Une oeuvre de Serra

De l’œuvre de Richard Serra se dégage toute une sensation palpable de changement autour de soi. Alors que l’on déambule à côté de ces masses, il se passe quelque chose de particulier qui a rapport avec la masse, la densité et le vide. On sent qu’il y a déviation de certaines règles physiques – comme la lumière est déviée par la gravitation. (Philippe Starck, « impressions d’Ailleurs » avec Gilles Vanderpooten, Editions de l’Aube, Paris, 2012, pp. 115-116)

Je considère l’espace comme un matériau. L’articulation de l’espace a pris le dessus sur toutes les autres préoccupations. J’essaye d’utiliser la forme sculpturale pour rendre l’espace distinct. (http://www.azquotes.com/author/28282-Richard_Serra)

Richard Serra: Ce qui m’intéresse, c’est de révéler la structure, le contenu et le caractère d’un espace et d’un lieu en définissant une structure physique au travers d’éléments que j’emploie. J’ai utilisé l’acier pour faire des espaces ouverts ou fermés, en intérieur ou en extérieur.

Liza Bear: En voyant Delineator, la structure exposée à la Ace Gallery, pourquoi ce nom ?
R.S. Pourquoi j’ai choisi ce nom … Eh bien, il s’agit essentiellement de deux plaques, l’une au sol, l’autre au plafond, perpendiculaire à celle du sol. La hauteur du plafond est de 4,12 m et les plaques font 3,05 m par 7,93 m. Celle  qui est accrochée au plafond pèse environ un peu plus de deux tonnes. La structure définit un lieu précis dans la salle.

L.B. Comment ?
R.S. La juxtaposition de ces plaques d’acier qui forment une croix ouverte engendre un volume d’espace qui a un côté intérieur et extérieur, qui distingue un espace interne d’un espace extérieur et présente des ouvertures, des directions, haut, bas, droite, gauche – coordonnées du corps quand on franchit l’espace de la sculpture. Bon ! On pourrait dire que cela paraît ésotérique. Eh bien, quand on commence à s’habituer à l’articulation de l’espace, on s’aperçoit, entre autres, que les systèmes d’espace sont différents des systèmes linguistiques en cela qu’ils sont non-descriptifs. Je suis arrivé à la conclusion que la philosophie et la science sont des disciplines descriptives alors que l’art et la religion ne le sont pas.

L.B. Oui, ce sont des données de l’expérience, n’est-ce-pas ?
R.S. Oui. Avec Delineator, le seul moyen de comprendre l’oeuvre c’est de faire physiquement l’expérience du lieu. On ne peut pas avoir l’expérience de l’espace en dehors du lieu et de l’espace où l’on est. Tout repérage linguistique, reconstruction par analogie, verbalisation, interprétation ou explication, même de ce genre, est, en un certain sens, une altération, car ce n’est même pas un parallèle véritable …

[…] R.S. La sculpture de la Ace Gallery ne présente pas de limite. Elle n’a pas de forme. Vous pouvez dire que c’est la forme de la salle. Non, la sculpture n’est pas la forme de la salle. Il y a une plaque au sol, une autre au plafond. Et un espace est généré par leurs deux en position. Quand on est dehors des plaques, celle du dessus semble pousser vers le haut contre le plafond. Cette condition s’inverse quand on marche en dessous. Il n’y a pas de chemin direct pour y entrer. Quand on marche vers son centre, le sculpture fonctionne autant de manière centrifuge que centripète. On est forcé de reconnaître l’espace au-dessus, en dessous, à droite, à gauche, au nord, à l’est, au sud, à ‘ouest, en haut, en bas. Toutes vos coordonnées psychophysiques, votre sens de l’orientation, sont immédiatement mis en question. On n’a pas la même expérience en essayant de traverser la rue à Los Angeles. Ici, vous pénétrez dedans et vous êtes immédiatement centré. Ici la réalité est plus insaisissable.

[…] R.S. Dans Delineator, vous entrez dans un espace qui n’est pas uniquement déterminé par votre perception. Ce qui est sollicité en premier par cette oeuvre, ce sont vos coordonnées psychologiques propres. Votre réponse cognitive, pensant au loin et au près, n’est pas la finalité. Delineator est la concrétisation de sensations dans un centre très déterminé, où s’exerce un champ de force. (Richard Serra interviewé par Liza Bear, in: « Richard Serra Writings Interviews », The University of Chicago Press, Chicago, 1994, pp. 36-38, 48-49.) [trad. Gilles Courtois & Marc Crunelle]