Troubles et malaises

PROBLEMES PSYCHOLOGIQUES POSES PAR LES IMMEUBLES DE GRANDES DIMENSIONS

Le développement démographique et la concentration urbaine obligent à rechercher de nouvelles formules d’aménagement de l’espace, et l’on est obligatoirement conduit à préconiser des immeubles de grande dimension utilisant, autant que le permet la technique, la verticalité. D’où la naissance, aux Etats-Unis d’abord, puis la généralisation dans toutes les grandes métropoles des gratte-ciel, des tours.

Ainsi l’homme est-il amené à vivre dans un environnement inhabituel dont les effets sur sa santé et son équilibre nerveux sont encore mal connus. Bien souvent les troubles constatés ne peuvent s’expliquer que par des causes physiquement décelables et l’on doit se résoudre à admettre l’intervention de facteurs psychologiques.

Les troubles dont il s’agit vont de simples malaises à de véritables atteintes morbides en passant par des troubles du comportement tels que refus de travail ou agressivité dirigée contre les objets ou les personnes.

L’occasion m’a été donnée au cours de ces trois dernières années d’effectuer des enquêtes dans plusieurs grandes administrations, à la demande soit de leurs dirigeants, soit de responsables syndicaux du personnel, afin de déceler les causes d’ordre psychologiques et d’éventuellement suggérer des remèdes pour certaines manifestations survenues dans le personnel. Les symptômes consistaient en une impression de malaise indéfinissable se traduisant par une envie de fuir ou par des pulsions agressives. On constatait en fait un fréquent besoin de quitter le travail sous un prétexte quelconque et de se précipiter vers la sortie aussitôt venu le moment du départ. On constatait aussi des maculations et des lacérations des revêtements, des bureaux et surtout des ascenseurs.

Dans les trois cas que nous avons étudiés de façon suffisamment approfondie, il s’agissait de bâtiments neufs en forme de tour, luxueusement aménagés et offrant aux employés un confort matériel d’exceptionnelle qualité.

Dans deux cas, ces malaises entraînaient un refus de travail dans certains locaux et dans un de ces cas, ce refus durait depuis quelques années.

Les plaintes portaient presque toujours sur la température (on accuse le conditionnement d’air), sur les matériaux (plastiques que l’on croit inflammables), sur la sécurité en général (dégagements insuffisants). En fait, de nombreuses vérifications montrent que ces facteurs ont été soigneusement contrôlés et ne sont pas en cause.

Il s’agit donc de raisons plus profondes et nous avons pu dans quelques cas les mettre en évidence grâce à des méthodes d’interview individuelles et collectives. Nous ne pouvons ici qu’en rapporter les résultats globaux.

Ces interviews individuelles et collectives, ainsi que les tests utilisés (TST) permettaient de mettre en évidence une angoisse diffuse ayant tendance, comme il est habituel, à se muer soit en agressivité, soit en phobies et à se localiser sur des personnes, des situations ou des objets concrets. Dans deux cas, le chef de service était la cible habituelle. Dans tous les cas, les phobies portaient sur l’air, l’eau, l’espace (trop vaste ou trop étroit), le bruit, l’agitation.

C’est la raison pour laquelle dans un cas au moins, de nombreuses études et des aménagements divers ont porté sur le conditionnement d’air, l’éclairage et la température, la dimension des pièces et des dégagements. Le tout sans aucun succès.

On sait que toute angoisse diffuse a ainsi tendance à se métamorphoser en agressivité ou en phobie portant sur les éléments qui, dans la toute première enfance, ont été cause d’angoisse.

L’angoisse du souffle est au premier rang : elle correspond à la période de carence respiratoire qui précède le premier cri. L’angoisse de l’espace (claustrophobie-agoraphobie) correspond au brusque passage de la compression à la perte de contact corporel au moment de l’expulsion. L’angoisse de l’aliment est liée aux premières sensations de faim dans la période séparant la ligature du cordon des prises de liquide. Enfin, on sait que les réflexes archaïques de défense (tel le réflexe de Moro) sont provoqués chez le nouveau-né essentiellement par le bruit et par les brusques déplacements du corps.

