Odeurs et espace

Rencontre étonnante, me direz-vous.
Il est vrai que l’association de ces deux mots – architecture et odorat – est rare.
Posons-nous alors la question: pourquoi ces deux univers si stimulants ne se rencontrent-ils pas, et pourquoi l’odorat est-il si peu présent dans les espaces architecturaux ?
On peut nous rétorquer que chaque maison a son odeur propre, chaque appartement teinté d’une signature olfactive si légère soit-elle; on doit quand même reconnaître qu’il n’y a jamais réellement de parti olfactif, de démarche consciente pour intégrer les odeurs aux espaces, ou d’espace construit autour d’une odeur.
Il me semble que cela nous aiderait beaucoup si nous mettions en évidence les raisons profondes à trouver si peu de trace d’odorat en architecture et le peu d’importance que ce sens occupe aujourd’hui dans nos lieux de vie, nos locaux de travail tertiaires, etc… Ce n’est qu’en éclaircissant ces raisons, en élucidant les causes profondes qui empêchent de porter l’odorat en avant-plan, que l’on pourra travailler très constructivement.
Donc, pourquoi l’odorat est-il si peu sollicité en architecture ? C’est là tout l’objet de notre propos.

Pour beaucoup de personnes, la première réponse serait de dire que, l’architecture est essentiellement visuelle. C’est un art à voir, à regarder et si on la pénètre, si on traverse les espaces qui la constituent, le spectacle demeure essentiellement et avant tout pour les yeux. Nos livres, revues d’architecture sont remplis de dessins et de photos. Les autres sens étant mineurs, ils ne sont pas évoqués.

Mais est-ce la seule raison?
En menant plus loin la réflexion, nous nous rendons compte que la question est bien plus complexe qu’elle semblait au premier abord et que la véritable cause du peu de présence du sens de l’odorat dans nos espaces de vie, tient à un ensemble de facteurs à la fois psychologiques, physiologiques et culturels.
Ces causes, semble-t-il, sont au nombre de 7:
1• nous considérons l’espace comme du vide
2• nous avons des difficultés à représenter les odeurs;
à quoi s’ajoutent des raisons
3• physiologiques
4• hygiéniques
5• comportementales
6• morales
7• et une mauvaise connaissance des “pratiques olfactives” du passé.

1. Considérer l’espace comme du vide
Nous venons de le dire, pour la majorité des gens, l’expérience de l’architecture et de l’espace demeure essentiellement visuelle. L’architecture: ce sont les bâtiments – et l’espace: c’est le vide contenu entre les parois. Et c’est ici que réside le malentendu, car l’espace, ce n’est pas du vide, mais bien un véritable milieu de vie enclos dans les murs, un milieu de vie stimulant les sens. Ce sont des ombres et des lumières évidemment, des proportions et des couleurs, des perspectives et des décors, mais aussi des sons qui se réverbèrent, des surfaces que nos pieds foulent, des textures que l’on touche, des températures qui nous mettent à l’aise et des odeurs qui nous enveloppent et nous séduisent. Toutes choses qui s’additionnant, multiplient leurs effets en un ensemble que nous percevons comme un “entourement” globalisant.

2. Problème de représentation
Si l’on considère l’espace comme un véritable milieu de vie, où tous les éléments sont importants, alors on se doit de représenter les odeurs et les sons, les températures et le degré hygrométrique de l’air. Or,
1° tous ces éléments sont invisibles. Etant donné que nous vivons dans un monde hypervisuel, nous manquons d’outils, de moyens de représentation pour ces éléments.
La représentation des autres sens que la vue est peu fréquente et difficile. Lire un relevé en Db, des abaques d’enthalpie ne sont pas accessibles par tous.
Encore faut-il « traduire » cela en sensations déjà éprouvées pour saisir le contenu de ces chiffres.
2° Alors qu’avec la vue, je peux toujours rester distant des choses, avec les sons et les odeurs je me trouve totalement enveloppé. Et il est très difficile de dessiner quelque chose qui m’entoure, qui m’enveloppe, un milieu dans lequel je suis impliqué .

Ces problèmes ne sont pas nouveaux.
Il est de plus frappant, lorsqu’on regarde des tableaux anciens, des dessins ou de vieilles photos montrant des rues animées par la foule des chevaux, badauds, colporteurs, etc… , ou des places de marché remplies de monde, de les trouver silencieuses et inodores. Ces facteurs pourtant si présents dans la réalité, une fois peints ou imprimés sur papier, ont perdu leurs caractéristiques et leurs intensités. Les foules sont devenues muettes, les sabots des chevaux sur les pavés, silencieux, les rues sans odeurs, et les bâtiments exposés au soleil ont perdu leur chaleur.
Toutes ces caractéristiques si présentes dans le vécu, parce qu’invisibles et transparentes, se trouvent gommées du fait qu’on ne parvient pas à les représenter visuellement.

