’un autre sens alerte le dormeur« . (Marshall MCLUHAN). Il s’ensuit une déformation assez sournoise à laquelle nous ne portons pas attention, à tel point que pas un architecte sur 100, regardant des photos de la maison sur la cascade de Frank Lloyd Wright, ne se pose la question : cette chute d’eau ne crée-t-elle pas un environnement sonore par trop présent pour ceux qui y vivent ? Le fait de ne représenter l’espace architectural que visuellement, de le dessiner, d’en tracer les plans, coupes et élévations, de ne dessiner que les contours des espaces (le poché des murs); de lire difficilement des abaques d’enthalpie, des relevés acoustiques en Db, des diagrammes en LUX,… et surtout d’oublier de penser que l’espace c’est l’enveloppe ET le milieu de vie, nous a amené à une situation que l’on connaît actuellement et reflétant bien la culture hypervisuelle dans laquelle nous vivons, tournée vers l’image seule. Cette situation pernicieuse a pour effet, je l’ai dit, de déformer notre jugement sur l’architecture, et si cette déformation n’est pas très sensible sous nos latitudes et aujourd’hui, notre jugement devient erroné lorsque nous avons affaire sous d’autres cieux ou à d’autres cultures passées ou présentes. L’architecture n’a pas toujours une préoccupation visuelle et ce que nous voyons des choses n’en est pas nécessairement son essence. Les photos des habitations marocaines par exemple, ne montrent pas la chaleur étouffante qui les entoure, le soleil qui tape de toutes ses forces sur les murs, la chaleur qui fait trembler l’air et fondre l’asphalte, la fournaise des après-midi. Cette architecture là a un parti thermique et tout ce sur quoi nos yeux se posent ne sont que des réponses à une situation climatique particulière, fort différente de celle que l’on connaît ici à Bruxelles. L’essence, le parti principal de ces maisons est de réaliser un endroit frais dans une région très chaude, et il s’ensuit une autre conception de l’habitat, qu’à part la lecture de tableaux d’enthalpie ou de relevés thermiques, seuls la description orale ou le texte écrit pourraient rendre compte de notre expérience vécue avec plus ou moins de bonheur : les rues étroites créant beaucoup d’ombres, le peu d’ouvertures des maisons vers l’extérieur, le fait de s’asseoir le plus près des sols frais engendrant des ouvertures vues en position assise et non debout comme chez nous, les rues qui serpentent afin que le vent ne balaye pas trop vite la fraîcheur contenue dans le bas de ces voies, les pièces très hautes sous plafonds, les toits plats aménagés de telle façon que l’on puisse y dormir la nuit, l’emploi du marbre qui reste toujours froid même au soleil, etc… Ces remarques valables pour toute l’architecture d’Afrique du Nord, le sont aussi pour l’architecture traditionnelle japonaise, conçue entièrement autour de la crainte viscérale que les habitants de ce pays ont du soleil et à laquelle ils ont donné d’autres solutions architecturales : toits à large débordement prodiguant beaucoup d’ombre, parois coulissantes permettant de ventiler au maximum l’intérieur en tout sens … Ces deux exemples montrent d’une part que le visuel est parfois loin de rendre tous les aspects de l’expérience que nous avons de l’architecture et de l’espace, et d’autre part, que le fait de montrer par l’image, le dessin, la vidéo, ces constructions, les « nivellent », leur fait perdre beaucoup de leurs caractéristiques qui, lorsque nous nous trouvons dans le site réel, nous frappent directement et sont constamment présents. S’il est vrai que par rapport aux autres sens, la vue est la moins tributaire des conditions atmosphériques (sauf dans le brouillard), donc plus stable, plus constante, la représentation seulement visuelle de l’expérience de l’espace architectural contient elle-même ses propres limites. Celles-ci sont de deux ordres : 1˚ Elle ne peut rendre la température intérieure contenue dans un édifice, son contraste avec l’extérieur, les sons régnant dans l’espace, le vent, les odeurs, en d’autres termes, ce qui est « transporté par l’air » qui est lui-même invisible et transparent, mais seulement quelques-uns de ses effets (on ne peut voir le vent, mais bien les drapeaux qui flottent). 2˚ Pour l’étude de l’architecture et de ses espaces, qui dit visuel, dit distant de la chose. On est toujours en dehors, jamais impliqué, ne subissant pas les différences de température, les effets du vent, les contrastes d’humidité et de sécheresse, les effluves des cuisines, le chahut des piscines, etc… toutes caractéristiques d’espaces nous englobant pourtant complètement dans notre vécu. L’espace architectural réduit au visuel, « à distance » ne reflète pas un milieu de vie, c’est seulement une image, une représentation partielle et particulière. Ce qui apparaît dans la perspective centrale qu’est la fenêtre d’Alberti, ne peut rendre cet entourement perçu dans les bains voûtés ou enclos dans un hammam, lorsqu’on se tient sous un dôme ou au centre d’un patio et où les arcs courant tout autour ceinturent les gens. Je remarque que, dans toute l’histoire de la peinture et de la photographie, on n’est arrivé à représenter les patios que d’une seule façon: une vue d’angle, ou bien légèrement en recul, avec des arcades en avant-plan. On ne peut faire mieux, pour « évoquer » un espace qui nous entoure avec un angle de vue limité. La photo ne peut en montrer à chaque fois qu’un morceau, un fragment.
Figures: Deux manières de représenter un patio
Ce qui est pour un patio, l’est tout autant pour la coupole d’un igloo, cette forme demi-sphérique qui nous entoure et qu’on ne peut montrer que partiellement, mais aussi la toiture en cône d’un tipi qui monte au-dessus de nos têtes, la sphéricité d’une yourte, les plafonds ondulants en tous sens imaginés par Zaha Hadid, etc… Camillo Sitte faisait très justement remarquer que l’on ne peut voir au maximum que trois côtés d’un espace, raison pour laquelle, une place à 5 côtés ne se remarque jamais ou ne choque pas. Si l’on veut entamer une réelle approche phénoménologique de l’espace architectural (basé sur l’expérience du vécu), la seule attitude envisageable étant donné que son essence est par définition d’être appréhendée, vécue, est de tenir compte de la globalité de toutes ses composantes perceptives, de tous ses effets sur le spectateur, l’acteur, le promeneur. Nous devons revenir à « une description directe de notre expérience telle qu’elle est » et « revenir aux choses mêmes » (Merleau-Ponty). Ceci afin de nous rendre compte que les données sensorielles autres que visuelles donnent chacune des « images » de l’espace, des images fortes, émotives qui s’additionnant, multiplient leurs effets sur l’homme; mais également, afin de retrouver les intentions d’autres architectes que nous avons négligés, les préoccupations de constructeurs d’autres siècles, ou vivant sous d’autres latitudes, que nous (architectes, historiens de l’art, archéologues) avons ignorés parce que n’étant pas visuelles.
Marc Crunelle
Marshall MCLUHAN (1977) , La Galaxie Gutenberg, Paris, Gallimard, coll. Idées vol.I n° 372, pp. 146-147. Maurice MERLEAU-PONTY (1945) Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, Tel n°4, Paris, Avant-propos, p.I et II.
Camillo SITTE (1901) L’art de bâtir les villes, Seuil coll.essais n°324, Paris, 1996, p. 57.