On retrouve là toute la gamme des phobies collectives qui secouent l’opinion : la grande peur de l’an 2000, c’est l’air irrespirable, l’eau polluée, l’aliment frelaté, l’espace mesuré, le bruit et l’agitation qui usent les nerfs. Certes, ces craintes ne sont pas sans fondement. Mais il faut savoir qu’il ne suffirait pas d’établir leur inanité pour les faire disparaître.

En fait, elles recouvrent une angoisse refoulée dont il s’agit de déceler les causes profondes.

Un premier facteur anxiogène paraît être le changement. L’adaptation à un cadre nouveau, même s’il est plus confortable que l’ancien, est toujours difficile. Cependant, la plupart du temps, ce facteur s’estompe et disparaît dans un délai de 6 mois à un an lorsque d’autres facteurs n’entretiennent pas une atmosphère générale d’insécurité. Auquel cas, au lieu d’une accoutumance, on observe une sensibilisation progressive. Après un ou deux ans, l’intolérance devient absolue et tout se passe comme si les facteurs anxiogènes avaient augmenté alors que tout est resté stable, sauf la tolérance du sujet.

Cette atmosphère générale d’insécurité est liée en premier lieu à la désorientation spatiale et temporelle. Les facteurs de désorientation peuvent être multiples. La symétrie et la monotonie de la segmentation de l’espace ne permettent pas de distinguer un local d’un autre local. La forme des pièces, parfois dissymétriques en raison de la structure générale du bâtiment, peut entraîner des distorsions de l’image du corps d’autrui et de soi.

Le psychologue Ames et ses collaborateurs ont montré qu’un être humain placé dans une pièce parallélépipédique déformée était perçu comme déformé tandis que la pièce conservait son aspect rectangulaire. On sait d’autre part que l’image que nous nous faisons de notre propre corps s’est construite et se maintient par référence à l’image que nous avons du corps des autres. Si cette image est déformée et si elle se transforme sous l’effet de l’environnement, notre propre corps est vécu comme inconsistant ce qui provoque un sentiment angoissant de dépersonnalisation.

La longueur des couloirs ne permet pas de ressentir la proximité des issues. Cette difficulté à se représenter le chemin de la sortie est un facteur puissant de claustrophobie. L’éventuelle étroitesse de ces couloirs augmente encore ce sentiment de danger. Des recherches antérieures ont montré qu’au-delà de 40 m, tout couloir sans issues latérales est anxiogène. La hauteur des plafonds joue également un rôle : trop bas ou trop haut, ils donnent également un sentiment d’écrasement.

Plus importants paraissent les facteurs de désorientation par rapport à l’espace extérieur. Les intolérances les plus marquées que nous ayons rencontrées, et les seules qui se soient révélées parfois irréductibles, se situaient dans des locaux en sous-sol, totalement privés de lumière du jour. La disparition des rythmes du jour et de la nuit, du soleil et de la pluie, de l’hiver et du printemps est péniblement ressentie par presque tous les sujets que nous avons examinés. Cette impression est amplifiée encore lorsque le sujet travaille dans une atmosphère immobile. Si le décor est quelque peu monumental, il évoque facilement une impression funéraire. Plus généralement, le luxe des matériaux est mal supporté par des fonctionnaires modestement rémunérés. Il oriente sur le mobilier et les revêtements muraux l’agressivité ou les craintes (laids, inflammables, etc.).

La distance interhumaine (proxémique) joue un rôle considérable. Chacun doit disposer d’un espace péricorporel suffisant pour échapper aux odeurs du voisin (parfums, haleine) qui deviennent insupportables en milieu vécu comme confiné).

De même qu’il existe chez l’animal une distance critique à laquelle il réagit à l’approche d’un inconnu par l’attaque ou par la fuite, on a décrit chez l’homme une zone tampon qui dessine une sorte de bulle autour de l’organisme. La limite se situe chez l’adulte normal entre 80 cm et 1,20 m de la surface cutanée. Son franchissement par un inconnu provoque une réaction d’alerte le plus souvent imperceptible mais comportant cependant une mise en tension de l’organisme avec mobilisation hormonale.