3. Une raison physiologique.
La vue et l’ouïe ont toujours été considérées dans notre culture occidentale depuis Platon, comme des sens “ nobles “ seuls dignes d’intérêt.
Si ceci explique le peu d’importance accordée à l’olfaction dans les théories esthétiques, on s’étonne néanmoins qu’en littérature, les descriptions de villes mentionnant les odeurs leur étant attachées soient si rares, quand on songe , par exemple , que dans les jardins du Palais-Royal entourés d’une si belle ordonnance architecturale:
« on ne sait, en été, où se reposer, sans y respirer l’odeur d’urine croupie » (Pierre Chauvet, « Essai sur la propreté de Paris  » (1797), cité par André Corbin, « Le miasme et la jonquille », Flammarion, coll. Champs, Paris, 1986, p. 31.)
et qu’au château de Versailles:
« le cloaque jouxte le palais, le parc, les jardins, le château même font soulever le coeur par les mauvaises odeurs . Les passages de communication, les cours, les bâtiments en aile, les corridors sont remplis d’urine et de matière fécale; au pied même de l’aile des ministres, un charcutier saigne et grille ses porcs tous les matins; l’avenue de Saint-Cloud est couverte d’eau croupissante et de chats morts » (La Morandière: cité par Corbin, p.31.) – pour ne citer que ces deux textes.
Nous émettrons ici l’hypothèse que si les odeurs des lieux sont rarement mentionnées dans les descriptions littéraires des villes, c’est en partie à cause de ce phénomène d’adaptation qui veut que le nez humain ne remarque plus au bout d’un certain temps une odeur soutenue au point de nous faire oublier jusqu’à sa présence. (Vous pouvez le constater chaque fois que vous vous rendez dans une piscine: la forte odeur de chlore qui vous saisit à l’entrée disparaît rapidement, elle n’en demeure pas virtuellement là !) .
Si l’on ne tient pas compte de ce facteur perceptif, on ne peut expliquer le peu de citations relatives à la pollution régnant dans nos cités modernes, tout comme la rareté des écrits soulignant la puanteur des villes anciennes. Ces odeurs inhérentes, étaient à ce point soutenues dans les villes du passé, et à ce point constantes dans nos cités aujourd’hui, qu’on s’y habitue et que l’on ne croit pas devoir les décrire .

4. Une raison comportementale
Les rares traces de parfums en architecture ne se rencontrent que dans les loges amoureuses ou harems et nulle part ailleurs.
Pourquoi ?
Il existe autour de chacun de nous une “bulle”, un espace invisible qui est notre territoire propre. Cet espace est absolument indispensable au sentiment de notre autonomie. Lorsque quelqu’un s’approche de nous à une distance de l’ordre du mètre (entre 0,70 m et 1m20), nous ressentons comme une gêne; une gène que nous connaissons d’ailleurs bien, celle qu’on éprouve lorsqu’on se trouve dans un ascenseur avec une personne étrangère. Habituellement, nos relations (comme nous le faisons maintenant) sont verbales et visuelles. Lorsque nous avons laissé franchir les limites de cette bulle par une autre personne, c’est une autre forme de relation qui s’établit: elle est olfactive et tactile.
Les lieux destinés à la rencontre intime “cultivent” ces sens plus particulièrement afin de mettre l’autre à l’aise et qu’il soit le plus détendu possible: lumière tamisée et musique assourdie, mais surtout coussins profonds et parfums, chaleur d’une cheminée et matières douces.

5. Une raison morale
Dans notre vécu quotidien, même si nous disposons des fleurs odorantes, quelque fois des pots pourris dans nos appartements ou maisons, le discours de la chasse aux mauvaises odeurs dépasse encore de loin les mots ventant le plaisir des sources qui sentent bon, les expressions soulignant l’agréable sensation de traverser un espace embaumé, ou les sentiments perçus aux odeurs de telle ou telle pièce. Les publicités télévisées quotidiennement en font état.

