Perception tactile des sols

Nous allons voir comment au départ d’un relevé de sols d’habitations sur 3 continents et d’une observation  phénoménologique, le toucher kinesthésique des pieds est à chaque fois stimulé de la même manière. L’homme pénétrant dans une maison se détend progressivement et l’attention qu’il est obligé de donner nécessairement à ses gestes s’estompe petit à petit pour la  transférer à  d’autres activités. Le toucher étant le sens du proche, du contact, l’aménagement des sols des  maisons favorise précisément la prise de contact et de là, la rencontre avec l’autre.

LECTURE DES SOLS DE TROIS MAISONS.

 

Bruxelles: À l’extérieur, du gravier qui crisse et sur lequel nos pieds cherchent toujours un peu l’équilibre; puis un seuil en pierre stable mais creusé au centre; ensuite, dans le hall, de larges dalles en pierres plates aux joints fortement marqués; du plancher aux joints serrés dans le couloir; du parquet dans le salon et finalement un large tapis épais et moelleux devant le feu de cheminée.

Maroc: La rue en terre : dure en été et boueuse en hiver ; un seuil ferme en pierre ; de la céramique dans le couloir ; de la brique vernissée dans la cour (Woust ed dar) et du marbre autour de la fontaine ; finalement du tapis dans le séjour (Diwan).

Japon: La rue en terre : ornières ou boue suivant la saison; passé la porte, une aire en terre battue (Doma); face à l’entrée on enlève ses chaussures pour accéder à une zone de plancher surélevée (Ita No Ma) plus plate et lisse, ensuite, des nattes en paille de riz (Tatamis) dans l’antichambre et finalement au “centre” du lieu, des coussins sur les nattes (Tatamis).

Trois parcours ne se sont évidement pas suffisants pour établir une règle générale sur   l’aménagement des sols. Néanmoins, toutes les maisons bourgeoises du XIXè siècle et bon nombre de maisons individuelles aujourd’hui en Europe reprennent dans le même ordre, cette succession de matières perçues par les pieds et que nous avons décrites dans le cas de Bruxelles ;

– le plan de la maison marocaine est traditionnel et se retrouve dans la majorité des habitations d’Afrique du nord;
– quant au Japon, J .Pezeu-Masabuau a montré que si la proportion des zones les unes par rapport aux autres (terre battue, bois, tatamis) variaient du nord au sud du pays, l’ordre de succession de ces zones est toujours respecté et “la coexistence de ces trois types de sols et leur gradation identique caractérisent l’habitation japonaise rurale et urbaine, ancienne et récente”. (01)

Nous pouvons observer par contre que:
– dans chacun des trois parcours décrits ci-dessus, plus on s’approche du coeur de logis, du “centre” du lieu, plus les matériaux s’adoucissent. Il apparaît qu’à chaque fois , une même pratique tactile est aménagée, voulant créer au centre des maisons les sols les plus doux, expression optimale s’opposant à l’extérieur, au chaotique, au désordre.

– cette gradation de matières recouvrant les  sols et perçues par les pieds, va de pair avec le trajet allant à l’intérieur, du froid au chaud, du désordre à l’ordre, du brut au plus travaillé. Les sons suivent ce parallélisme: ils sont aigus et “crus” à  l’extérieur, sur les surface dures et finissent par être “épais” et assourdis sur les surfaces douces.

Peut-être peut-on trouver aussi ce qu’on pourrait appeler la fonction sécurisante des sols: qui consisterait à disposer le corps de telle manière que le tact et les gestes soient les plus fluides possibles, les moins présents à l’esprit ; en d’autres termes, qu’on n’y fasse plus attention. Comme si, dans le budget énergétique limité que chaque homme possède, l’attention qu’il accorde à ce sens kinesthésique devienne la plus faible possible, pour laisser place à d’autres facteurs d’intérêts moins primaires: dialogue, contact humain, détente, loisirs.

Sur les sols extérieurs, la présence tactile est très forte et “consomme” beaucoup d’énergie. Le degré d’attention qu’il   faut pour marcher sans ce cogner, pour ne pas trébucher et “regarder devant soi”, font que nous ne nous trouvons pas dans des conditions propices à la détente, à une conversation philosophique ou pour draguer. Par contre, dans les lieux construits, l’agencement intérieur, prédispose le corps à un autre comportement. Ce toucher tant présent au dehors, cette forme de toucher qu’on pourrait appeler de primaire, voire de survie fait place à une autre   forme de sensibilité tactile plus sensuelle: celle de la prise de conscience des matières nous entourant (soyeux des tissus, épaisseur du tapis, moelleux des coussins) et d’un “entournement” non agressif qui prédispose le corps, par la mise en éveil de nouveaux registres tactiles, à un comportement de dialogue, de contact. Ce que  les Anglais appellent le “home”, ce lieu chaud et feutré, en est l’exemple typique.

Analyse des trajets.

  1. Nous observons dans ces différents parcours qu’après le gravier, un seuil en pierre plate à l’entrée de la maison, ou comme au Japon, une aire en bois légèrement  surélevée en contraste d’avec la terre, devient une marque tactilement  accueillante et  sécurisante du fait de trouver de la stabilité. C’est en effet le premier stade nous mettant à l’aise. Durant des siècles, les rues en terre étaient fort instables à la marche, boueuses et glissantes par temps de pluie, dures et remplies d’ornières par temps sec. La marche  nécessitait beaucoup   d’attention afin de ne pas trébucher, se tordre les pieds ou glisser. Le seuil plat et stable était la première marque tactile du passage d’un monde chaotique à un monde ordonné.
  2. Se présentent ensuite sous les pieds, des dalles en pierre, du carrelage, du marbre, du plancher: une succession de matériaux de plus en plus lisses, de plus en plus doux, d’une dureté graduée et assemblés au moyen de joints larges au début, pour passer à ses joints plus serrés. C’est le deuxième stade: l’homme se sécurise par étapes. Après le seuil, on lui rend ses gestes plus fluides, moins crispés au moyen de sols plats, unis, stables et sans accroc (raison pour laquelle on est réticent à placer des entre-portes au sol); marches d’escalier de hauteurs identiques, poignées de porte à hauteur de ceinture, interrupteurs faciles d’accès; etc  toutes choses ayant pour but  de faciliter nos gestes et où seul le toucher (de petit surface) des pieds  et celui plus ponctuel des mains entrent en jeu. La kinesthésie réalise au premier chef cette fonction rassurante: marcher sur des sols plats demande moins d’attention que sur un sol chahuté, cela décrispe l’homme, le met en confiance et lui apporte une tranquillité d’esprit du fait qu’il sait qu’il ne sera pas saisi  par quelqu’accident de surface.

La prévisibilité de nos gestes est liée à cette même notion : si nous savons que c’est plat, nous serons plus détendus. Si nous savons que les marches d’escalier ont toutes la même hauteur, la première élévation de jambe connue, nous pouvons le monter les yeux fermés. C’est à la marche palière que l’on est surpris, on a levé la jambe trop haut et on retombe.

En bref :
Imprévisibilité de nos geste= insécurité
Prévisibilité de nos gestes= libère l’attention, met en confiance.

Cette succession de matières allant du dur à l’extérieur au doux au “centre” du lieu, qui petit a petit détend l’homme et le met en confiance, se présente comme allant toujours dans le même sens. Tout contresens à cette progression, à ce nivelage des reliefs nous choquerait. En effet , on n’a jamais vu un hall d’entrée en plancher suivi  d’un salon en pavés; ni un couloir recouvert de tapis donnant accès à des chambres en terre battue ou en gravier. Tout porte à croire que cette “bonne pratique” ou “bonne logique” des recouvrements de sols sécurisant l’homme soit universelle. D’autre part, dans notre marche, tout accident de relief au sol, tout heurt soudain (trébucher sur une lame de parquet détachée, s’accrocher sur un carrelage décelé,…) sont durement ressentis. L’homme alors se recrispe, la prévisibilité de ces gestes est brusquement arrêtée, l’adrénaline lui remonte dans le sang, s’il ne s’en suit pas un juron.

Il existe des lieux où ces  accidents de parcours “réveillant” l’homme ont été  aménagés à bon   escient, comme par exemple dans les courtyards du Trinity College à Cambridge. Là, chaque grande pelouse centrale est entourée d’une aire de circulation en dalles de pierres plates. Afin de ne pas marcher sur le gazon, l’allée en pierre est bordée d’une bande de galets l’une largeur de plus ou moins 30 cm. Celle-ci a l’avantage de signaler à quiconque posant les pieds dessus, qu’il a quitté l’allée piétonne, tant le relief y est différent et la marche instable. Cette solution est particulièrement bienvenue la nuit ou dans la pénombre: le réflexe de se remettre sur l’allée plus y est automatique. Il ne serait pas étonnant qu’une personne ivre réagisse de même.

Autre exemple: dans les couloirs de l’aéroport d’Orlando (Floride), le sol est recouvert de linoléum lisse et uni. De chaque côté, le long des murs et sur une largeur d’une cinquantaine de cm, ce linoléum est à pastilles, comme bosselé. Les pas suivent automatiquement la surface lisse. Si on s’approche des murs, ce très léger relief a pour effet de nous renvoyer vers la surface unie (pas nécessairement la plus courte), mais plus facile à la marche. Mieux, les valises à roulettes, les chariots que l’on tire aisément, se mettent à trembler, à faire du bruit en quittant la surface lisse avant de cogner les murs.

Planéité des surfaces au sol signifie lieu sûr et est perçu comme tel. Un magasin, un hôtel, ou n’importe quel lieu ne contenant pas ce facteur, engendre la méfiance et ne nous attire pas (ex: carrelage défait, tapis déchiré,…). Sols stables, lisses, mais pas  trop glissants, parce que donnant un résultat opposé, et donc plus la sécurité souhaitée.