L’empiètement incessant sur cet espace intime par des inconnus multiplie ces alertes inconscientes dont la répétition, outre le sentiment d’insécurité qu’elle entretien provoque à la longue chez certains des troubles pathologiques : contractures musculaires, hypertension, etc.

Parmi les facteurs de malaise les plus souvent notés, signalons l’anonymat, la robotisation, le caractère interchangeable du personnel. L’aménagement architectural joue un rôle essentiel dans l’organisation des relations humaines. Les immeubles de grande dimension multiplient les rencontres obligées avec des personnages inconnus dont on ne sait s’ils sont des collègues bienveillants ou des ennemis potentiels. Ces rencontres constituent autant de collisions entre les bulles individuelles. Pour les transformer en échanges sécurisants, il est essentiel d’aménager les relations humaines de façon à favoriser la cohésion d’équipes de petites et moyennes dimensions. Chacun doit se sentir appartenir à un petit groupe de 3 à 12 au sein duquel les interactions sont fréquentes et sécurisantes ; et aussi à un groupe de moyenne dimension comportant des échanges moins fréquents mais ritualisés. Enfin chacun doit pouvoir distinguer dans une collectivité les intrus des habitués.

L’expérience montre qu’en moyenne, cette collectivité doit, pour ce faire, ne pas dépasser 300 unités. L’architecture doit donc non seulement favoriser l’orientation spatiale, mais aussi aménager les rencontres aux différents niveaux d’intégration des groupes, en assurant au premier chef la cohésion des groupes de petite dimension.

Il convient non pas d’isoler les groupes mais d’organiser leurs interpénétrations de façon que les acteurs sécurisants équilibrent largement les facteurs d’insécurité. La recette est dans un bon dosage de relations internes et de relations externes, de familiarité et de nouveauté, de monotonie et d’imprévu.

Le contact direct avec la hiérarchie représente un souhait unanime. Les directeurs qui trônent dans les étages supérieurs sont pratiquement coupés de leurs subordonnés qui se sentent livrés à l’arbitraire de chefs de bureaux tout puissants. La distance verticale est vécue sur un mode hiérarchique beaucoup plus lointain que la distance horizontale. Seule la rencontre face à face permet le dialogue, et seul le dialogue (réel ou virtuel) permet la communication.

Le psychologue Bavelas en particulier a montré par une série d’expériences très démonstratives qu’un message transmis de façon unilatérale, sans possibilité de réponse, était déformé au point d’être à l’origine de nombreuses erreurs. Il a montré également que lorsque la possibilité de réponse est trop faible par rapport à l’importance du message reçu, ce dernier, même en l’absence de toute déformation objective, s’accompagne d’un sentiment de méfiance et d’hostilité entre les interlocuteurs.

En résumé, les troubles constatés au cours de nos enquêtes paraissent correspondre à un sentiment d’insécurité inconsciente qui se traduit par des tendances à la fuite ou à l’agression et dont le refoulement peut entraîner des manifestations pathologiques.

Les chefs d’accusation (l’air, l’eau, l’espace, les matériaux, le bruit, l’agitation) sont les déplacements habituellement rencontrés dans les fixations d’angoisse diffuse. Celle-ci paraît avoir sa source d’une part dans les facteurs généraux d’anxiété de la société contemporaine (accélération de l’histoire, disparité entre les structures mentales et les exigences de l’environnement, etc.), d’autre part dans certains facteurs plus spécifiquement concentrés dans les immeubles de grande dimension.

Parmi ces derniers, les plus caractéristiques nous ont paru être :

le changement comportant la rupture de relations humaines anciennes et l’assujettissement à des formes inhabituelles et à des matériaux artificiels ;
la désorientation spatiale et temporelle, impliquant une perte des repères sécurisants ;
les distorsions de l’image du corps ;
la dépersonnalisation par identification à une foule anonyme ;
le franchissement incessant de l’espace personnel par des inconnus ;
l’insuffisante structuration des relations humaines entraînant un déséquilibre entre les échanges sécurisants et les rapports insécurisants (au niveau des collègues, de la hiérarchie, de la foule anonyme).

