Bertrand Goldberg

Bertrand Goldberg: On pourrait dire que la structure de poutres et de piliers est un squelette sans vie, alors que nous utilisons un système biologique plus efficace: nous utilisons la peau qui protège l’organisme comme structure.

Heinrich Klotz: Quand vous avez conçu la coquille des Hillard Towers, la structure a-t-elle été déterminée uniquement par cette fonction nouvelle ou bien aviez-vous aussi en tête la manière dont les surfaces seraient distribuées?

B. G.: Je serais un sacré imbécile si je disais que la forme de la structure n’a pas été influencée par la conscience préalable des formes spatiales.

John Cook: Il semblerait que la définition de l’espace doive être secondaire pour vous qui avez étudié si longtemps avec Mies.

B. G.: Oui, mais voyez-vous, ceci est le domaine nouveau des formes spatiales qui produisent une structure. C’est l’antithèse des formes structurales produisant un espace. Dans le système de la poutre et du pilier, le seul point d’intérêt architectural à l’égard de l’espace est un vocabulaire limité et sûr destiné à parfaire les angles droits à l’intérieur d’un système de modules.

J. C.: La complexité de la vie se trouve aussi contrainte par le rectangle du système poutre-pilier.

B. G.: C’est ça. En tant qu’individu, Mies, rappelez-vous, a toujours réalisé de beaux et grands espaces. Ses capacités de créateur, d’artiste, n’ont jamais été limitées par l’inhumanité du système. (p. 220)

B. G.: Notre époque est passée de la domination du plus petit commun dénominateur à celle du plus grand commun dénominateur. Ce glissement nous a fait passer du concept d’une idée structurée unique à la compréhension d’idées multiples coexistant simultanément pour former une unité organique.

En architecture, nous avons exprimé ce changement par la méthode structurale en passant de la poutre et du pilier au concept d’espace en tant que structure. L’espace comprend les éléments gens et temps; l’espace comprend les matériaux, les formes et la prise de conscience de soi. Ces éléments combinés comprennent aussi un autre dénominateur que je qualifierais de système structural. Ces éléments combinés, je les ai appelé espace cinétique.

Marina City a été, pour nous, le premier gratte-ciel que nous avons libéré du formalisme de l’angle droit de la poutre et du pilier. Dans cette recherche, nous avons pris conscience de l’effet de l’espace cinétique à la fois sur la réaction dynamique des gens et sur la réaction statique de la structure.

En partant de nos découvertes à Marina City, nous avons fait de plus amples recherches d’espace cinétique avec les Hillard Houses. Le concept structural du noyau de Marina City a été remplacé par une coquille plus efficace dont la forme est une définition de l’espace et le reflet des mouvements humains dans cet espace.

Plan d’appartement du Marina City
Plan d’appartement de Hillard Houses

Ces deux systèmes structuraux pourrait être comparés comme étant l’un, celui de la coquille, celui du plus grand commun dénominateur, l’autre, celui de la poutre et du pilier, à celui du plus petit commun dénominateur.

Le système poutre-pilier propose une discipline abstraite imposée par le système dimensionnel de la construction. Les Hillard Houses proposent une discipline humaniste imposée par les activités familiales: l’espace utilisé comme structure. Plutôt que de délimiter l’espace en fonction des exigences du module d’un ingénieur, les Hillard Houses nous proposent d’étendre notre conception de la beauté d’une structure jusqu’à inclure les émotions humaines, la pensée et l’environnement social.

H. K.: Ces conceptions peuvent-elles devenir des principes? Peuvent-elles trouver application au-delà de la dimension domestique du logement?

B. G.: Si l’espace doit changer de forme, toute structure qui est espace devrait suivre le changement. Pour paraphraser: la structure suit l’espace. Et aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous pouvons construire n’importe quel espace que nous imaginons.

H. K.: Quand vous avez commencé  construire de cette manière nouvelle, pensiez-vous à sortir du rectangle?

B. G.: J’i demandé une fois à Mies, quand j’étais son élève: « si la grande architecture doit continuer vos formes rectilignes, pourquoi y aurait-il un autre architecte? Notre avenir sera-t-il uniquement de faire des copies de votre oeuvre? » La réponse de Mies a été: « Eh bien, Goldberg, est-ce que cela ne suffit pas ? » (pp. 224 à 226)

B. G.: [toujours à propos du Marina City] J’ai insisté pour que nos clients construisent aux dimensions réelles une maquette de deux appartements: l’appartement à une chambre à coucher et l’appartement de rendement. […] Ce faisant, j’ai fait ma première découverte: ce que je n’avais pas deviné, c’était que l’espace semblait à chacun plus grand qu’il n’était en réalité.  […] Cela m’a fait penser: pourquoi ces espaces, qui étaient tout à fait minimaux, donnaient-ils cette impression? Personne ne savait combien de pieds carrés comportait chaque appartement, l’impression était donc absolument subjective. J’ai commencé à faire des recherches là-dessus et la conclusion à laquelle j’ai abouti est que l’espace dit cinétique, créé par des murs non parallèles, donnait l’illusion d’une dimension extensible.

H. K.: Le plan de base de chaque pièce ressemble à une pétale. Est-ce cela l’espace « cinétique »?

B. G.: Eh bien, non, j’appelle cinétique tout espace qui a un mouvement.

H. K.: Ce qui veut dire qu’un espace baroque comme l’intérieur de Vierzehnheiligen est un espace cinétique, un espace en mouvement.

B. G.: Oui, oui. Là où le rapport de l’individu à l’espace dans lequel il évolue se modifie constamment quand il bouge dans la pièce, vous avez un espace cinétique. Cela ne signifie pas que tout espace circulaire soit nécessairement cinétique. Un espace aussi parfaitement circulaire que le Panthéon n’est certainement pas cinétique.

H. K.: Ceci est l’antithèse du classicisme, où l’on est confronté à un espace délimité par les quatre angles ou par le périmètre du cercle régulier.

B. G.: Le seul état de l’espace dont on prenne une conscience totale à l’instant même où l’on entre, c’est l’espace statique classique (non cinétique). Il ne change plus, quels que soient les mouvements humains. (pp 234-235)

B. G.: … Si vous retournez  aux écrits de Le Corbusier, vous verrez qu’il a dit que l’angle droit est la forme la plus parfaite de toutes les formes parce qu’elle est la seule qui soit mesurable. Cela, bien entendu, je ne puis l’accepter. J’ai commencé à dire autre chose sur certaines qualités de l’espace. Il y a un effet que nous appelons « anonymat spatial », par exemple.

H. K.: Qu’est-ce que cela veut dire?

B. G.: Cela signifie un espace anonyme qui est sans rapport avec l’être humain. C’est un espace où il ne se sent pas à sa place.

H. K.: Parleriez-vous des grands espaces des hauts bâtiments de Mies comme espaces anonymes?

B. G.: Il n’est pas nécessaire d’avoir des espaces gigantesques pour parler d’espace anonyme. Je pense que les appartements FHA moyen est de ce type d’espace anonyme. L’espace ne reflète pas l’être humain. Toutefois, je pense que ce que réalise l’espace dans les Hillard Houses, c’est de réaffirmer les espoirs que forment les individus pour eux-mêmes en société. C’est cela que je voulais dire en parlant du plus grand commun dénominateur. C’est une nouvelle manière d’organiser l’esthétique. (p. 238)

(Bertrand Goldberg in: John Cook & Heinrich Klotz, « Questions aux architectes », Mardaga, Bruxelles-Liège, 1974, pp. 220, 224-226, 234-236, 238)