Blaise Cendrars  aimait à raconter comment il avait interviewé Mussolini. Ce dernier recevait les journalistes venant l’interroger, perché sur une haute estrade, au fond d’un immense salon et où le parquet était “le mieux ciré de tout Rome”!

Quiconque y entrait, un peu impressionné, ne faisait pas 5 pas avant de chuter. Mise en scène faite pour désarmer les journalistes les plus volontaires. Cendrars sachant cela, s’était exercé les jours précédents dans plusieurs endroits où les parquets étaient particulièrement glissants et avait compris que ce n’est qu’en   marchant d’un pas cadencé et de manière très décidée qu’il resterait en équilibre. C’est ce qu’il fit quelques jours plus tard; arriva d’un pas cadencé tout en marmonnant une chanson militaire, jusqu’au pied de l’estrade, monta sur une chaise et se trouva nez à nez avec son  interlocuteur.

Revenons aux 3 trajets décrits plus haut. Nous remarquons également qu’après la pierre, le carrelage, le bois, se présentaient enfin “au centre” du lieu, le tapis épais, les matières douces et le mobilier profond. Au Maroc, les banquettes et les poufs; au Japon, les tatamis en paille de riz. L’homme rassuré dans ses gestes grâce aux précédents aménagements des sols se détend plus complètement encore lorsqu’il foule le tapis épais. S’il est invité à entrer plus largement en contact avec   les matières, plus seulement avec ses mains et ses pieds, mais avec son  dos, ses jambes, ses fesses, il perd sa “carapace”, accorde sa confiance, se blottit dans le sofa, se cale entre des   coussins doux et profonds, se calfeutre dans un fauteuil.  Il libère toute l’attention qu’il accordait à ses mouvements et gestes pour porter attention aux autres personnes, pour communiquer. Dans nos gestes quotidiens, lorsqu’on invite quelqu’un à s’asseoir, on lui glisse un coussin sur l’assise de la chaise, ou bien on lui tapote les coussins du canapé. “Elle avait dit: ”Vous n’êtes pas confortable comme cela, attendez, moi, je vais bien vous arranger “, et avec le petit rire vaniteux qu’elle aurait eu pour quelque invention particulière à elle, avait installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur valeur” (Marcel Proust) (02). Dans la chambre, on remet en place l’oreiller, etc… on veut ainsi que  l’autre soit le mieux possible et ce au moyen de données tactilement perçues. Ce qui    explique également qu’Alvar Aalto n’a pas voulu utiliser de métal dans la conception de ses chaises et fauteuils, parce que selon lui “ce matériau ne doit jamais être en contact avec la peau.” (03).

C’est le troisième stade: l’homme rassuré et sécurisé parce qu’il a touché précédemment, entre plus largement en contact avec les matières et se laisse porter par le mobilier. De même, qu’il a accordé sa confiance, il établit le contact de manière plus détendue avec l’autre et communique dès lors plus facilement.

4. En extrapolant ce qui vient d’être décrit, on peut imaginer que si l’on veut sécuriser l’autre en lui confectionnant un lieu sûr où sont disposées les matières les plus agréables, les plus souples et les plus douces afin d’entrer plus complètement en contact avec lui, c’est la chambre conjugale qui devrait être la plus sensuellement tactile. C’est effectivement le cas : déjà dans le langage populaire, des expressions telles “un nid douillet”, “le plumard”, “dans ses plumes”, “se plumer” (pour se coucher), etc… confirment cette idée de douceur. Là où la rencontre est la plus intime, où le toucher est le plus sensuel, où l’autre est le plus proche, où la plus grande surface cutanée est en contact avec les matières, les textures sont effectivement les plus douces: depuis les draps, les couettes souples et légères, le lit où, comme dit la publicité “on ne sent même plus son corps”, etc Et ce qui explique la remarque de quelqu’un me parlant d’une chambre d’hôtel de passe peu accueillante: “même les draps étaient amidonnés”!

Cette idée de douceur est confirmée par les réponses d’une enquête belge de la firme Cegos Makrotest sur les personnes achetant des tapis. Si consciemment, elles prétendent n’accorder que très peu d’importance à la texture et à la souplesse des moquettes, les lieux pour lesquels elles achètent du tapis se portent néanmoins pour 36% aux chambres. (04) Et Jésabelle Ekambi- Schmidt de préciser qu’en France, le tapis de la chambre conjugale est plus épais que celui du salon. Ce tapis, sur lequel on marche pieds nus, vient en 3è position par ordre d’importance, juste derrière le grand lit et l’armoire. (05)

5. Les différentes observations décrites ci-dessus nous permettent de remarquer que le manque de douceur à l’intérieur et de différenciation d’avec l’extérieur sont synonymes de pauvreté. Les bidonvilles ou les anciennes fermes telles que les a décrites Pierre Jakes Hélias pour la Bretagne, (06) sont des exemples typiques: terre battue à l’extérieur, idem à l’intérieur. Le sol des églises, d’un même revêtement que celui que l’on rencontre dans les rues les bordant (la plupart du temps de la pierre) est de ce point de vue un signe d’humilité.

Par contre, et à l’opposé de ceux- là, les grands hôtels signalent leur richesse, montrent le bien-être inhérent à l’établissement tout entier en disposant un tapis épais déjà dès la porte d’entrée. On veut ainsi se montrer encore plus rassurant en présentant la texture la plus douce le plus en avant possible, comme allant à la rencontre de l’autre. Cette sensation veloutée de souplesse du sol s’étend partout : dans le grand hall, mais aussi sur les marches d’escaliers, les ascenseurs, les couloirs.

Le fait de marcher sur une surface douce déjà à l’extérieur est la marque la plus élevée de bien-être et d’estime que l’on puisse accorder à ses invités, hôtes ou personnalités.”Dérouler le tapis rouge” jusqu’au pied de l’avion ou du train le jour de la visite d’un chef d’état étranger; le faire descendre les marches de la mairie lors d’un mariage prestigieux, ou rencontré récemment sur le trottoir devant la vitrine d’un décorateur, est la marque tactile la plus riche. Dans ces exemples, aucune gradation n’est recherchée, ni utilisée, on passe tout de suite du sol le plus dur à la surface la plus douce, de la brutalité du béton à la souplesse du tapis, de la dureté de la pierre à la consistance moelleuse de la laine.

6. Les différentes séquences de revêtement de sol ne sont pas toujours abouties comme décrites ci- dessus. Si la pose de tapis ou de moquette est quasi généralisée (700 millions de m2 sont produits chaque année en Europe), des réticences néanmoins existent quant à leur présence dans nos intérieurs. Si le fait de poser un tapis sur le sol a toujours été depuis les Egyptiens et les Babyloniens, un signe, une marque voulant mettre l’autre à l’aise, sa signification n’est pas acceptée comme telle par tout le monde. Un intérieur sécurisant est pour certains associé à propreté du sol et au bon fini des matériaux. Plus c’est propre plus c’est habité et donc sûr. Mais dans l’esprit de beaucoup de gens, seulement ce qui est lavable à l’eau peut- être considéré comme propre. Or, ce n’est pas le cas du tapis.

Dans le cadre de notre doctorat (07), les expériences de différenciation sémantique que nous avons menées selon la méthode d’Osgood, il est apparu que le tapis, même pour des sujets jeunes (moyenne d’âge de 22 ans) demeure pour 63% d’entre-eux, plus sale que propre. Beaucoup d’architectes et de médecins sont encore réticents à l’idée de poser de la moquette dans les hôpitaux et les aspects négatifs mentionnés par les acheteurs de tapis dans l’enquête de la Ceges Makrotest (08) , sont surtout en rapport avec l’entretien (difficultés d’entretien, se salit vite, prend la poussière, etc …).

7. Ces deux décennies ont transformé profondément nos intérieurs et des innovations techniques nous permettent de réduire les différentes séquences qui existaient auparavant entre l’extérieur et le coeur du logis, afin d’être doux plus rapidement. On assiste en fait à un décalage général dans la gradation des matières: les matériaux durs (pierre) se trouvent désormais à l’extérieur, sur les trottoirs, les rues et remplacent l’ancienne boue; et à l’intérieur, les tapis prennent la place de la pierre, du carrelage ou du marbre.

Tels sont les points illustrant ce rôle tactile des sols, qui est la sécurisation graduelle de l’homme au moyen toucher obligé des pieds et de la kinesthésie (beaucoup moins conscientisés que le toucher des mains). Au départ d’un relevé de sols d’habitations sur 3 continents et d’une lecture phénoménologique, nous avons tenté de démontrer  que la gradation  de plus en plus douce des sols se présentant à lui, avait pour but de détendre l’homme par paliers, sans quoi, ces textures allant s’adoucissant depuis la rue jusqu’au”centre” du lieu, n’avait pas de sens. En effet, fonctionnellement, un même matériau dur et  lavable (ex: vinyle) recouvrant uniformément tous les sols suffirait  logiquement à la protéger du froid et de l’humidité ascensionnelle. Or ce n’est pas l’homme qui a changé ses habitudes, ni modifié ses comportements, mais bien les techniques modernes qui se sont efforcées de produire des recouvrements de sol doux et résistants (ex: tapis), s’adaptant ainsi à un besoin psychologique de toujours.

 

Le toucher est le sens du proche, du contact et de la rencontre.