La raison en est je pense la gêne de parler, de montrer le plaisir, mais aussi la pudeur à cultiver les expressions de plaisir à rencontrer une bonne odeur. De ce point de vue, nous ne sommes pas entièrement sorti de notre phase de puritanisme. A ce propos, j’aimerais citer ces phrases de Claude Lévy-Strauss extraites de “Tristes tropiques”: « En visitant à Calcutta le célèbre temple Jaïn construit au 19ème siècle par un milliardaire dans un parc plein de statues en fonte barbouillée d’argent, ou en marbre sculpté par des Italiens maladroits, je croyais reconnaître dans ce pavillon d’albâtre incrusté d’une mosaïque de miroirs et tout imprégné de parfum, l’image la plus ambitieuse que nos grands-parents auraient pu concevoir en leur prime jeunesse, d’une maison close de haut luxe. Mais en me faisant cette réflexion, je ne blâmais pas l’Inde de bâtir des temples semblables à des bordels; plutôt nous-mêmes, qui n’avons pas trouvé dans notre civilisation d’autres places où affirmer notre liberté et explorer les limites de notre sensualité, ce qui est la fonction même d’un temple ». (Claude Levi-Strauss, « Tristes tropiques », Paris, Plon, 10/18, p.359.)

6. Une raison hygiénique
Dans le processus d’assainissement commencé il y a un peu plus de 200 ans dans toutes les cités d’Europe, on n’en n’est pas seulement arrivé à enlever les mauvaises odeurs, mais réalisé une désodorisation complète. (André Corbin, « Le miasme et la jonquille », Flammarion, coll. Champs, Paris, 1986, passim.) Si cela ne sent plus le crottin de cheval, les eaux croupissantes et les relents d’usine, cela ne sent plus non plus les grillades, les odeurs des métiers du bois, etc… Demeure la pollution des gaz d’échappement commune à toutes les villes, mais plus accentuées dans certaines comme Athènes, Bangkok, etc… et, de manière ténue, quelquefois l’odeur des boulangeries.
Le processus, l’attitude dans les villes reste néanmoins l’élimination des facteurs olfactifs de manière globale, sans sélection entre les odeurs.

Bruno Bettelheim a montré dans son école orthogénique, combien il était difficile d’arriver à obtenir dans les locaux, une “bonne odeur”, une odeur chaleureuse, sympathique. (Bruno Bettelheim, « Un lieu où renaître », Robert Laffont, coll. Réponses/ Le Livre de Poche, coll. Pluriel n° 8354 J, Paris, 1975, p. 175-178.)
Dans la plupart des hôpitaux psychiatriques règne soit une odeur “mauvaise” qui sent le renfermé, soit une odeur “froide” qui sent le propre comme c’est couramment le cas, ou encore une qui sent l’antiseptique, la moins humaine, signifiant la lutte engagée contre les microbes.
Créer une bonne odeur dans ces locaux, un arôme qui sente bon et non pas cette odeur d’hôpital qui rôde dans les couloirs; mais bien une odeur qui sécurise, est un signe non verbal que l’on est dans un endroit favorable; étant entendu que les messages “silencieux” perçus par ces enfants autistes ne sont pas des informations neutres, mais au contraire, puissamment porteuses d’intentions. Bettelheim est arrivé à la conclusion que l’odeur d’un endroit est le reflet du bien-être ou du mal-être de ses occupants, notion fine, mais qui en fin de compte s’imprègne dans les murs, les tissus, les meubles, etc… et que l’odeur rassurante recherchée ne peut être produite que par les individus qui se sentent bien dans leur peau.
Autre exemple d’un aveugle relatant ses années d’école lorsqu’il avait 10 ans: « Une fois la porte de la classe fermée, l’odeur me montait à la tête. Pourtant aucun de mes camarades n’était mal tenu. Mais chacun d’eux avait un corps, et quarante corps, en un si petit espace, c’était trop. On se serait cru au bord d’un marais d’eau stagnante. D’où cela venait-il?
J’ai déjà dit que si l’on est aveugle, on découvre qu’il y a des odeurs morales: je crois bien que celle-là en était. Un groupe d’homme qui séjourne dans une pièce par contrainte ou obligation sociale, ce qui revient au même, ne tarde pas à sentir mauvais. C’est à prendre à la lettre. Mais avec des enfants, le phénomène apparaît encore plus vite. Il faut penser à toute cette masse de colère rentrée, d’indépendance humiliée, de vagabondage contenu et de curiosité impuissante que peuvent accumuler quarante gamins de dix à quatorze ans! De là l’odeur déplaisante, et cette fumée dont la classe, pour moi, était physiquement remplie. » (Jacques Lusseyran, « Et la lumière fut », Ed. Le Félin poche, Paris, 2008, p. 74.)
Perspective nouvelle s’il en est.

