Henri Ciriani

L’héritage de Le Corbusier a-t-il encore un sens ?
[…] Quelle est la nature de l’émotion que procure la villa Savoye? Elle est très légèrement posée sur son terrain. Même si on sait qu’il faut être extrêmement riche pour y habiter, c’est une maison qui ne raconte pas une histoire de richesse, il n’y a pas le moindre morceau de marbre. Tout est fabriqué avec des choses simples. La richesse est spatiale. Elle est dans la manière d’occuper l’espace, dans la variété des parcours possibles dans un plan extrêmement simple. […] Le sentiment architectural que nous cherchons à atteindre consiste à donner suffisamment d’ampleur à l’espace, à permettre à cet espace de bénéficier de « la lumière du Bon Dieu », parce que la lumière naturelle est d’une beauté indicible. (pp. 205-206)

Quels sont les bâtiments qui vous inspirent ?
[…] Je suis allé aux Etats Unis où j’ai visité la bâtiment le plus emblématique de la théorie sur les espaces servis et servants, les laboratoires Richards à Philadelphie. J’ai trouvé qu’il y avait un problème parce qu’aucun espace n’existe entre un espace servi et son espace servant. On ne peut apprécier où s’arrête l’espace servant et où commence l’espace servi. Par conséquent, on se trouve constamment précipité dans le servi sans s’apercevoir qu’il y a le servant. Cette attitude critique vis-à-vis du concept m’a convaincu que c’était plus intéressant de faire comprendre cette pensée en l’adaptant, que de l’appliquer de manière systématique. J’ai donc proposé une adaptation de ce concept spatial qui consiste à introduire un espace entre servi et servant pour qu’on puisse les apprécier tous les deux: ce que j’appelle l’espace captif.
Pour continuer sur l’inspiration, il y a aussi la multidirectionnalité de l’espace. La multidirectionnalité, c’est la possibilité de voir un espace selon des points de vue différents. Un architecte grec de l’Antiquité aurait fait des merveilles s’il avait eu les moyens de passer sous un temple. Pouvoir passer sous un immeuble a été une transformation fondamentale dans la vie de l’homme. Il n’y a qu’à voir l’incroyable fascination qu’exerce sur nous un pont, par le fait qu’on peut passer dessous, même si ce n’est pas pour cela qu’on les a faits. Passer sous les pilotis offre une conscience de la multidirectionnalité. Corbu a été le premier à alerter le monde de l’importance de cette sensation, même s’il le disait en d’autres termes. (pp. 221, 224)

[…] Il y a deux familles de préoccupations architecturales. L’une concerne plutôt la compréhension des logiques, constructives ou autres. On cherche à produire de la spatialité en s’intéressant aux parois de l’espace. L’espace ne produit pas alors de grandes modifications en lui-même sur l’être humain. L’intérêt architectural est focalisé sur la manière dont l’espace est cerné. La seconde a plutôt pour objet de proposer une compréhension de soi-même au travers de sa pratique de l’espace. Elle cherche à constituer de la verticalité pour offrir un apprentissage de la pesanteur, avec des espaces qui peuvent de regarder, en surplomb ou d’en dessous. Pour le corps, l’espace est une conquête. On se déplace dans l’espace pour qualifier le temps de vie. L’espace n’est plus une perspective figée, intemporelle. L’espace est un comptabilité de notre temps de vie. Plus vous pouvez bénéficier de toutes les possibilités de cet espace lui-même, plus vous êtes vivant, c’est indiscutable. (p. 227)

[…] Dans les grands architectes, il y a Corbu qui construit l’espace du cubisme. Il le construit avec la promenade architecturale, il introduit le temps dans l’espace. (p.228)

L’espace moderne vous semble-t-il encore d’actualité?
Oui. Car on n’a pas réussi à construire cet espace complètement. On a abandonné avant. Les gens habitent encore d’une manière très primitive. Certains n’ont jamais vécu dans un espace libre comportant une double hauteur, qui permet une vision très particulière de son propre espace. Je pense qu’un enfant né dans un appartement moderne ne se laissera pas enfermer plus tard. Je le pense très profondément. Il faut prévoir des espaces pour que l’enfant apprenne à les moduler et que l’exigence d’ouverture soit profondément ancré en lui. Mais il n’y a pas un monde à quatre mètres sous plafond pour les riches et à deux mètres cinquante pour les pauvres. (p. 229)

A vous entendre parler des murs, on a l’impression qu’ils peuvent être facteur de liberté…
Non, pas de liberté. Le mur apparaît pour porter l’édifice. Et il véhicule des sens tels qu’enfermer, séparer, exclure, protéger. Le mur n’a pas été inventé pour rendre libre. Les murs que nous réalisons aujourd’hui ont la capacité de nous emporter au dehors. A partir de ce moment-là, le mur n’enferme plus. Tout en vous retenant dans l’espace, il vous montre la voie du dehors, il installe l’infini dans un espace en opérant une mise en perspective par la manière dont il va vous donner à voir cet extérieur. Nous sommes dans ce que j’appelle le sentiment premier de l’architecture moderniste, c’est-à-dire une lutte contre l’enfermement.
On peut quelque fois être concrètement enfermé, mais psychologiquement ne pas avoir cette impression. On obtient par exemple ce sentiment lorsque le plafond de l’espace où ‘on se trouve est plus haut que nécessaire. A ce moment-là, le mur que vous avez devant vous n’apparaît plus comme une fermeture, parce que vous avez l’impression qu’il n’y a pas de plafond et cela libère votre esprit. Le mur n’set que l’enfermement de vos jambes, pas de votre cerveau. (p. 238)
(Françoise Arnold et Daniel Cling, « Transmettre en architecture – De l’héritage de Le Corbusier à l’enseignement de Henri Ciriani », Le Moniteur, Paris, 2002, pp. 205-206, 221, 224, 227, 228, 229, 238)