L’homme se  sécurise dans un espace nouveau si on lui rend d’abord ses gestes plus fluides, moins crispés à l’aide de sols lisses et plats; ensuite,   rencontrant des matériaux doux, il se détend, accorde sa confiance, entre plus largement en contact avec les objets mobiliers et finalement avec l’autre. Libéré de l’attention qu’il devait accorder à ses gestes, il comprend que les matières douces qu’il rencontre, sont des marques de confiance et de sécurité qu’on lui procure. C’est parce que: plus je touche, plus je suis en sécurité et inversement,  plus je suis en sécurité, plus le contact sera important, que je prouve que je me sens bien dans un espace. Ce “sens” exprime ainsi la preuve de notre réelle acceptation d’un lieu. Mis dans de telles dispositions, l’homme se sent bien et se sent bien avec les autres, les relations sont meilleures et il communique d’autant mieux.

Notes

(01) Jacques Pezeu-Masabuau, « La maison japonaise », Bibliothèque Japonaise, Ed. Publications orientalistes de France, s. l., 1981, p. 43.
Voir aussi: Patrick Verschure, « La Minka, introduction à 3 espaces », in: Architecture d’Aujourd’hui, n°163, Paris, 1972, pp. 7-13.

(02) Marcel Proust, « Un amour de Swann », Gallimard, Livre de Poche, Paris, date, p. 46.

(03) Alvar Aalto (1935) « Rationalismen och människan », in: « Alvar Aalto funiture », Ed. Museum of Finnish Architecture, Helsinki, 1984, pp.115-117.

(04) Cegos Makrotest N.V. Brussels: enquête de marché effectuée pour l’international Wool secretariat, Bruxelles en décembre 1981, non publié.

(05) Jésabelle Ekambi-Schmidt, « La perception de l’habitat », Encyclopédie Universitaire, Paris, Ed.Universitaires, Paris, 1972.

(06) Piere Jakez-Hélias, « Le cheval d’Orgueil », Plon, coll. “Terres humaines”, Paris, 1975.

(07) Marc Crunelle, « Exploration de la fonction tactile en architecture », Thèse de doctorat,U.E.R. Sciences du comportement et de  l’environnement, Université Louis Pasteur 1, Strasbourg, 1987, pp.61-182.

(08) Cegos Makrotest N.V. Brussels, op. cit.

Texte publié dans  10 th IAPS Internat. Conference, 1988, proceedings vol 2, Delft  University Press, pp. 543-550

 

 

Richard Serra

Les sculptures conçues pour un lieu s’élaborent avec les composantes de l’environnement d’un espace donné. […] Ces œuvres constituent invariablement un jugement de valeur sur le contexte social et politique dont elles font partie. Construites sur l’interdépendance entre elles-mêmes et le site, elles interpellent le spectateur de façon critique sur le contenu et l’espace du site. Elles démontrent qu’il est possible de voir la simultanéité des nouvelles relations entre la sculpture et le contexte. Une nouvelle approche comportementale et une nouvelle perception d’un lieu exigent une révision critique de l’expérience qu’on a de l’endroit. Ces sculptures ouvrent un dialogue avec leur environnement. Elles soulignent la comparaison entre deux langages distincts (le leur et celui du site). (Richard Serra, texte d’une conférence à Yale, janvier 1990, in : « Art en théorie, 1900-1990, une anthologie par Charles Harrison et Paul Wood », Hazan, 1997, p. 322 et suiv. ; trad. Annick Baudoin)

Dans la plupart des œuvres antérieures à torsions elliptiques, je travaillais l’espace comme matériau que je manipulais et je me concentrais sur la taille et l’emplacement de l’œuvre en fonction d’un contexte donné. Dans ces œuvres, en revanche, j’ai commencé par le vide, autrement dit, par l’espace, j’ai commencé du dedans vers le dehors, et non du dehors au-dedans, pour pouvoir trouver la peau. (Serra, in mémoire Frédéric Sandri, « Stephen Holl », La Cambre, 2000, p. 107, sans réf.)

De l’œuvre de Richard Serra se dégage toute une sensation palpable de changement autour de soi. Alors que l’on déambule à côté de ces masses, il se passe quelque chose de particulier qui a rapport avec la masse, la densité et le vide. On sent qu’il y a déviation de certaines règles physiques – comme la lumière est déviée par la gravitation. (Philippe Starck, « impressions d’Ailleurs » avec Gilles Vanderpooten, Editions de l’Aube, Paris, 2012, pp. 115-116)

Ne jamais travailler à partir du dessin, mais toujours avec le modèle; commencer non pas par la forme, mais par le vide, en faisant tourner l’espace. C’est comme prendre une roue, et la faire rouler, mais pas droit C’est quelque chose que l’ordinateur ne sait pas faire. Vous voyez, l’espace se ferme, s’ouvre, se ferme. (in: Beaux-Arts magazine n° 254, août 2005, p. 46.)
Regardez, l’extérieur s’incline comme une sphère tandis que l’intérieur est concave. Les murs tendent à respirer quand tu marches dedans plus ou moins vite en fonction de ton propre rythme. Cette installation s’inspire de l’idée de l’existence de temporalités multiples ou superposées. Le temps émotionnel ou esthétique de l’expérience sculpturale est tout à fait différent du temps réel.   (Idem, p. 50)

L’architecture est le seul langage plastique qui offre la possibilité de marcher, de regarder, de changer d’espace. (Serra, in: Jean-Luc Chalumeau, « Les 200 plus belles sculptures du monde », Chêne, Paris, 20089, p. 402.)

Alors que la physicalité de l’espace a toujours été l’une des grandes préoccupations de cet artiste, dans ces œuvres, c’est l’espace qui devient le matériau. « Dans la plupart des œuvres antérieures à Torsions elliptiques (Torqued Ellipses, 1996–), je créais l’espace entre le matériau que je manipulais et je me concentrais sur la dimension de l’œuvre et sa place par rapport à un contexte donné. Dans ces œuvres [exposées au Guggenheim de Bilbao] en revanche, j’ai commencé par le vide, autrement dit par l’espace, je suis allé de l’intérieur vers l’extérieur, et non l’inverse, pour pouvoir trouver la peau. (Lynne Cooke et Michael Govan. « Interview with Richard Serra », dans Richard Serra: Torqued Elipses,  Dia Center for the Arts, New York, 1997, page 13.) in: http://www.guggenheim-bilbao.es/fr/guia-educadores/materiaux/

Je considère l’espace comme un matériau. L’articulation de l’espace a pris le dessus sur toutes les autres préoccupations. J’essaye d’utiliser la forme sculpturale pour rendre l’espace distinct. (http://www.azquotes.com/author/28282-Richard_Serra)

Ce en quoi je suis intéressé, c’est de révéler la structure, le contenu et le caractère d’un espace et d’un lieu en définissant une structure physique au travers d’éléments que j’emploie. J’ai utilisé l’acier pour faire des espaces ouverts ou fermés, intérieurs et extérieurs.
[…]  La manière dont mon travail diffère [des autres sculpteurs] se trouve dans le sens que je n’opte pas pour que son contenu soit compris comme visuel. Cela a plus à voir avec un champ de force généré, ainsi l’espace est discerné plus physiquement que visuellement. (Richard Serra interviewé par Liza Bear, publié dans Art in America, May-June 1976, repris dans: « Richard Serra Writings Interviews », The University of Chicago Press, Chicago, 1994, pp. 36, 40.) [trad. Marc Crunelle]

Je ne veux pas déposer des objets sculpturaux dans un espace mais faire en sorte que l’espace tout entier devienne une sculpture. Quand le lieu est vide, on marche de long en large. J’ai pensé : pourquoi ne pas faire œuvre de cette déambulation? Pure spéculation! Mais c’est exactement ce que je veux faire : considérer l’ensemble comme un espace en mouvement. Au Grand Palais, je dresse cinq plaques d’acier identiques, qui font 17 mètres de haut et 4 mètres de large, et 13 centimètres d’épaisseur. Chacune pèse 73 tonnes. Mais il s’agit d’une seule œuvre, composée de cinq éléments.

Les visiteurs créent eux-mêmes une chorégraphie… Quand vous suivez l’axe central, vous faites face à une suite de plans; les plaques sont placées verticalement, à intervalles réguliers. Elles sont légèrement inclinées à la base, ce qui signifie que le sommet est décalé de l’axe central. Or, tout en étant verticales, elles donnent l’impression à celui qui se déplace de pencher vers lui ou en arrière, sur 114 mètres de long. Je veux donner à cet espace une nouvelle tension.

[…]  Je m’intéresse au mouvement dans le paysage; comment un lieu se transforme quand nous nous déplaçons, comment nous le recréons à chaque pas, selon chaque perspective.

[…]  J’essaie de regarder la réalité d’un espace et j’utilise le langage de la sculpture pour en proposer une lecture nouvelle.

[…]  En visitant, à Rome, Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines, l’église de Borromini, avec sa nef ovale qui entre en torsion vers le haut, j’ai été inspiré et stimulé. En tordant un volume de section elliptique sans changer ses dimensions, nous avons créé, à partir de 1997, des formes jamais vues.

[…] Mon travail ne se réduit pas à une Gestalt, à une forme. Il vise une expérience directe de la réalité, dans l’espace physique, dans le moment temporel et le mouvement de votre déplacement : espace et temps. C’est ça qui touche les gens dans mon travail, je pense.(extraits de l’entretien de Richard serra avec Michèle Champenois, in: « Richard Serra, les promenades du dompteur d’acier », Le Monde Magazine, 18 avril 2008)

 

Salles de spectacle

Lorsqu’on regarde les plans de tous les théâtres ou édifices culturels qu’Aalto a construit, que cela soit le plus grand (le Finlandia Hall d’Helsinki), ou le plus petit (à Rovaniemi) , ainsi qu’une  majorité des églises, tous les plans sont asymétriques. Caractéristique typique d’Aalto: soit le nombre de sièges est différent de part et d’autre de l’allée centrale, soit cette dernière est désaxée, soit le plan a la forme d’un éventail irrégulier. Dans les théâtres de Jyväskylä et de Seinäjoki par ex. la même “règle” s’observe également. La finalité en est une nouvelle fois l’homme et sa manière d’occuper l’espace le plus « harmonieusement » possible.