Et s’il fallait conclure par quelques recommandations générales, on pourrait dire ceci : tout progrès implique un changement. Le changement d’une situation à une autre doit se faire de telle façon que la nouvelle situation comporte dès le début des facteurs de sécurisation suffisants pour permettre l’adaptation. Ainsi, il faut éviter d’utiliser des locaux nouveaux tant que tous les accessoires sociaux et les décors naturels ne sont pas en place.

Il faut éviter de prévoir des locaux de travail en sous-sol surtout s’il s’agit de postes immobiles. Les ateliers et services de manutention peuvent par contre y trouver place.

Les formes et les couleurs doivent être prévues pour favoriser à la fois la personnalisation des locaux et une perception harmonieuse de l’image de soi.

L’orientation spatiale et la perception des voies d’accès et des issues doivent être particulièrement étudiées afin d’éviter tout effet de labyrinthe.

Les relations humaines doivent être prévues de façon à favoriser à la fois la communication et la mise à distance.
La disposition des lieux et leur cloisonnement jouent un rôle déterminant pour favoriser la création de groupes de dimensions optimales. Les relations hiérarchiques doivent être favorisées par un juste dosage de proximité et de distance en tenant compte des vertus et des dangers des relations verticales.

Les immeubles de grande dimension et particulièrement les tours ne sauraient être condamnés sous le prétexte des inconvénients qu’ils comportent. Ils constituent une des solutions à la poussée démographique à laquelle nous assistons. La technique ne manquera pas de maîtriser avant longtemps les facteurs matériels directement mesurables.

Il nous a paru important, à la lumière de rares enquêtes, de dégager quelques facteurs psychologiques dont on s’aperçoit qu’ils sont, eux aussi, liés à la structure architecturale. Ce n’est donc pas après la construction, comme on le fait trop souvent, qu’il convient de les envisager mais dès la conception initiale.

Si les facteurs psychologiques paraissent échapper à la mesure matérielle objective, il ne faut pas oublier qu’ils sont liés à la nature de l’homme, qui reste, comme le savait déjà Protagoras : la mesure de toute chose.

(Paul Sivadon, Problèmes psychologiques posés par les immeubles de grandes dimensions, in: Archives des maladies professionnelles, de médecine du travail et de Sécurité Sociale, Paris, 1975, 36, n°6, juin, pp. 373-376.)

Son impact physique

Les textes décrivant l’impact physique, certains disent psycho-physique, de l’espace construit sur l’homme, sont peu nombreux.

Cela tient-il au fait que les personnes qui le perçoivent ont des difficultés à décrire leur ressenti ?

Deux textes tentent le rendre:

De l’œuvre de Richard Serra se dégage toute une sensation palpable de changement autour de soi. Alors que l’on déambule à côté de ces masses, il se passe quelque chose de particulier qui a rapport avec la masse, la densité et le vide. On sent qu’il y a déviation de certaines règles physiques – comme la lumière est déviée par la gravitation. (Philippe Starck, « impressions d’Ailleurs » avec Gilles Vanderpooten, Editions de l’Aube, Paris, 2012, pp. 115-116)

Dans notre for intérieur, nous sommes tous plus ou moins conscients de l’épaisseur des murs et des sols qui nous entourent. Cette épaisseur est importante, et employer un seul matériau uniforme, comme le béton, me permet de jongler plus facilement avec elle. Le béton donne une impression latente de masse et génère une sensation de profondeur. Au-delà du regard, il produit un effet psychologique, que l’on peut ressentir par l’expérience. Même lorsque, dans un espace, le béton fait l’objet d’un seul type de finition minutieuse, ses qualités entraînent des variations dans la compréhension de cet espace. Il s’agit là du sens des relations entre les êtres humains et les choses, qui est pour moi une grande source d’intérêt. (Tadao Ando in:The Japan Architect n° 276, repris dans Yann Nussuaume, « Tadao Ando – Pensées sur l’architecture et le paysage » Arléa, Paris, 1999, p. 48.)

Espace

Le mot ESPACE supporte beaucoup de définitions.
Si l’on regarde simplement  l’utilisation que nous en  faisons  quotidiennement, on dit : l’espace de devant, de derrière, l’espace de ma chambre, l’espace de la Belgique, l’espace sidéral, l’espace d’une vie, l’espace c’est du vide, etc…
Toutes ces expressions sont si différentes qu’elles n’ont apparemment rien en commun.

