Charles Moore

En architecture, l’espace est un espace particulier. L’architecte le rend sensible lorsqu’il donne forme et échelle à une portion d’espace. Les deux premières dimensions, largeur et profondeur, répondent principalement à des impératifs fonctionnels, au sens propre du terme. C’est par delà le traitement de la troisième, dimension, la hauteur, que chacun va percevoir de nouvelles dimensions.
La rhétorique des architectes peut parfois irriter. Nous parlons de  « créer l’espace ». Certains font remarquer que nous ne le créons pas; qu’il y a toujours été présent. (Susanne K. Langer, « Feeling and Form », Charles Scribner’s Sons, New York, 1953, p. 94) Cependant quand nous délimitons une portion d’espace hors du continuum spatial nous la rendons ou essayons de la rendre identifiable en tant que lieu répondant à la sensibilité de ses habitants.

Curieusement, il semble que les architectes peuvent concevoir l’espace de façon contradictoire, bien que chaque type de conception apparaisse légitime. L’espace peut être clos, ouvert, limité ou éclaté. Il est une des rares choses dont « l’éclatement » provoque la croissance, mais il se développe également lorsqu’il est maîtrisé. Nous échouons quand nous ne le rendons pas identifiable et lorsque nous ne pouvons séparer la portion d’espace du continuum spatial.

On comprendra aisément pourquoi nous échouons si souvent. En effet, nous ne dessinons pas l’espace, mais plus exactement des plans et des coupes dans lesquels il se réfugie. Ainsi le tentation est grande de se fixer sur les objets eux-mêmes, au détriment de l’espace architectural qui pourtant se dévoile à travers eux. Les victoires de la planche à dessin (telle que la réussite d’un bel alignement) se substituent aux joies que l’espace permet de découvrir mais ne peuvent les remplacer.

Au cours des dernières décennies, l’engouement des architectes pour l’espace s’est traduit de façons très diverses. Les principes de l’urbaniste autrichien Camillo Sitte reposent sur son goût pour les piazzas, plazas, plätze et places médiévales. Sitte insiste sur l’importance de bien marquer les angles afin que le centre de tels espaces ne puisse s’échapper. Il souligne également que le centre de tels espaces doit rester libre de toute statue ou autre volume de sorte qu’on observateur puisse s’y tenir et éprouver le sentiment d’être le point central d’une composition intégralement appréhendable. La pire des erreurs, selon Sitte, est de laisser les angles ouverts. L’espace n’est plus maintenu.

Presque à l’opposé de ces lois, une autre influence importante s’est fait sentir. Elle exerce au travers d » l’iconographie théâtrale de la famille Bibiena et des visions architecturales de Piranèse – notamment ses prisons dont les rampes et les escaliers s’élèvent à de tels degrés que le cerveau s’égare dans des univers sans limite où les espaces échappent à la compréhension. Les architectes modernes ont vu dans la grande mosquée de Cordoue un autre type d’organisation d’espace. Là, un foisonnement de colonnes s’estompent dans le lointain, rendant incertaines les limites du lieu et les positions respectives des espaces et des objets.

Siegfried Giedion tenta de concilier (ou de fondre) ces visions contradictoires de l’espace en postulant l’hypothèse selon laquelle l’espace architectural, depuis le XVIIè si§cle, est devenu dépendant du temps. Il est cependant difficile d’inscrire dans les limites de cette hypothèse la conception statique et répétitive de la plupart des bâtiments du Mouvement Moderne.

Non moins surprenante (et instructive à l’examen) est la thèse élaborée par C. A. Doxiadis, urbaniste grec contemporains. Il se débarasse du code carthésien dans lequel s’inscrivait jusqu’à présent la plupart des explications relatives à l’espace, et propose de lire les anciens sites grecs comme des systèmes d’organisation radiale. Il prend comme centre le point d’entrée du site. Les lieux sacrés s’organisent alors selon des angles au centre de 30 ou 36°. […] Il y a là, semble-t-il, un signe parmi d’autres que, dans notre diversité, nous nous débarrassons d’un cartésianisme rigide qui, avec la dictature de l’angle droit, a tant contraint l’architecture moderne. Cela montre que l’espace commence à être appréhendé selon les sensibilités des individus qui le perçoivent ou le pratiquent et non comme une abstraction mathématique.

Un autre signe, renforcé par la littérature psychanalytique, est le retour à un espace centré sur le sujet. Les psychiatres ont remarqué qu’au stade de l’enfance, nous percevons d’abord que le haut est différent du bas, la gauche de la droite et que l’avant est très différent de l’arrière. Avec l’âge, nous nous éloignons progressivement de cette idée selon laquelle les trois dimensions ont une réelle signification morale. Aujourd’hui, cependant, ces vérité archaïques sont à nouveau considérées comme les bases de l’organisation des espaces que nous dégageons du continuum spatial.

Quelle que soit la dynamique de son organisation, l’espace, en architecture, ne nous intéresse que pour deux raisons : d’une part, pour sa maîtrise interne, d’autre part, pour ses débordements vers l’extérieur. Pour nous, les plaisirs d’un espace intérieur serein et harmonieusement proportionné (tel qu’un volume palladien) sont compatibles avec l’émotion provoquée par l’explosion contemporaine de l’espace (tel le pavillon américain à l’Exposition universelle de 1967 ou le Matterhorn de Disneyland).(Charles Moore & G. Allen, « L’architecture sensible », Dunod, Paris, 1981, p. 9-12)