La raison de ces configurations est la suivante: rien n’est plus déplaisant de se trouver dans une salle à moitié vide, parce que cela produit un isolement des gens au lieu de se sentir en communion avec les autres dans le même événement, spectacle ou drame. Or, lorsqu’on se trouve dans une salle de forme régulière et que celle-ci est à moitié remplie, on le perçoit bien plus que dans une salle asymétrique par ex. Dans une configuration irrégulière, les repères habituels ne jouent plus, une foule éparse “se dilue” visuellement mieux dans un espace désaxé ou aux contours irréguliers. De plus, on accède dans ces salles non par une porte dans l’axe, mais par plusieurs entrées latérales engendrant des vues de côté, ce qui fait que la première vue que l’on a de la salle est donc toujours en oblique.

Bertrand Goldberg

Bertrand Goldberg: On pourrait dire que la structure de poutres et de piliers est un squelette sans vie, alors que nous utilisons un système biologique plus efficace: nous utilisons la peau qui protège l’organisme comme structure.

Heinrich Klotz: Quand vous avez conçu la coquille des Hillard Towers, la structure a-t-elle été déterminée uniquement par cette fonction nouvelle ou bien aviez-vous aussi en tête la manière dont les surfaces seraient distribuées?

B. G.: Je serais un sacré imbécile si je disais que la forme de la structure n’a pas été influencée par la conscience préalable des formes spatiales.

John Cook: Il semblerait que la définition de l’espace doive être secondaire pour vous qui avez étudié si longtemps avec Mies.

B. G.: Oui, mais voyez-vous, ceci est le domaine nouveau des formes spatiales qui produisent une structure. C’est l’antithèse des formes structurales produisant un espace. Dans le système de la poutre et du pilier, le seul point d’intérêt architectural à l’égard de l’espace est un vocabulaire limité et sûr destiné à parfaire les angles droits à l’intérieur d’un système de modules.

J. C.: La complexité de la vie se trouve aussi contrainte par le rectangle du système poutre-pilier.

B. G.: C’est ça. En tant qu’individu, Mies, rappelez-vous, a toujours réalisé de beaux et grands espaces. Ses capacités de créateur, d’artiste, n’ont jamais été limitées par l’inhumanité du système. (p. 220)

B. G.: Notre époque est passée de la domination du plus petit commun dénominateur à celle du plus grand commun dénominateur. Ce glissement nous a fait passer du concept d’une idée structurée unique à la compréhension d’idées multiples coexistant simultanément pour former une unité organique.

En architecture, nous avons exprimé ce changement par la méthode structurale en passant de la poutre et du pilier au concept d’espace en tant que structure. L’espace comprend les éléments gens et temps; l’espace comprend les matériaux, les formes et la prise de conscience de soi. Ces éléments combinés comprennent aussi un autre dénominateur que je qualifierais de système structural. Ces éléments combinés, je les ai appelé espace cinétique.

Marina City a été, pour nous, le premier gratte-ciel que nous avons libéré du formalisme de l’angle droit de la poutre et du pilier. Dans cette recherche, nous avons pris conscience de l’effet de l’espace cinétique à la fois sur la réaction dynamique des gens et sur la réaction statique de la structure.

En partant de nos découvertes à Marina City, nous avons fait de plus amples recherches d’espace cinétique avec les Hillard Houses. Le concept structural du noyau de Marina City a été remplacé par une coquille plus efficace dont la forme est une définition de l’espace et le reflet des mouvements humains dans cet espace.

Plan d’appartement du Marina City
Plan d’appartement de Hillard Houses

Ces deux systèmes structuraux pourrait être comparés comme étant l’un, celui de la coquille, celui du plus grand commun dénominateur, l’autre, celui de la poutre et du pilier, à celui du plus petit commun dénominateur.

Le système poutre-pilier propose une discipline abstraite imposée par le système dimensionnel de la construction. Les Hillard Houses proposent une discipline humaniste imposée par les activités familiales: l’espace utilisé comme structure. Plutôt que de délimiter l’espace en fonction des exigences du module d’un ingénieur, les Hillard Houses nous proposent d’étendre notre conception de la beauté d’une structure jusqu’à inclure les émotions humaines, la pensée et l’environnement social.

H. K.: Ces conceptions peuvent-elles devenir des principes? Peuvent-elles trouver application au-delà de la dimension domestique du logement?

B. G.: Si l’espace doit changer de forme, toute structure qui est espace devrait suivre le changement. Pour paraphraser: la structure suit l’espace. Et aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous pouvons construire n’importe quel espace que nous imaginons.

H. K.: Quand vous avez commencé  construire de cette manière nouvelle, pensiez-vous à sortir du rectangle?

B. G.: J’i demandé une fois à Mies, quand j’étais son élève: « si la grande architecture doit continuer vos formes rectilignes, pourquoi y aurait-il un autre architecte? Notre avenir sera-t-il uniquement de faire des copies de votre oeuvre? » La réponse de Mies a été: « Eh bien, Goldberg, est-ce que cela ne suffit pas ? » (pp. 224 à 226)

B. G.: [toujours à propos du Marina City] J’ai insisté pour que nos clients construisent aux dimensions réelles une maquette de deux appartements: l’appartement à une chambre à coucher et l’appartement de rendement. […] Ce faisant, j’ai fait ma première découverte: ce que je n’avais pas deviné, c’était que l’espace semblait à chacun plus grand qu’il n’était en réalité.  […] Cela m’a fait penser: pourquoi ces espaces, qui étaient tout à fait minimaux, donnaient-ils cette impression? Personne ne savait combien de pieds carrés comportait chaque appartement, l’impression était donc absolument subjective. J’ai commencé à faire des recherches là-dessus et la conclusion à laquelle j’ai abouti est que l’espace dit cinétique, créé par des murs non parallèles, donnait l’illusion d’une dimension extensible.

H. K.: Le plan de base de chaque pièce ressemble à une pétale. Est-ce cela l’espace « cinétique »?

B. G.: Eh bien, non, j’appelle cinétique tout espace qui a un mouvement.

H. K.: Ce qui veut dire qu’un espace baroque comme l’intérieur de Vierzehnheiligen est un espace cinétique, un espace en mouvement.

B. G.: Oui, oui. Là où le rapport de l’individu à l’espace dans lequel il évolue se modifie constamment quand il bouge dans la pièce, vous avez un espace cinétique. Cela ne signifie pas que tout espace circulaire soit nécessairement cinétique. Un espace aussi parfaitement circulaire que le Panthéon n’est certainement pas cinétique.

H. K.: Ceci est l’antithèse du classicisme, où l’on est confronté à un espace délimité par les quatre angles ou par le périmètre du cercle régulier.

B. G.: Le seul état de l’espace dont on prenne une conscience totale à l’instant même où l’on entre, c’est l’espace statique classique (non cinétique). Il ne change plus, quels que soient les mouvements humains. (pp 234-235)

B. G.: … Si vous retournez  aux écrits de Le Corbusier, vous verrez qu’il a dit que l’angle droit est la forme la plus parfaite de toutes les formes parce qu’elle est la seule qui soit mesurable. Cela, bien entendu, je ne puis l’accepter. J’ai commencé à dire autre chose sur certaines qualités de l’espace. Il y a un effet que nous appelons « anonymat spatial », par exemple.

H. K.: Qu’est-ce que cela veut dire?

B. G.: Cela signifie un espace anonyme qui est sans rapport avec l’être humain. C’est un espace où il ne se sent pas à sa place.

H. K.: Parleriez-vous des grands espaces des hauts bâtiments de Mies comme espaces anonymes?

B. G.: Il n’est pas nécessaire d’avoir des espaces gigantesques pour parler d’espace anonyme. Je pense que les appartements FHA moyen est de ce type d’espace anonyme. L’espace ne reflète pas l’être humain. Toutefois, je pense que ce que réalise l’espace dans les Hillard Houses, c’est de réaffirmer les espoirs que forment les individus pour eux-mêmes en société. C’est cela que je voulais dire en parlant du plus grand commun dénominateur. C’est une nouvelle manière d’organiser l’esthétique. (p. 238)

(Bertrand Goldberg in: John Cook & Heinrich Klotz, « Questions aux architectes », Mardaga, Bruxelles-Liège, 1974, pp. 220, 224-226, 234-236, 238)

Troubles et malaises

PROBLEMES PSYCHOLOGIQUES POSES PAR LES IMMEUBLES DE GRANDES DIMENSIONS

Le développement démographique et la concentration urbaine obligent à rechercher de nouvelles formules d’aménagement de l’espace, et l’on est obligatoirement conduit à préconiser des immeubles de grande dimension utilisant, autant que le permet la technique, la verticalité. D’où la naissance, aux Etats-Unis d’abord, puis la généralisation dans toutes les grandes métropoles des gratte-ciel, des tours.

Ainsi l’homme est-il amené à vivre dans un environnement inhabituel dont les effets sur sa santé et son équilibre nerveux sont encore mal connus. Bien souvent les troubles constatés ne peuvent s’expliquer que par des causes physiquement décelables et l’on doit se résoudre à admettre l’intervention de facteurs psychologiques.

Les troubles dont il s’agit vont de simples malaises à de véritables atteintes morbides en passant par des troubles du comportement tels que refus de travail ou agressivité dirigée contre les objets ou les personnes.

