Nicolas Schöffer

Nicolas Schöffer: Mes recherches en sculptures et en peinture m’ont permit de constater qu’il y a toujours, au début, un décalage considérable entre le travail de l’imagination et les réflexes neuro-musculaires. Par tous les moyens, j’ai essayé d’accélérer ce processus. En transposant le résultat du travail d’imagination, la création imaginaire dans l’espace, je suis tombé sur le seul matériau autorisant cet allègement et ces transpositions a posteriori: l’espace. Ainsi est née la première phase de mon évolution, le spatiodynamisme.
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Philipppe Sers: Vous avez écrit que l’espace se révèle d’abord par le vide, par l’opposition des pleins et des vides, et qu’il s’agit se supprimer totalement le modelage des matériaux solides et de les utiliser, exclusivement, par la captation de fractions de l’espace définies pour rythmer les programmes. Votre travail de sculpteur est plus une occupation de l’espace qu’un travail sur le matériau solide de base, à tel point que la première étape de votre recherche, en 1948, a été définie par le terme spatiodynamisme. Pouvez-vous l’expliquer ?

N. S. : Voici d’abord la définition: le spatiodynamisme est l’intégration dynamique de l’espace, comme matériau de base, dans l’oeuvre plastique, par une structuration adéquate, ou bien, selon le vocabulaire de Lupasco, l’actualisation rythmée du dynamisme potentiel de l’espace. En effet, le plus petit fragment d’espace contient des phénomènes énergétiques puissants. Grâce à des structures esthétiques judicieusement rythmées, nous pouvons actualiser des séries de fragments de l’espace disponible et libérer leur contenu énergétique. Les rapports dynamiques des fragments, ainsi définis et libérés, créent une topologie multidimensionnelle, qui contient en puissance tous les tracés possibles, de l’orthogonale et de la diagonale à la courbe.

P. S. : Dans l’espace, il y a donc une dynamique à exploiter et l’occupation de l’espace …
N. S. : … l’occupation de l’espace est l’opposé du spatiodynamisme. Loin de prendre possession de l’espace, je le valorise, ce qui est totalement différent.

P. S. : Vous tenez compte de ses valeurs internes, ou vous en définissez d’autres ?
N. S. : Dans le domaine de la sculpture ou de l’architecture, lorsqu’une oeuvre est réalisée, elle occupe un fragment de l’espace, et l’espace où se situe ce fragment lui-même, se trouve exclu, tandis que, dans mes recherches, je le définis, je le valorise et je crée une sorte de dynamique interactionnelle, à l’intérieur de cet espace.

P. S. : Dynamique qui n’est pas seulement définie par le mouvement.
N. S. : Le spatiodynamisme en tant que tel n’a rien à voir avec les problèmes de mouvement.

P. S. : La dynamique est donc définie par des forces qui existent dans l’espace.
N. S. : L’espace est le matériau, ce n’est pas du vide. Aujourd’hui, il est devenu matière à modeler.
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P. S. : L’espace est donc une valeur en soi, et l’artiste se doit de l’organiser. Est-ce que la question de la forme n’intervient pas également ?
N. S. : Absolument pas. Les solutions formelles, qui étaient à la base de toute recherche avant que cette espèce de dynamique humaine ne s’impose, ont été créées d’après le concept d’occupation de l’espace. Aujourd’hui, l’espace devient libre, les formes pleines disparaissent, remplacées par des structures qui ont le rôle fonctionnel de « nervurer », le moins visiblement possible, l’espace, en lui apportant une plus-value. Cette valorisation esthétique, ou fonctionnelle – ou les deux à la fois – conduit aux solutions spatiodynamiques. Là, il n’y a plus de formes, mais des rapports proportionnels dans les structures. (in: Philippe Sers, « entretiens avec Nicolas Schöffer », Pierre Belfond, Paris, 1971, pp. 33-36).