Mais je voudrais que vous gardiez en mémoire ceci:
l’espace en tant que POSSIBLE, en tant que ce qui m’est possible de posséder, l’espace à conquérir, l’espace que j’ai conquis et qui va en s’augmentant, en s’élargissant.

Exemple: vous arrivez dans une ville où vous n’êtes jamais allé. Vous possédez une carte, mais c’est une image abstraite: un plan avec des rues qui se croisent, des places, des noms, mais tout cela ne vous dit rien. Vous connaissez une chose: la gare puis en face, l’hôtel où vous êtes descendu.
Au départ de là, vous allez rayonner, et petit à petit l’ESPACE va s’élargir, vous allez connaître de plus en plus de rues, de coins, de repères, etc…
Ce qui est important, c’est que vous allez POSSEDER petit à petit la ville, et vos POSSIBILITES vont s’augmenter, l’emprise que vous pouvez avoir sur la ville ira grandissant, etc… Selon les différents moyens que vous allez utiliser, l’espace sera différent. Vos possibles vont s’enrichir et augmenter. Connaître une ville à pied ou en voiture est différent. On peut connaître une ville par le bottin du téléphone, sans bouger de son hôtel. On peut la connaître par le réseau des transports en commun, en voiture personnelle, etc…ce sera chaque fois différent. Mais de toute façon, plus vous vous donnez de moyens, plus vous augmentez votre emprise sur la ville et plus l’espace sera riche.  Si vous bougez beaucoup, regardez, établissez des contacts, réfléchissez en faisant des associations, des comparaisons, vous augmenterez votre pouvoir sur cette nouvelle ville.
Espace veut dire POSSIBLE, des possibles concentriques, avec une maille qui va en se densifiant.

Retenez surtout ceci:
1° Plus vous utilisez de moyens, plus la ville grandit et plus l’espace de vos possibles s’étend.  (vous comprenez aussi que pour certains, une ville reste “petite”)
2° On est toujours “le centre” de l’espace. Dans le cas de la nouvelle ville, c’est l’hôtel où vous êtes descendu qui est le “centre”, le point où l’on revient toujours, le départ de toute nouvelle expédition.
3° Espace veut dire liberté, liberté que l’on se donne.
4° L’espace est “dynamique”.

Vous comprenez maintenant mieux ce que je veux dire par ESPACE.
L’espace, c’est ce qu’on connaît des choses, ce sont des zones concentriques qui sont de plus en plus larges, que l’on établit en fonction de notre expérience, de notre passé, de l’assurance qu’on a et des moyens que l’on se donne. Vous comprenez bien que l’espace n’est pas limité, c’est nous qui lui donnons des limites. Plus nous explorons, plus l’espace pour nous sera étendu.
Vous comprenez également que l’espace pour un villageois, c’est “ tout jusqu’à l’horizon”, et pour un pilote d’avion, c’est beaucoup plus vaste.
Nous avons cité tout au début l’expression – L’espace de la Belgique – Celui-ci est très différent pour un représentant de commerce circulant dans tout le pays par rapport à  une personne qui n’est jamais sortie de sa ville. Ils utilisent pourtant tous les deux la même expression, mais la Belgique sera pour l’une plus étendue que pour l’autre. Ce n’est pas la surface en Km2 qui compte (bien qu’on puisse la traduire comme telle) mais le fait que la Belgique représentera un espace de liberté, un champs d’action et de possibles beaucoup plus étendu pour la première personne que pour la seconde.

L’espace, c’est donc ce dont on peut prendre possession, c’est ce qui nous est possible de posséder, de conquérir. On peut le faire en fonction de notre passé affectif qui nous donnera de l’assurance, du culot, mais  aussi en fonction de nos connaissances, de notre intelligence.
La phrase de Balzac: “Paris, cet immense champ labouré d’ambitions !”  illustre bien ces notions.