L’occasion m’a été donnée au cours de ces trois dernières années d’effectuer des enquêtes dans plusieurs grandes administrations, à la demande soit de leurs dirigeants, soit de responsables syndicaux du personnel, afin de déceler les causes d’ordre psychologiques et d’éventuellement suggérer des remèdes pour certaines manifestations survenues dans le personnel. Les symptômes consistaient en une impression de malaise indéfinissable se traduisant par une envie de fuir ou par des pulsions agressives. On constatait en fait un fréquent besoin de quitter le travail sous un prétexte quelconque et de se précipiter vers la sortie aussitôt venu le moment du départ. On constatait aussi des maculations et des lacérations des revêtements, des bureaux et surtout des ascenseurs.

Dans les trois cas que nous avons étudiés de façon suffisamment approfondie, il s’agissait de bâtiments neufs en forme de tour, luxueusement aménagés et offrant aux employés un confort matériel d’exceptionnelle qualité.

Dans deux cas, ces malaises entraînaient un refus de travail dans certains locaux et dans un de ces cas, ce refus durait depuis quelques années.

Les plaintes portaient presque toujours sur la température (on accuse le conditionnement d’air), sur les matériaux (plastiques que l’on croit inflammables), sur la sécurité en général (dégagements insuffisants). En fait, de nombreuses vérifications montrent que ces facteurs ont été soigneusement contrôlés et ne sont pas en cause.

Il s’agit donc de raisons plus profondes et nous avons pu dans quelques cas les mettre en évidence grâce à des méthodes d’interview individuelles et collectives. Nous ne pouvons ici qu’en rapporter les résultats globaux.

Ces interviews individuelles et collectives, ainsi que les tests utilisés (TST) permettaient de mettre en évidence une angoisse diffuse ayant tendance, comme il est habituel, à se muer soit en agressivité, soit en phobies et à se localiser sur des personnes, des situations ou des objets concrets. Dans deux cas, le chef de service était la cible habituelle. Dans tous les cas, les phobies portaient sur l’air, l’eau, l’espace (trop vaste ou trop étroit), le bruit, l’agitation.

C’est la raison pour laquelle dans un cas au moins, de nombreuses études et des aménagements divers ont porté sur le conditionnement d’air, l’éclairage et la température, la dimension des pièces et des dégagements. Le tout sans aucun succès.

On sait que toute angoisse diffuse a ainsi tendance à se métamorphoser en agressivité ou en phobie portant sur les éléments qui, dans la toute première enfance, ont été cause d’angoisse.

L’angoisse du souffle est au premier rang : elle correspond à la période de carence respiratoire qui précède le premier cri. L’angoisse de l’espace (claustrophobie-agoraphobie) correspond au brusque passage de la compression à la perte de contact corporel au moment de l’expulsion. L’angoisse de l’aliment est liée aux premières sensations de faim dans la période séparant la ligature du cordon des prises de liquide. Enfin, on sait que les réflexes archaïques de défense (tel le réflexe de Moro) sont provoqués chez le nouveau-né essentiellement par le bruit et par les brusques déplacements du corps.

On retrouve là toute la gamme des phobies collectives qui secouent l’opinion : la grande peur de l’an 2000, c’est l’air irrespirable, l’eau polluée, l’aliment frelaté, l’espace mesuré, le bruit et l’agitation qui usent les nerfs. Certes, ces craintes ne sont pas sans fondement. Mais il faut savoir qu’il ne suffirait pas d’établir leur inanité pour les faire disparaître.

En fait, elles recouvrent une angoisse refoulée dont il s’agit de déceler les causes profondes.

Un premier facteur anxiogène paraît être le changement. L’adaptation à un cadre nouveau, même s’il est plus confortable que l’ancien, est toujours difficile. Cependant, la plupart du temps, ce facteur s’estompe et disparaît dans un délai de 6 mois à un an lorsque d’autres facteurs n’entretiennent pas une atmosphère générale d’insécurité. Auquel cas, au lieu d’une accoutumance, on observe une sensibilisation progressive. Après un ou deux ans, l’intolérance devient absolue et tout se passe comme si les facteurs anxiogènes avaient augmenté alors que tout est resté stable, sauf la tolérance du sujet.

Cette atmosphère générale d’insécurité est liée en premier lieu à la désorientation spatiale et temporelle. Les facteurs de désorientation peuvent être multiples. La symétrie et la monotonie de la segmentation de l’espace ne permettent pas de distinguer un local d’un autre local. La forme des pièces, parfois dissymétriques en raison de la structure générale du bâtiment, peut entraîner des distorsions de l’image du corps d’autrui et de soi.

Le psychologue Ames et ses collaborateurs ont montré qu’un être humain placé dans une pièce parallélépipédique déformée était perçu comme déformé tandis que la pièce conservait son aspect rectangulaire. On sait d’autre part que l’image que nous nous faisons de notre propre corps s’est construite et se maintient par référence à l’image que nous avons du corps des autres. Si cette image est déformée et si elle se transforme sous l’effet de l’environnement, notre propre corps est vécu comme inconsistant ce qui provoque un sentiment angoissant de dépersonnalisation.

La longueur des couloirs ne permet pas de ressentir la proximité des issues. Cette difficulté à se représenter le chemin de la sortie est un facteur puissant de claustrophobie. L’éventuelle étroitesse de ces couloirs augmente encore ce sentiment de danger. Des recherches antérieures ont montré qu’au-delà de 40 m, tout couloir sans issues latérales est anxiogène. La hauteur des plafonds joue également un rôle : trop bas ou trop haut, ils donnent également un sentiment d’écrasement.

Plus importants paraissent les facteurs de désorientation par rapport à l’espace extérieur. Les intolérances les plus marquées que nous ayons rencontrées, et les seules qui se soient révélées parfois irréductibles, se situaient dans des locaux en sous-sol, totalement privés de lumière du jour. La disparition des rythmes du jour et de la nuit, du soleil et de la pluie, de l’hiver et du printemps est péniblement ressentie par presque tous les sujets que nous avons examinés. Cette impression est amplifiée encore lorsque le sujet travaille dans une atmosphère immobile. Si le décor est quelque peu monumental, il évoque facilement une impression funéraire. Plus généralement, le luxe des matériaux est mal supporté par des fonctionnaires modestement rémunérés. Il oriente sur le mobilier et les revêtements muraux l’agressivité ou les craintes (laids, inflammables, etc.).

La distance interhumaine (proxémique) joue un rôle considérable. Chacun doit disposer d’un espace péricorporel suffisant pour échapper aux odeurs du voisin (parfums, haleine) qui deviennent insupportables en milieu vécu comme confiné).

De même qu’il existe chez l’animal une distance critique à laquelle il réagit à l’approche d’un inconnu par l’attaque ou par la fuite, on a décrit chez l’homme une zone tampon qui dessine une sorte de bulle autour de l’organisme. La limite se situe chez l’adulte normal entre 80 cm et 1,20 m de la surface cutanée. Son franchissement par un inconnu provoque une réaction d’alerte le plus souvent imperceptible mais comportant cependant une mise en tension de l’organisme avec mobilisation hormonale.

L’empiètement incessant sur cet espace intime par des inconnus multiplie ces alertes inconscientes dont la répétition, outre le sentiment d’insécurité qu’elle entretien provoque à la longue chez certains des troubles pathologiques : contractures musculaires, hypertension, etc.

Parmi les facteurs de malaise les plus souvent notés, signalons l’anonymat, la robotisation, le caractère interchangeable du personnel. L’aménagement architectural joue un rôle essentiel dans l’organisation des relations humaines. Les immeubles de grande dimension multiplient les rencontres obligées avec des personnages inconnus dont on ne sait s’ils sont des collègues bienveillants ou des ennemis potentiels. Ces rencontres constituent autant de collisions entre les bulles individuelles. Pour les transformer en échanges sécurisants, il est essentiel d’aménager les relations humaines de façon à favoriser la cohésion d’équipes de petites et moyennes dimensions. Chacun doit se sentir appartenir à un petit groupe de 3 à 12 au sein duquel les interactions sont fréquentes et sécurisantes ; et aussi à un groupe de moyenne dimension comportant des échanges moins fréquents mais ritualisés. Enfin chacun doit pouvoir distinguer dans une collectivité les intrus des habitués.

L’expérience montre qu’en moyenne, cette collectivité doit, pour ce faire, ne pas dépasser 300 unités. L’architecture doit donc non seulement favoriser l’orientation spatiale, mais aussi aménager les rencontres aux différents niveaux d’intégration des groupes, en assurant au premier chef la cohésion des groupes de petite dimension.

Il convient non pas d’isoler les groupes mais d’organiser leurs interpénétrations de façon que les acteurs sécurisants équilibrent largement les facteurs d’insécurité. La recette est dans un bon dosage de relations internes et de relations externes, de familiarité et de nouveauté, de monotonie et d’imprévu.

Le contact direct avec la hiérarchie représente un souhait unanime. Les directeurs qui trônent dans les étages supérieurs sont pratiquement coupés de leurs subordonnés qui se sentent livrés à l’arbitraire de chefs de bureaux tout puissants. La distance verticale est vécue sur un mode hiérarchique beaucoup plus lointain que la distance horizontale. Seule la rencontre face à face permet le dialogue, et seul le dialogue (réel ou virtuel) permet la communication.

Le psychologue Bavelas en particulier a montré par une série d’expériences très démonstratives qu’un message transmis de façon unilatérale, sans possibilité de réponse, était déformé au point d’être à l’origine de nombreuses erreurs. Il a montré également que lorsque la possibilité de réponse est trop faible par rapport à l’importance du message reçu, ce dernier, même en l’absence de toute déformation objective, s’accompagne d’un sentiment de méfiance et d’hostilité entre les interlocuteurs.