 

Parlons de la notion d’espace, qui est centrale dans votre discours.Beaucoup d’architectes ne savent pas ce que cela veut dire. Rem Koolhaas nous le disait encore récemment. Vous, au contraire, vous la sacralisez, vous en faites l’alpha et l’oméga de l’architecture. Le Corbusier, les néo-plasticiens parlaient-ils d’espace dans ce sens (quasi religieux) ou bien n’est-ce pas une attitude relativementnouvelle et tardive?
Sans doute, puisque Le Corbusier disait l’espace « indicible ». Je ne suis pas historien, mais nous avons à nous souvenir de la pensée soixante-huitarde dans ce qu’elle a eu de meilleur: chez le philosophe Henri Lefebvre, qui disait que l’espace (l’espace social et urbain) était malheureusement devenu aujourd’hui homogène et brisé. Cet espace, il nous a semblé alors qu’il fallait le « qualifier », l’approprier, le réarticuler. Cela a donné naissance à ce qu’à l’époque nous avons appelé l’architecture « urbaine ». Nous étions nombreux à y travailler, avec des démarches diverses et même tout-à-fait contradictoires, modernes ou historicistes.

Bon, mais l’espace proprement architectural ?
La difficulté, c’est que les grands maîtres du mouvement moderne ne nous avaient pas expliqué comment faire l’espace intérieur.

Espace « indicible »?
Indicible chez l’un, organique chez l’autre … Pourtant, nos contemporains avaient été visiter les réalisations du Corbu, d’Aalto, de Wright.
Notre capacité collective à l’amnésie est extraordinaire. Une partie de mon travail consistait donc à travailler cette pauvreté de l’espace extérieur qu’avait déplorée Henri Lefebvre. D’où mes recherches  sur ce battement des façades, considérées comme les parois de l’espace public, sur la façade épaisse et sur cette idée de « tenir » l’espace (souvent mal prise car chargée de maladroites consonances militaires).

Mais l’espace intérieur ? Car c’est bien là que se déploie ce que vous appelez la spatialité.
Pour l’espace intérieur, il y a deux notions parallèles, aussi importantes l’une que l’autre. L’idée qu’il faille dilater l’espace intérieur, l’agrandir, faire que dix m² en paraissent douze. Dilater l’espace, comme toute pensée devrait être une dilatation mentale. Ensuite évacuer ce qui peut paraître blesser, les violences, les arêtes, tendre vers le sphérique. Cela correspond à une certaine idée du bonheur.

Quels moyens pour y accéder ?
Pour cela, nous disposons de deux outils principaux: l’art pictural moderne, un art qui a été boulversé par la pensée cubiste lorsqu’elle a tenté la simultanéité du regard sur divers côtés de l’objet. Et puis le néo-plasticisme, le travail de Van Doesburg et Mondrian qui ont montré qu’on pouvait s’approprier des poches de stabilité (confortables) au sein d’une rigueur d’abstraction. (in: « Entretien » avec François Chaslin et Marie-Jeanne Dumont, in: Architecture d’Aujourd’hui n° 282, 1992, p. 77.)

 

Qu’entendez-vous par l’espace vital d’un bâtiment ?
C’est l’espace qui est tenu par l’architecture. Ses parois forment la limite extérieure du domaine privé, elles sont constituées par les façades des immeubles, mais ne sont pas perçues comme telles. Elles font partie intégrante de l’espace lui-même; elles lui donnent son identité de telle sorte qu’on ne peut plus construire trois pavillons à l’intérieur de cet espace sans l’abîmer.

Revenons à votre désir de « tenir » l’espace. On a voulu voir dans cette obsession de tenir l’espace, un relent de militarisme ou de despotisme urbain. Vos bâtiments, excusez le mot, auraient tenu l’espace « en respect ».
« Tenir » est la simplification d’un concept qui peut s’expliquer mieux peut-être comme la granulométrie de l’espace, du vide qui entoure un objet architectural. L’air est raréfié ou densifié par la présence d’une architecture.
A l’école j’ai tendance à dire: ça, c’est scientifique, c’est-à-dire que je peux amener quelqu’un par la main et lui dire: tu vois bien qu’ici l’air n’est pas aussi chargé que vingt mètres plus loin. Tenir un espace, c’est donc augmenter l’intensité de la pression de l’architecture sur son vide ou sur son espace de recul. (« Entretiens », in: « Henri Ciriani », Electa Moniteur, Paris Milan, 1984, p. 53.)

 

Au début de ma quête [dans la compréhension du mouvement moderne], ma plus grande préoccupation était de savoir si l’espace était l’espace, ou la représentation résultant des parois qui le constituent. J’étais angoissé de ne pas savoir si l’espace était le vide, le creux, ou s’il était ce qui se voit, le support, l’opacité. En fait, cette angoisse renvoyait au pré-moderne, qui postule que l’espace est obligatoirement encadré par des parois.
L’architecture pré-moderne suppose une enceinte porteuse, opaque, immobile et stable.

[…] Dans la spatialité moderne, l’enceinte n’est plus une nécessité. Dès lors, la difficulté est de placer la première opacité. La différence essentielle de cette nouvelle condition tient à la lumière, qui a pour rôle de fixer cette opacité. Dans l’architecture moderne, n’est fixe que ce qu’on veut bien éclairer. La lumière donne à voir; elle immobilise un élément, le pétrit et le pétrifie. (Henri Ciriani, in: Architecture d’Aujourd’hui n°274, avril 1991, p. 77.)