7. enfin, une mauvaise connaissance de certaines pratiques du passé.
Si nous savons que par le passé on répandait des herbes sur le sol, que l’on jonchait les rues et les pièces de plantes odorantes, et que l’on en brûlait d’autres afin de purifier l’air, on ne saisit plus très bien les raisons de ces pratiques. De nombreux ouvrages de botanique nous renseignent ainsi qu’au Moyen Age, la camomille romaine servait à joncher le sol à cause de la douce odeur aromatique qu’elle exhalait lorsqu’on la piétinait; que la reine des prés ou la lavande étaient appréciées pour les mêmes raisons, et qu’on suspendait dans les églises l’aspérule odorante pour sa délicieuse odeur évoquant l’association de foin, de miel et de vanille. On brûlait du romarin dans les chambres des malades afin de purifier l’air. Pendant les épidémies,on allumait des feux sur les places publiques dans lesquels on jetait des branches de genévrier et de laurier ainsi que des racines d’angélique. En France, les fumigations étaient encore régulièrement pratiquées dans les hôpitaux au siècle dernier avec du genévrier et cette opération a conservé chez les ménagères une certaine faveur encore tardivement. Beaucoup de ces mêmes plantes étaient disposées dans le linge, dans les armoires pour en éloigner les mites et autres insectes. (Sarah Garland, « Le livre des herbes et des épices » , Fernand Nathan, Paris, 1980.)
Si nous connaissons les vertus antiseptiques et désinfectantes de ces plantes, si nous savons que le verbe joncher vient de répandre du jonc odorant sur les sols, nous ne comprenons plus bien la signification de ces pratiques, la fréquence de ces actes, les circonstances dans lesquelles elles se produisaient, etc…
Il y a un grand enrichissement à retrouver le sens de ces actes et à comprendre les raisons de leur déclin. Un savoir perdu qui serait peut-être fort utile pour nous aujourd’hui. C’est aux historiens de nous aider dans ce domaine.

Tels sont, à mon avis, les véritables causes du désintérêt pour l’odorat dans nos espaces architecturaux.
Le fait de mettre celles-ci en évidence permet de s’attaquer au problème, de contrer les véritables freins à une meilleure prise de conscience de l’olfactif et à la place qu’il devrait prendre dans l’amélioration de nos espaces de vie.
Le rôle et l’importance de l’odorat dans les espaces architecturaux de demain sera mis en valeur :
– en considérant l’espace comme un milieu de vie stimulant nos sens et non pas
du vide,
– en trouvant le moyen de représenter visuellement les odeurs,
– en mettant en évidence que c’est un moyen de communication des relations
interpersonnelles et amoureuses,
– en dépassant les notions simplement hygiéniques,
– en surmontant la gêne que nous avons à faire état de notre plaisir,
– en possédant une meilleure connaissance de “pratiques olfactives” du passé .
Avant de conclure, songeons à regarder ce qu’une autre culture que la nôtre fait du rôle de l’odorat.

L’ORIENT

Par ce mot, nous entendons autant une culture qu’une situation géographique dictée par un climat. L’Orient, olfactivement parlant, commence au bassin méditerranéen. La différence de température conditionne tout. Au Nord, rares sont les plantes, fleurs, arbres odoriférants; au Sud, le contraire est exception : les mêmes essences inodores en Belgique sont reconnaissables les yeux fermés sous un temps plus clément, la transformation est saisissante. Le cyprès sous nos latitudes est silencieux, à Florence déjà, il s’entoure de son odeur de résine. Nos lilas sont un moment bien timide à côté des mimosas, des jasmins, des pitosforos, ou des orangers en fleur des avenues de Marrakech. Une présence olfactive bien plus évidente que nos discrets tilleuls ou platanes en fleur identifie ces pays et nous étonne à chaque voyage.
“ En sortant du couvent ( Palerme ) , on pénètre dans le jardin, d’où l’on domine toute la vallée pleine d’orangers en fleur . Un souffle continu monte de la forêt embaumée, un souffle qui grise l’esprit et trouble les sens. Le désir indécis et poétique qui hante toujours l’âme humaine, qui rôde autour, affolant et insaisissable, semble sur le point de se réaliser. Cette senteur vous enveloppant soudain, mêlant cette délicate sensation des parfums à la joie artiste de l’esprit, vous jette pendant quelques secondes dans un bien-être de pensée et de corps qui est presque du bonheur “ (Guy de Maupassant, « La vie errante », Soc. d’Editions littéraires et artistiques, Paris, 1903, p. 108.)