En résumé, les troubles constatés au cours de nos enquêtes paraissent correspondre à un sentiment d’insécurité inconsciente qui se traduit par des tendances à la fuite ou à l’agression et dont le refoulement peut entraîner des manifestations pathologiques.

Les chefs d’accusation (l’air, l’eau, l’espace, les matériaux, le bruit, l’agitation) sont les déplacements habituellement rencontrés dans les fixations d’angoisse diffuse. Celle-ci paraît avoir sa source d’une part dans les facteurs généraux d’anxiété de la société contemporaine (accélération de l’histoire, disparité entre les structures mentales et les exigences de l’environnement, etc.), d’autre part dans certains facteurs plus spécifiquement concentrés dans les immeubles de grande dimension.

Parmi ces derniers, les plus caractéristiques nous ont paru être :

le changement comportant la rupture de relations humaines anciennes et l’assujettissement à des formes inhabituelles et à des matériaux artificiels ;
la désorientation spatiale et temporelle, impliquant une perte des repères sécurisants ;
les distorsions de l’image du corps ;
la dépersonnalisation par identification à une foule anonyme ;
le franchissement incessant de l’espace personnel par des inconnus ;
l’insuffisante structuration des relations humaines entraînant un déséquilibre entre les échanges sécurisants et les rapports insécurisants (au niveau des collègues, de la hiérarchie, de la foule anonyme).

Et s’il fallait conclure par quelques recommandations générales, on pourrait dire ceci : tout progrès implique un changement. Le changement d’une situation à une autre doit se faire de telle façon que la nouvelle situation comporte dès le début des facteurs de sécurisation suffisants pour permettre l’adaptation. Ainsi, il faut éviter d’utiliser des locaux nouveaux tant que tous les accessoires sociaux et les décors naturels ne sont pas en place.

Il faut éviter de prévoir des locaux de travail en sous-sol surtout s’il s’agit de postes immobiles. Les ateliers et services de manutention peuvent par contre y trouver place.

Les formes et les couleurs doivent être prévues pour favoriser à la fois la personnalisation des locaux et une perception harmonieuse de l’image de soi.

L’orientation spatiale et la perception des voies d’accès et des issues doivent être particulièrement étudiées afin d’éviter tout effet de labyrinthe.

Les relations humaines doivent être prévues de façon à favoriser à la fois la communication et la mise à distance.
La disposition des lieux et leur cloisonnement jouent un rôle déterminant pour favoriser la création de groupes de dimensions optimales. Les relations hiérarchiques doivent être favorisées par un juste dosage de proximité et de distance en tenant compte des vertus et des dangers des relations verticales.

Les immeubles de grande dimension et particulièrement les tours ne sauraient être condamnés sous le prétexte des inconvénients qu’ils comportent. Ils constituent une des solutions à la poussée démographique à laquelle nous assistons. La technique ne manquera pas de maîtriser avant longtemps les facteurs matériels directement mesurables.

Il nous a paru important, à la lumière de rares enquêtes, de dégager quelques facteurs psychologiques dont on s’aperçoit qu’ils sont, eux aussi, liés à la structure architecturale. Ce n’est donc pas après la construction, comme on le fait trop souvent, qu’il convient de les envisager mais dès la conception initiale.

Si les facteurs psychologiques paraissent échapper à la mesure matérielle objective, il ne faut pas oublier qu’ils sont liés à la nature de l’homme, qui reste, comme le savait déjà Protagoras : la mesure de toute chose.

(Paul Sivadon, Problèmes psychologiques posés par les immeubles de grandes dimensions, in: Archives des maladies professionnelles, de médecine du travail et de Sécurité Sociale, Paris, 1975, 36, n°6, juin, pp. 373-376.)

Espace et psychopathologie

Quelques éclairages sur les liens entre les névroses et l’espace construit, extraits de l’ouvrage collectif « Espace et Psychopathologie », ss la dir. de Yves Pélicier, Economica, coll. Madica, Paris, 1983.

Pour le Dr Yves Pélicier, l’espace est vécu affectivement. « L’espace est une source puissante d’émotions. Nous constatons la recherche du confinement pour le déprimé et le besoin d’expansion du maniaque. D’une manière générale, l’espace mis à notre disposition peut signifier en effet soit la sécurité, soit la contrainte. Dans le premier cas, il est le leu d’un repli et d’une intimité. Dans le second, il suggère l’étouffement et le besoin d’évasion. » (Espace et psychopathologie », ss la dir. de Yves Pélicier, Economica, coll. Madica, Paris, 1983, op. cit. , pp. 7-8)

« Ce qui garantit l’homme contre le délire ou l’hallucination, ce n’est pas sa critique, c’est la structure de son espace. » (Merleau-Ponty, « Structure du comportement, P.U.F., Paris, 1949) On voit le parti que le thérapeute peut tirer de cette notion: s’il est en vain de vouloir réduire un délire par la critique – fut-elle déguisée en interprétation – on peut aider à sa disparition en aménageant l’espace du patient de façon qu’il puisse se charger de significations claires. » ‘ écrit le Dr Paul Sivadon, « Un espace pour l’homme », in: op. cit. , pp. 20-21.)

Dans le chapitre « L’espace des phobiques », le psychiatre espagnol Francisco Alonso-Fernandez développe leurs mondes:

« L’espace vécu par ces personnes cesse d’agir comme une source d’énergies positives personnelles et transcendantes pour se convertir en un réceptacle morbogène et étranger qui fonctionne comme source de menaces et de risques, qui cristallisent avec facilité sous forme de phobies. De là, la grande abondance de la production de phobies spatiales parmi les névrosés. une abondance de phobies qui se retrouve aussi dans l’extase future de la temporalité sous forme de phobies temporelles ou d’expectations. Une des exigences primordiales de la thérapie des phobiques, est d’arriver à les réconcilier avec les terribles potentialités quotidiennes et archétypiques enfermées dans la catégories anthropologiques de l’espace, moyennant la réaffirmation personnelle et la réduction des peurs et des craintes.

Pour la plupart des phobiques et même des névrosés d’angoisse le profil spatial le plus menaçant est l’espace vide d’êtres humains. […] Le phobique a une grande avidité de contact humain. » (in: op. cit. ,p. 100)

« Un autre motif spatial qui inspire la répulsion ou la crainte à un grand secteur des névrosés phobiques et angoissés pris en bloc, est l’obscurité. Cela est dû au vécu de l’espace obscur comme un espace agresseur en puissance. » (ibidem)

« L’espace rapport au moi où l’espace individuel et l’espace des résonances ou espace pathique et syntonique se rapetissent et se réduisent dans les mondes phobique, obsessif et dépressif, mais avec des caractéristiques différentes. Chez l’obsédé et le phobique, cette réduction prend un profil menaçant et angoissant, qui se limite d’habitude chez le phobique au milieu limité des situations et des objets phobogènes, tandis que chez l’obsédé elle s’étend à l’espace global qui sert de cadre à sa vie, et, particulièrement à la présence d’autres personnes.

L’obsédé sent que les portes se rétrécissent, les chambres se réduisent, les autres sont trop proches, et que partout des contacts désagréables le menacent. Le malade obsédé d’une certaine gravité tend à terminer sa vie dans une enceinte très limitée, laquelle dans les cas extrêmes peut être le coin d’une chambre. Chez les obsédés il y a une distorsion de l’espace relationnel, cadre de rencontres et des rapports humains, car cet espace est imprégné de significations menaçantes comme le péché, la pourriture et la saleté.

La réduction des espaces individuels et syntoniques prend chez le dépressif des caractéristiques de pauvreté vraiment extrêmes. Dans le monde dépressif domine la sensation d’éloignement des choses et des personnes, dans un cadre spatial plat, c’est-à-dire, manquant de relief, de profondeur et de perspective. Un espace qui a perdu, comme disait Minkowski, la perspectivité et qui est en outre remarquablement pauvre en résonances. C’est que l’espace pathique est l’espace de résonance  de l’humeur ou état d’âme (Stimmung). L’écroulement énergétique et vital propre aux dépressions implique nécessairement une expérience vécue spatiale très pauvre, lointaine, terne et blafarde. » (in: op. cit. , p. 101)

« Les trois modalités les plus représentatives des phobies spatiales : l’agoraphobie, la claustrophobie et la cremnophobie  [crainte exagérée des précipices] offrent un dénominateur commun de se centrer sur une qualité de l’espace vécu comme une terrible menace contre l’intégrité de l’être en soi.