L’espace, c’est donc du VECU avec moi comme centre de l’espace. Pour un montagnard, l’espace, c’est tout ce qui part depuis sa maison au fond de la vallée jusqu’au sommet des montagnes qui l’entourent. Mais l’espace intersidéral, c’est une chose abstraite.(d’ailleurs, personne n’a été jusque là).
L’espace n’est pas seulement une dimension géométrique (que tout le monde connaît, mais que personne ne vit), c’est une SURFACE POSSIBLE, une étendue qui m’est possible, un territoire que je me donne et une liberté que je m’accorde et que je possède.

Vous comprenez également qu’on peut souffrir d’espace, du manque d’espace, non en mètres carrés, mais en possibilités qui me sont refusées. L’espace pour l’ouvrier qui est rivé à sa machine est plus petit que l’espace pour le patron qui peut se rendre partout dans l’usine. L’ouvrier ne peut aller dans l’atelier d’à côté, ni dans les bureaux. L’espace de l’usine est pour lui très petit. Et ce n’est pas un hasard si, dans ces entreprises,  les personnes les plus heureuses  sont celles qui s’occupent de l’entretien . Elles peuvent se déplacer partout sans restriction. Elles sont autorisées à  se rendre dans tous les lieux et pour elles, l’espace de l’usine est grand.

Vous comprendrez également que la claustrophobie est une frustration spatiale: on se sent emprisonné, pris au piège. C’est la peur de sentir qu’on va être mis en boite, l’appréhension de se sentir  enfermé malgré nous qui déclenche cette angoisse. La réaction naturelle est de fuir l’endroit maudit, de marcher plus vite. On préfère monter 10 étages par l’escalier que de se sentir emprisonné dans cette boite qu’est l’ascenseur. L’énergie demandée pour grimper tous ces étages paraît moins importante que celle nécessaire pour surmonter son angoisse.

Considérer l’espace comme une liberté qu’on se donne s’illustre encore, par exemple,  dans l’histoire de l’architecture . Lorsqu’on dit que la Renaissance a engendré un nouvel espace: on veut dire que l’on  est sorti des murailles des châteaux moyenâgeux, on a décoré les murs, percé de nouvelles fenêtres, créé des balcons. En d’autres termes, on s’est permis une nouvelle liberté jusque là interdite.
Le passage au “plan libre”, c’est aussi un nouvel espace. On n’était plus tributaire des murs porteurs. On pose une structure et on articule les murs là où l’on veut, permettant plus de liberté dans nos mouvements, plus de fluidité.
L’espace pictural, c’est chaque fois une nouvelle liberté qu’on se donne et qu’on propose au spectateur.

Si L’ESPACE soutient un grand nombre de définitions, elles ont toutes en commun de contenir cette même notion : UN POSSIBLE que le sujet se donne.

Marc CRUNELLE

Ce texte a été publié dans la revue A+ n°118, Bruxelles, 1992, p. 32

Espaces sacrés

… Quand on entre dans la cathédrale de Cologne, sitôt là, on est au fond de l’océan, et, seulement au-dessus, bien au-dessus est la porte de la vie…: “De profundis”, on entre, aussitôt on est perdu. On n’est plus qu’une souris. Humilié, “prier gothique”.

La cathédrale gothique est construite de telle façon que celui qui y entre est atterré de faiblesse.

Et on y prie à genoux, non à terre, mais sur le bord aigu d’une chaise, les centres de magie naturelle dispersés. Position malheureuse et inharmonieuse où on ne peut vraiment soupirer, et essayer de s’arracher à sa misère: “Kyrie Eleison”, “Kyrie Eleison”, “Seigneur ayez pitié!

Les religions hindoues au contraire ne dégagent pas la faiblesse de l’homme, mais sa force. La prière et la méditation sont l’exercice des forces spirituelles. A côté de Kali se trouve le tableau démonstratif des attitudes  de prière. Celui qui prie bien fait tomber des pierres, parfume les eaux. Il force Dieu. Une prière est un rapt. Il faut une bonne tactique.

L’intérieur des temples (même les plus grands extérieurement) est petit, petit, pour qu’on y sente sa force. On fera plutôt vingt niches, qu’un grand autel. Il faut que l’Hindou sente sa force.