En plus des fleurs, des arbres émettant un parfum résineux (les arbres” transpirent”, forment un nuage humide autour de leur feuillage afin de protéger celui-ci de l’ardeur des rayons du soleil), nombreux sont dans le Sud, les bois de construction ou d’ébénisterie, qui dégagent une odeur. Citons le genévrier commun, le genévrier oxycèdre de Méditerranée, le cèdre du Liban, celui de l’Atlas (l’Arz), le cyprès, le thuyas articulé, le laurier. (Pierre Lieutaghi, « Le livre des Arbres, Arbustes et Arbrisseaux », Robert Morel édit., Les hautes Plaines Manes, Haute Provence, 1969, tomes I et 2.)
Chacune de ces essences est odorante et de plus éloigne les insectes, grâce à son huile, ce qui la rend imputrescible, qualité appréciée déjà dans l’antiquité .

Un climat chaud, des fleurs parfumées et des bois odorants ne peuvent à eux seuls former une culture où le sens olfactif est mieux pris en compte que dans la nôtre. Ces éléments contribuent néanmoins à la former, mais surtout à exprimer sans gêne le plaisir que les parfums leur procurent et à les rechercher sans honte dans leurs intérieurs. Le fait d’utiliser des bois odorants pour les charpentes et la menuiserie forme déjà un environnement olfactivement présent.

Citons pour terminer un exemple de la présence parfumée intentionnellement inscrite dans l’architecture arabe, exemple décrit par un Occidental : T.E. Lawrence : “ Les arabes ont un sens aigu de cette pureté qui naît de la raréfaction . Je m’ en avisai pour la première fois, voici des années, un jour où nous avions chevauché très loin par les plaines mouvantes du Nord de la Syrie jusqu’à une ruine de la période romaine . C’étaient, dirent mes compagnons, les restes d’un palais bâti dans le désert pour une reine par son époux, seigneur de la région limitrophe. Ils ajoutèrent que l’argile de cette construction avait été, pour plus de richesse, pétrie non pas avec de l’eau, mais avec de précieuses essences de fleurs. Reniflant l’air comme des chiens, mes guides me conduisaient de salle croulante en salle croulante disant : “ Voici le jasmin, voici la violette, voici la rose “.
A la fin Dahoum m’entraina : “ Venez sentir le parfum le plus doux “ ; nous entrâmes dans le corps du logis, et là, dans l’embrasure des fenêtres béantes sur sa façade orientale, nous pûmes aspirer à pleine bouche le souffle sans effort ni tourbillon qui palpitait en frôlant les murailles. Il était né, ce souffle vide du désert, quelque part au delà du lointain Euphrate ; et pendant des jours et des nuits il s’était traîné sur une herbe morte : rencontrant son premier obstacle en ce palais ruiné élevé par la main des hommes, il paraissait s’attarder alentour avec de puérils murmures. “Voilà bien le meilleur parfum, dirent mes guides : il n’a pas de goût “. Senteurs et luxe ne valaient pas pour eux une pureté où l’homme n’avait point de part “. (T. E. Lawrence, « Les sept piliers de la sagesse », Payot, Paris, 1941, p. 52.)

Je dirai pour conclure que c’est parce que l’odorat est un des plus puissants moyens de stimulation et d’évocation qui soit, qu’il se doit de pouvoir exprimer dans nos espaces architecturaux ses dimensions enveloppantes, poétiques et affectives. Je souhaite qu’il devienne une composante aussi importante que la lumière et les sons dans la scénographie de nos lieux de vie de demain.

Et citer Paul Valéry:
“ Il ne faut pas que les masses de marbre demeurent mortellement dans la terre (…) et que les cèdres et les cyprès se contentent de finir par la flamme ou par la pourriture, quand ils peuvent se changer en poutres odorantes”. (Paul Valéry, « Eupalinos », N.R.F., Gallimard, Poésie, p. 103.)

Marc Crunelle

VOIR ÉGALEMENT:
Collectif: « Odeurs, essences d’un sens », Autrement n°92, Paris, septembre 1987.
Marc Crunelle, Marc: « Les parfums et l’architecture » (1ère partie), in: ISABr n°6, octobre 1979, p. 4
Marc Crunelle, « Les parfums et l’architecture » (2ème partie), in: ISABr n°8, février 1980, p.4
Marc Crunelle, « L’odeur des bois », Centre National du Bois, Bruxelles, 1979, 5 pages.
Marc Crunelle, « Une maison parfumée » : texte présenté sous le titre “ Arquitectura y olor” à la VII jornadas de Perfumeria, Sociedad Espanola de Quimicos Cosmeticos, Barcelona, 17 novembre 1984, 18 pages.
R. Phillips & N. Foy, « Herbes », La Maison Rustique, Paris, 1991.
Edmond Roudnitska, « L’esthétique en question », Presses Universitaires de France, Paris, 1977.