[…] L’être humain établit d’habitude un rapport positif avec l’ampleur, aussi bien dans la trame des expériences vécues que dans l’espace, puisqu’il la ressent à la fois comme une stimulation à élargir la course de ses mouvements et comme un symbole d’énergie, de victoire, de succès, de mobilité. Mais des personnes non confiantes en leur propre destin et non sûres d’elles-mêmes vivent le large espace ouvert comme une menace, nuancée par les significations symboliques de la défaite, de l’échec et de la destruction. Lorsque cette signification pathétique s’impose au sujet jusqu’au point qu’elle le laisse paralysé et qu’il ne peut poursuivre, on dit que l’agoraphobie s’est établie. » (in: op. cit. , p. 102)

« L’agoraphobie et la claustrophobie sont fondées sur des radicaux existentiels opposés. Dans la claustrophobie, domine l’oppression de l’espace fermé et étroit qui permet une voie d’échappement. Face au retrait du milieu qu’impose l’agoraphobie, la claustrophobie se dresse comme une réclamation symbolique de liberté et d’indépendance. Sur la préférence personnelle pour les espaces réduits ou les grands espaces: tandis que les névrosés préfèrent les espaces petits et recueillis, parmi les personnalités psychopatiques il y a une inclinaison pour les espaces grands et ouverts. » (in: op. cit. , p. 103)

Rafael Moneo

La Biennale d’architecture de Venise 2018 avait pour thème: « Free space ».
Rafael Moneo y présentait la mairie de Murcia accompagné de ce cartel:
La perception de l’espace libre (« free space » ) apparaît au moment où la condition d’un bâtiment en tant qu’artefact se met en recul, et que l’espace est senti comme une expression sensorielle de la liberté, nous permettant d’oublier pour un instant le monde bâti et la discipline de l’architecture. Paradoxalement, la meilleure architecture est celle qui nous permet d’ignorer notre environnement construit. L’architecture n’est plus le spectacle, mais est imprégnée dans l’espace libre. Ainsi, l’espace libre ne devrait pas être confondu avec l’idée d’une fabrication d’espaces permettant de manifester la liberté de création de l’architecte, où sa fantaisie est produite sans contrainte. La liberté pour un architecte résulte souvent par l’absence de liberté pour les occupants, capturés dans son architecture. L’espace libre apparaît quand l’architecture s’estompe malgré sa présence physique. Il y a des moments où nous sommes capables de ressentir une sorte de plénitude et une liberté personnelle, sans entrave par l’architecture. C’est cette expérience pure où la construction devient une seconde nature, qui nous facilite sans s’imposer.
Nous ne devrions pas associer la notion d’espace libre à l’ouverture qui se passe dans l’espace public, là où notre vie prend place en communauté avec les autres. L’espace public implique l’acceptation de la contrainte du vivre ensemble. Mais les espaces publics ne génèrent pas toujours le sentiment de liberté qui caractérise un espace libre.

L’extension de la mairie de Murcia sert d’illustration à ces idées. Le bâtiment soulève des questions bien connues, en rapport avec des notions d’histoire, langue et contexte, pour n’en citer que quelques-unes. C’est assurément un travail d’architecture, un artéfact construit intégré dans la ville. Mais il se dissout dans l’espace de la place avec l’idée de générer une sorte de liberté dans l’espace qui me semble à moi représenter clairement cette notion d’espace libre que je mentionnais plus haut. L’espace libre est la plus grande réussite qu’un travail d’architecture puisse espérer et peut-être un des rares moments que cela m’est arrivé (d’avoir) dans ma carrière. (trad. Marc Crunelle)

Création

Le rôle de l’architecte est de produire des espaces. Mais son rôle de créateur est d’inventer des espaces.
[…] Il ne s’agit pas, a priori, de créer des formes différentes – qui sont le résultat des techniques maîtrisées, quelles qu’elles soient, et non les fruits directs de l’imagination – mais d’inventer des espaces différents: pour l’architecte, les espaces où de nouvelles façons de vivre pourraient s’instaurer. Mais levons encore ici une ambiguïté: une nouvelle façon de vivre n’est pas forcément vivre dans le progrès technique, vivre en anticipation; c’est plutôt vivre en accord avec soi-même, c’est-à-dire réduire les contraintes morales et sociales qui asservissent l’individu dans une situation donnée, ne fût-ce qu’à travers un meilleur rapport à l’environnement social et à l’environnement naturel. Nous bouclons la boucle: créer – inventer – imaginer , serait trouver les solutions spatiales qui tendent à libérer l’homme des asservissements. C’est matérialiser le concept de liberté. Dans toutes les sociétés, dans toutes les situations, l’architecte, comme l’artiste, est sollicité pour cela. (Jean-Jacques Deluz, « Aloïse », Editions du Linteau, 30630 Saint-André-de-Roquepertuis, 2018, pp. 17, 20.) [extraits du discours prononcé à l’Ecole Polytechnique d’Architecture et d’Urbanisme à Alger en 1987]

James Turrell

Une oeuvre intitulée Heavy water.
Il s’agit d’une oeuvre aquatique, une oeuvre qui concerne la lumière dans l’eau au-dessous de nous et la lumière dans l’air au-dessus de nous. C’est une oeuvre dans laquelle on doit entrer physiquement, dans laquelle il faut d’abord plonger, puis nager pour se retrouver ensuite à l’air libre, sous le ciel. Deux choses m’intéressent ici, la qualité de la lumière dans l’eau et l’air.

Qu’est-ce qui différencie précisément selon vous la perception de la lumière dans l’un et l’autre élément?
Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de montrer la lumière en train d’habiter l’espace. Nous avons l’habitude de percevoir la lumière comme délimitant des surfaces. Il est temps de la percevoir dans l’espace.

[…] La lumière est un matériau que j’utilise et je manipule pour travailler sur le médium de la perception. Ce qui est important pour moi cependant, c’est de garder physiquement sa matérialité à la lumière, c’est de donner à percevoir cette réité [=réalité matérielle]  qui permet d’exposer la lumière au même titre que n’importe quel objet. J’apprends ainsi au moyen de la lumière à modifier l’espace visuel, ses délimitations. Sans avoir recours à aucune espèce de mur ou de limite physique, j’utilise sa capacité à construire l’espace.

[…] Dans un rêve conscient, sous assemblons totalement une réalité que nous n’avons jamais vue, et, en totalité, nous rendons les choses physiquement présentes. On peut comprendre ainsi peut-être mieux pourquoi il était pour moi avant tout nécessaire que la lumière habite simplement l’espace, sans être enfermée dans des boites en verre ou en plexiglas. On doit avoir l’impression que la lumière obéit aux mêmes règles que dans le rêve. En un sens, quand nous voyons des espaces comme ceux des « Space divisions« , nous ne sommes pas surpris de les voir, nous avons toujours su que la lumière se présentait à nous de cette façon. Ce qui est surprenant, en revanche, c’est de la voir dans un espace que d’habitude elle n’occupe pas, dans un espace où, habituellement, elle délimite simplement des surfaces. Car cette qualité à travers laquelle l’épaisseur de l’espace est révélée, en particulier dans les lointains, au couchant, nous ne la ressentons pas dans les espaces clos où nous vivons. Cela me conduit à dire que les espaces que j’invente ne sont pas inattendus, simplement on ne les voit pas dans la réalité que nous avons créée.

(James Turrell, interview dans Art Press n°157, avril 1991, 17-19.)

Jean-Michel Wilmotte

Si l’architecture est ce qu’on en voit au premier abord, murs, fenêtres, façades, rideaux d’arbres, elle est aussi cet espace immatériel, ce volume d’air qu’on découvre en y vivant ou en y travaillant. En Italie, on décrit souvent des logements, non en m², mais en m³. Un exemple à méditer. (Jean-Michel Wilmotte, « Dictionnaire amoureux de l’Architecture », Plon, Paris, 2016, p. 238.)

Son impact physique

Les textes décrivant l’impact physique, certains disent psycho-physique, de l’espace construit sur l’homme, sont peu nombreux.

Cela tient-il au fait que les personnes qui le perçoivent ont des difficultés à décrire leur ressenti ?

Deux textes tentent le rendre:

De l’œuvre de Richard Serra se dégage toute une sensation palpable de changement autour de soi. Alors que l’on déambule à côté de ces masses, il se passe quelque chose de particulier qui a rapport avec la masse, la densité et le vide. On sent qu’il y a déviation de certaines règles physiques – comme la lumière est déviée par la gravitation. (Philippe Starck, « impressions d’Ailleurs » avec Gilles Vanderpooten, Editions de l’Aube, Paris, 2012, pp. 115-116)

Dans notre for intérieur, nous sommes tous plus ou moins conscients de l’épaisseur des murs et des sols qui nous entourent. Cette épaisseur est importante, et employer un seul matériau uniforme, comme le béton, me permet de jongler plus facilement avec elle. Le béton donne une impression latente de masse et génère une sensation de profondeur. Au-delà du regard, il produit un effet psychologique, que l’on peut ressentir par l’expérience. Même lorsque, dans un espace, le béton fait l’objet d’un seul type de finition minutieuse, ses qualités entraînent des variations dans la compréhension de cet espace. Il s’agit là du sens des relations entre les êtres humains et les choses, qui est pour moi une grande source d’intérêt. (Tadao Ando in:The Japan Architect n° 276, repris dans Yann Nussuaume, « Tadao Ando – Pensées sur l’architecture et le paysage » Arléa, Paris, 1999, p. 48.)

