Je me demandais s’il y avait beaucoup de distorsions dans la perception des espaces en pleine lumière ou dans le noir, et ce en se déplaçant dans un lieu très connu de moi, à savoir celui que j’habite depuis plus de 20 ans. Je vais prendre un petit trajet : celui allant de mon lit au wc dans la salle de bain.
Le lit est situé dans une alcôve du salon, je dois longer un sofa, tourner à droite, longer un bout de bibliothèque, traverser le petit hall donnant sur la salle de bain. Guidé visuellement, je me déplace toujours au milieu des espaces, et il me faut 20 pas pour rejoindre le w.c.
Dans le noir, la première chose qui se manifeste, c’est que j’avance à petits pas, très lentement et en dodelinant, et j’ai besoin de presque 40 pas pour rejoindre le point final. J’avance les bras en avant, me cogne doucement à tel coin d’un meuble, à d’autres aspérités dont je ne reconnais pas directement la nature, à un chambranle de porte (moi qui avance toujours habituellement dans l’axe). Je suis étonné de ne pas parvenir à « aller tout droit », c’est ce qui me trouble le plus. Si je refais le même trajet, ce sont d’autres chose que ma main découvre, que mon genoux touche, que mon front heurte. Il y a des formes simples facilement identifiable : angle de meuble, porte, par contre, les moulures d’un encadrement de porte, le cadre de la bibliothèque n’évoquent rien, ce sont des choses neutres (d’ailleurs je ne les jamais vraiment touchées auparavant). Visuellement, un meuble d’un mètres de haut, les accoudoirs du sofa à 70 cm, les étagères de la bibliothèque vers les 90 cm sont des volumes qui se présentent clairement. Mais les yeux fermés, mon bras tendu cherche et trouve l’un étonnement bas, l’autre plus haut que j’imaginais. Avec d’autres essais, du bout des doigts, je me sers de l’arête d’un meuble pour me guider, comme une lisse, une main courante. Mais lors des trajets suivants, ce sont d’autres volumes ou reliefs que je rencontre et/oui qui me guident. C’est comme si les les trajets précédents ne servaient pas de leçon, on n’a pas constitué d’image mentale de ces espaces
En parcourant les espaces dans le noir (que ceux-ci soient connus ou non), c’est avant tout une exploration du bout des doigts, les bras tendus en avant et qui prend toute l’énergie. A part des différences marquées dans les reliefs au sol, le toucher des pieds entre peu en compte. C’est toujours la rencontre d’un monde de volumes aux différentes textures. Une fois que les doigts ne rencontre plus rien, on avance plus lentement attendant un nouvel indice. Thermiquement, à part les radiateurs par temps froid, une planche de bois, une tablette de marbre, un évier, ont tous plus ou moins la même température au premier effleurement. Je n’ai parlé ici, que de trajets vers un point que l’on veut rejoindre, donc en cherchant des balises.
Si on se trouve dans sa maison plongée dans le noir complet, l’exploration doit prendre vraiment beaucoup de temps. Et si cela se passe dans une maison inconnue, même si on l’a vue éclairée auparavant, cela doit être extrêmement difficile, voire épuisant, tant l’énergie nécessaire dans la redécouverte des espaces doit être importante, pour retrouver la cuisine, les w.c, l’escalier, sa chambre, l’entrée, etc… On doit « tourner en rond », revenir sur ses pas plusieurs fois tant on est troublé de ne trouver que peu d’éléments « rassurants », identifiables et servant d’éventuels points de repère pour la suite. Au bout d’une longue exploration, on retrouve le w.c. que l’on pensait se trouver complètement ailleurs, on peut peut-être passé plusieurs fois tout à côté. Une grande confusion en résulte. (Marc Crunelle)
Jean Paulhan
Dans un chapitre de son ouvrage « La peinture cubiste », il décrit comment il se dirige à deux heures du matin vers son lit, et pour ne pas réveiller sa femme qui dort, cherche son chemin dans le noir. « Dans l’atelier qui nous sert, à ma femme et à moi, de chambre, de salle à manger, de bureau (et même de cuisine et de boudoir), le divan se trouve assez loin de la porte : exactement dans le coin opposé. Ce divan se transforme en lit, vers onze heures du soir. »
Dans cet espace unique assez encombré, il décide de donner « un coup de lumière d’une extrême rapidité, trop bref pour importuner ma femme ou la réveiller, mais suffisant néanmoins à m’entrer dans les yeux les obstacles de toutes espèce – de la table à la commode, de la seconde table à la cheminée, de la troisième table au paravent – qu’il me fallait éviter ou contourner délicatement avant de parvenir à l’endroit-chambre de la pièce. Bien. Ces obstacles étaient de vrai très nombreux et différents. Mais je les embrassai courageusement d’un seul coup d’oeil, et les ayant jaugés, je me lançai en pleine nuit, d’abord très vite, puis de plus en plus lentement à mesure que j’avançais, dans quel espace ? Dans un espace qui me sembla soudain … Mais non, je vais vous dire ce qu’il n’était pas. Eh bien, il n’avait rien de commun avec l’espace que l’on découvre d’une fenêtre […] avec ses places lointaines et ses places voisines ! Ici, tout m’était voisin.De ces parties indifférentes, et de ces parties curieuses. Ici, tout me concernait, tout m’était passionnant, tout m’était diablement vrai. Ni ces plans aimablement étagés, en fuite douce. Ici, tout était imminent, hérissé de pointes, creusé de vides, labouré de failles et de fentes ! Ah non, ça ne faisait pars un paysage de tout repos ! […] ce lierre traînant à droite où je vais me prendre les pieds, cette armoire à la porte entrebâillée, ce plateau en équilibre sur son tabouret, la machine à écrire, ces piles de livres, […] cette bibliothèque tournante et tant d’arches, de barrières et de colonnes. » (Jean Paulhan, « La peinture cubiste », Gallimard, Folio Essais, Paris, 1990.)