Alors il dit AUM. Sérénité dans la puissance. Magie au centre de toute magies. Il faut le leur entendre chanter dans les hymnes védiques, les Upanishads ou le Tantra de la grande libération.
Henri MICHAUXextrait d’ “Un barbare en Asie”, Gallimard, coll. L’imaginaire, Paris, 1967, pp. 31-32. (édition originale de 1933, ce texte a été écrit après le voyage qu’il fit aux Indes en 1931.)

 

Lorsque l’on entre dans une cathédrale, l’on sent l’espace et la lumière créés par des architectes et des artisans et cela donne un sentiment merveilleux mêlé le plus souvent d’admiration et d’effroi, plus puissant que tout ce que peut produire la rhétorique des ministres du culte. (James Turrell, interview dans Art Press n°157, avril 1991, p.20.)

 

Winston Churchill

« We shape our buildings, and afterwards, our buildings shape us ».

Nous façonnons nos constructions, et par la suite, elles nous façonnent.
(Winston Churchill, extrait d’un discours donné à la Chambre des communes le 28 octobre 1943.) 
Après la destruction de la Chambre des communes en 1941 par des bombes incendiaires lors du Blitz, les communes débâtèrent la question de la reconstruction de sa chambre. Avec l’accord de Winston Churchill, ils retinrent le schéma d’un rectangle d’opposition plutôt que de changer pour un plan semi-circulaire ou en fer à cheval ayant la faveur de certaines assemblées législatives. Churchill souligna par cette sentence, que cette disposition pour l’ancien Parlement était à l’origine du système bi-party qui est l’essence même de la démocratie parlementaire britannique. (https://www.parliament.uk/about/living- heritage/building/palace/architecture/palacestructure/churchill/ [trad. Marc Crunelle])

Claustrophobie

Ne pourrait-on pas trouver, à travers l’expérience du malaise liée à la perception de l’espace par certains usagers, la preuve ultime qu’il existe une influence notoire de l’espace sur le fonctionnement psychologique de l’humain ?

Cela pourrait paraître assez évident, et pourtant les concepteurs d’espace nient souvent cet impact de l’espace construit sur le vécu. Pour quelles raisons?

Le propos du texte s’attache à montrer tout d’abord que cette influence est réelle, et qu’elle peut être observée dans des malaises liés à certaines configurations spatiales et urbaines. Il propose ensuite quelques pistes d’explication quant au refus des architectes de prendre en considération ce vécu spatial. L’opposition est donc ici située entre vécu et représentation de la réalité spatiale.

http://lavilledessens.net/textes/01/Claustrophobie.pdf

Vertige

Ne pourrait-on pas trouver, à travers l’expérience du malaise liée à la perception de l’espace par certains usagers, la preuve ultime qu’il existe une influence notoire de l’espace sur le fonctionnement psychologique de l’humain ?

Cela pourrait paraître assez évident, et pourtant les concepteurs d’espace nient souvent cet impact de l’espace construit sur le vécu. Pour quelles raisons?

Le propos du texte s’attache à montrer tout d’abord que cette influence est réelle, et qu’elle peut être observée dans des malaises liés à certaines configurations spatiales et urbaines. Il propose ensuite quelques pistes d’explication quant au refus des architectes de prendre en considération ce vécu spatial. L’opposition est donc ici située entre vécu et représentation de la réalité spatiale.

http://lavilledessens.net/textes/01/Claustrophobie.pdf

Agoraphobie

Ne pourrait-on pas trouver, à travers l’expérience du malaise liée à la perception de l’espace par certains usagers, la preuve ultime qu’il existe une influence notoire de l’espace sur le fonctionnement psychologique de l’humain ?

Cela pourrait paraître assez évident, et pourtant les concepteurs d’espace nient souvent cet impact de l’espace construit sur le vécu. Pour quelles raisons?

Le propos du texte s’attache à montrer tout d’abord que cette influence est réelle, et qu’elle peut être observée dans des malaises liés à certaines configurations spatiales et urbaines. Il propose ensuite quelques pistes d’explication quant au refus des architectes de prendre en considération ce vécu spatial. L’opposition est donc ici située entre vécu et représentation de la réalité spatiale.

http://lavilledessens.net/textes/01/Claustrophobie.pdf