Juhani Pallasmaa

« […] l’espace, la matière et le temps semblent se fondre en une unique dimension, qui pénètre notre conscience, […] l’espace acquiert pour ainsi dire plus de gravité, […] le caractère de la lumière s’y fait plus tangible, le temps semble s’arrêter et l’espace est dominé par le silence. »
PALLASMAA (J.), « The place of man : time, memory and place in architectural experience » (1982), in Encounters, p. 71- 85, ici p. 75.

Le caractère d’un espace ou d’un lieu n’est pas seulement donné par la perception visuelle, comme on le présume généralement. Le jugement sur les qualités de l’espace environnant résulte d’une fusion multi-sensorielle complexe d’innombrables facteurs qui sont saisis de manière immédiate et synthétique comme une atmosphère, une ambiance, un sentiment ou une tonalité affective (mood) d’ensemble.
[…]
En fait, l’appréciation immédiate du caractère de l’espace sollicite la totalité du corps propre et de notre sentiment de l’existence ; ce caractère est perçu de manière diffuse, périphérique et inconsciente, plutôt que par une observation précise, ciblée et consciente. Cette appréciation complexe comporte également la dimension du temps, dans la mesure où une expérience vécue implique une durée, et où l’expérience mêle perception, mémoire et imagination. De plus, chaque espace et chaque lieu est toujours une invitation à, et la suggestion de, différents actes : à mes yeux, les espaces et les expériences proprement architecturales sont des verbes.
(pp. 112-113)

La reconnaissance immédiate de la nature inhérente d’un lieu est analogue à l’identification automatique des entités et essences ressemblant à des créatures dans le monde biologique. Les animaux reconnaissent instantanément d’autres créatures cruciales pour leur survie, proies ou menaces, et nous mêmes, humains, distinguons des visages individuels parmi des milliers de configurations faciales presque identiques et cernons la signification émotionnelle de chacun sur la base d’infimes expressions musculaires. Un espace ou un lieu est une sorte d’image multi-sensorielle éprouvée de manière diffuse, une « créature » expérientielle, une expérience singulière, intimement unie à notre expérience et notre connaissance existentielles mêmes. Une fois que nous avons jugé un espace comme accueillant et agréable, ou rebutant et déprimant, nous ne pouvons guère modifier ce jugement personnel. Nous nous attachons à certains cadres, demeurons étrangers à d’autres, et ces deux choix intuitifs sont également difficiles à analyser verbalement ou à modifier en tant que réalités expérientielles. La valeur existentielle de la saisie diffuse mais globale de l’ambiance d’une entité spatiale, ou d’un paysage entier, peut se comprendre du point de vue de la survie biologique. Être en mesure de différencier instantanément une scène de danger potentiel d’un cadre sûr où se nourrir a évidemment constitué un avantage dans l’évolution. Je le répète : de tels jugements ne sauraient être consciemment déduits à partir de détails ; ils doivent être appréhendés instantanément sur le mode d’une lecture intuitive fondée sur une saisie « polyphonique » de l’ambiance. Cette perception et cette connaissance polyphoniques ont également été identifiées comme une des conditions de la créativité.  (p. 116)
(Pallasmaa, « Percevoir et ressentir les atmosphères. L’expérience des espaces et des lieux », Conférence donnée à l’Utzon Room de l’Opéra de Sydney le 23 février 2016. (Traduit de l’anglais par Laure Cahen-Maurel), in : PHANTASIA, VOL.5 (2017), P. 107-127