Sa représentation

Nous avons coutume de dire que l’expérience de l’architecture est essentiellement visuelle, et tout le monde partage cet avis.  En effet, on la regarde, on la parcourt, on photographie des intérieurs, on achète des cartes postales de façades; les revues et les livres d’histoire de l’architecture sont remplis de dessins, d’illustrations en noir et blanc ou en couleurs. Le sens de la vue nous donne, il est vrai, beaucoup d’informations sur un édifice : sa masse, sa couleur générale, sa silhouette se découpant sur le ciel, ses ouvertures, les proportions entre les pleins et les vides, les ombres qui donnent un caractère à la façade, la proportion de l’ensemble, l’enrichissement des détails que l’on découvre petit à petit en s’approchant, etc… À l’intérieur, la vue nous renseigne encore sur les volumes, leurs configurations, la forme des plafonds, la succession des pièces, les ombres et les lumières, les proportions, la hauteur des pièces, le découpage des vues, les couleurs, les lignes, les textures, scintillements, reflets, etc… Et c’est ce que les revues que nous avons l’habitude de consulter tendent à rendre le mieux possible au moyen de coupes, plans et photographies. La représentation de l’expérience architecturale s’en est trouvée raccourcie à la seule vue. Ceci n’engendre-t-il pas une singulière déformation d’une expérience pourtant bien plus riche? Le fait de dire que l’on parcourt un édifice contient déjà une notion kinesthésique : on marche, on monte, on descend, on tourne à gauche, on oblique vers la droite, etc… Choses que l’on pourrait rendre à l’aide d’une séquence de dessins, de photos. Mais la lumière changeante tout au long de la journée; cette sorte de vertige parfois ressenti lorsqu’on pénètre dans un espace très ample, ou au contraire dans un espace où l’on ne voit pas d’issue, sont déjà beaucoup plus difficiles, voire impossibles, à rendre. Du moment où l’on voudrait aussi rendre l’agréable sensation de fraîcheur lorsqu’on pénètre dans un patio marocain, les tourbillons du vent au pied d’un building, l’écho de nos pas qui résonne sous les voûtes dans une petite église, la représentation visuelle de ces impressions devient alors impuissante. L’expérience de l’espace architectural est bien multisensorielle, et le fait de réduire cette multitude d’impressions seulement à des dessins, à des photos, l’ampute d’une grande partie de ses constituants. « Ceci n’implique-t-il pas qu’une distorsion de la réalité qui découlerait de l’invention d’un moyen uniforme de traduire tous les aspects de notre univers dans la langue d’un seul de nos sens peut servir à enfermer une culture dans le sommeil.  Le réveil se produit lorsque l’excitation d’un autre sens alerte le dormeur« . (Marshall MCLUHAN). Il s’ensuit une déformation assez sournoise à laquelle nous ne portons pas attention, à tel point que pas un architecte sur 100, regardant des photos de la maison sur la cascade de Frank Lloyd Wright, ne se pose la question : cette chute d’eau ne crée-t-elle pas un environnement sonore par trop présent pour ceux qui y vivent ? Le fait de ne représenter l’espace architectural que visuellement, de le dessiner, d’en tracer les plans, coupes et élévations, de ne dessiner que les contours des espaces (le poché des murs); de lire difficilement des abaques d’enthalpie, des relevés acoustiques en Db, des diagrammes en LUX,… et surtout d’oublier de penser que l’espace c’est l’enveloppe ET le milieu de vie, nous a amené à une situation que l’on connaît actuellement et reflétant bien la culture hypervisuelle dans laquelle nous vivons, tournée vers l’image seule. Cette situation pernicieuse a pour effet, je l’ai dit, de déformer notre jugement sur l’architecture, et si cette déformation n’est pas très sensible sous nos latitudes et aujourd’hui, notre jugement devient erroné lorsque nous avons affaire sous d’autres cieux ou à d’autres cultures passées ou présentes. L’architecture n’a pas toujours une préoccupation visuelle et ce que nous voyons des choses n’en est pas nécessairement son essence.  Les photos des habitations marocaines par exemple, ne montrent pas la chaleur étouffante qui les entoure, le soleil qui tape de toutes ses forces sur les murs, la chaleur qui fait trembler l’air et fondre l’asphalte, la fournaise des après-midi.  Cette architecture là a un parti thermique et tout ce sur quoi nos yeux se posent ne sont que des réponses à une situation climatique particulière, fort différente de celle que l’on connaît ici à Bruxelles.  L’essence, le parti principal de ces maisons est de réaliser un endroit frais dans une région très chaude, et il s’ensuit une autre conception de l’habitat, qu’à part la lecture de tableaux d’enthalpie ou de relevés thermiques, seuls la description orale ou le texte écrit pourraient rendre compte de notre expérience vécue avec plus ou moins de bonheur : les rues étroites créant beaucoup d’ombres, le peu d’ouvertures des maisons vers l’extérieur, le fait de s’asseoir le plus près des sols frais engendrant des ouvertures vues en position assise et non debout comme chez nous, les rues qui serpentent afin que le vent ne balaye pas trop vite la fraîcheur contenue dans le bas de ces voies, les pièces très hautes sous plafonds, les toits plats aménagés de telle façon que l’on puisse y dormir la nuit, l’emploi du marbre qui reste toujours froid même au soleil, etc… Ces remarques valables pour toute l’architecture d’Afrique du Nord, le sont aussi pour l’architecture traditionnelle japonaise, conçue entièrement autour de la crainte viscérale que les habitants de ce pays ont du soleil et à laquelle ils ont donné d’autres solutions architecturales : toits à large débordement prodiguant beaucoup d’ombre, parois coulissantes permettant de ventiler au maximum l’intérieur en tout sens … Ces deux exemples montrent d’une part que le visuel est parfois loin de rendre tous les aspects de l’expérience que nous avons de l’architecture et de l’espace, et d’autre part, que le fait de montrer par l’image, le dessin, la vidéo, ces constructions, les « nivellent », leur fait perdre beaucoup de leurs caractéristiques qui, lorsque nous nous trouvons dans le site réel, nous frappent directement et sont constamment présents.  S’il est vrai que par rapport aux autres sens, la vue est la moins tributaire des conditions atmosphériques (sauf dans le brouillard), donc plus stable, plus constante, la représentation seulement visuelle de l’expérience de l’espace architectural contient elle-même ses propres limites.  Celles-ci sont de deux ordres : 1˚ Elle ne peut rendre la température intérieure contenue dans un édifice, son contraste avec l’extérieur, les sons régnant dans l’espace, le vent, les odeurs, en d’autres termes, ce qui est « transporté par l’air » qui est lui-même invisible et transparent, mais seulement quelques-uns de ses effets (on ne peut voir le vent, mais bien les drapeaux qui flottent). 2˚ Pour l’étude de l’architecture et de ses espaces, qui dit visuel, dit distant de la chose.  On est toujours en dehors, jamais impliqué, ne subissant pas les différences de température, les effets du vent, les contrastes d’humidité et de sécheresse, les effluves des cuisines, le chahut des piscines, etc… toutes caractéristiques d’espaces nous englobant pourtant complètement dans notre vécu. L’espace architectural réduit au visuel, « à distance » ne reflète pas un milieu de vie, c’est seulement une image, une représentation partielle et particulière. Ce qui apparaît dans la perspective centrale qu’est la fenêtre d’Alberti,  ne peut rendre cet entourement perçu dans les bains voûtés ou enclos dans un hammam, lorsqu’on se tient sous un dôme ou au centre d’un patio et où les arcs courant tout autour ceinturent les gens. Je remarque que, dans toute l’histoire de la peinture et de la photographie, on n’est arrivé à représenter les patios que d’une seule façon: une vue d’angle, ou bien légèrement en recul, avec des arcades en avant-plan. On ne peut faire mieux, pour « évoquer » un espace qui nous entoure avec un angle de vue limité. La photo ne peut en montrer à chaque fois qu’un morceau, un fragment.

Figures: Deux manières de représenter un patio

Ce qui est pour un patio, l’est tout autant pour la coupole d’un igloo, cette forme demi-sphérique qui nous entoure et qu’on ne peut montrer que partiellement, mais aussi la toiture en cône d’un tipi qui monte au-dessus de nos têtes, la sphéricité d’une yourte, les plafonds ondulants en tous sens imaginés par Zaha Hadid, etc… Camillo Sitte faisait très justement remarquer que l’on ne peut voir au maximum que trois côtés d’un espace, raison pour laquelle, une place à 5 côtés ne se remarque jamais ou ne choque pas. Si l’on veut entamer une réelle approche phénoménologique de l’espace architectural (basé sur l’expérience du vécu), la seule attitude envisageable étant donné que son essence est par définition d’être appréhendée, vécue, est de tenir compte de la globalité de toutes ses composantes perceptives, de tous ses effets sur le spectateur, l’acteur, le promeneur. Nous devons revenir à « une description directe de notre expérience telle qu’elle est » et « revenir aux choses mêmes » (Merleau-Ponty).  Ceci afin de nous rendre compte que les données sensorielles autres que visuelles donnent chacune des « images » de l’espace, des images fortes, émotives qui s’additionnant, multiplient leurs effets sur l’homme; mais également, afin de retrouver les intentions d’autres architectes que nous avons négligés, les préoccupations de constructeurs d’autres siècles, ou vivant sous d’autres latitudes, que nous (architectes, historiens de l’art, archéologues) avons ignorés parce que n’étant pas visuelles.
Marc Crunelle

Marshall MCLUHAN (1977) , La Galaxie Gutenberg, Paris, Gallimard,  coll. Idées vol.I  n° 372, pp. 146-147. Maurice MERLEAU-PONTY (1945) Phénoménologie de la perception,  Paris, Gallimard, Tel n°4, Paris, Avant-propos, p.I et II.
Camillo SITTE (1901) L’art de bâtir les villes, Seuil coll.essais n°324, Paris, 1996, p. 57.

Lecture sensorielle des villes

L’appréhension de l’espace urbain et la rencontre de ses richesses perçues par nos sens est une des données premières de nos villes.
Les témoignages du vécu de ces perceptions dans l’espace et dans le temps s’y retrouvent dans l’art mais surtout en grand nombre dans la littérature.
« La littérature révèle souvent une manière plus large de regarder une ville » (Peter Zumthor)

Une banque de données regroupant des citations extraites de récits de voyageurs sur le son des villes européennes, leurs odeurs, leurs lumières et leurs touchers est consultable sur le site: : http://www.lavilledessens.net/

Junkspace

Junkspace veut dire qu’il y a une expérience contemporaine de l’espace qui est universelle et qui est fondée sur des valeurs complètement non-architecturales. Et sur le fait paradoxal qu’elle exploite et recycle tous les éléments architecturaux sans conserver aucune de leurs qualités. On assiste à une espèce de démantèlement de l’architecture, à l’exacerbation de ses qualités spectaculaires (et donc en un sens architecturales) mais avec un tout autre effet conceptuel ou physique.

[…] Ce que j’ai appelé junkspace (je ne ne saurais absolument pas traduire le mot, quand même architecture-bordel peut-être) est le réceptacle de la modernisation, une sorte de dépotoir, de désordre. ce paysage évoque un lieu jadis bien ordonné qui aurait été secoué par un ouragan. En fait il n’a jamais été ordonné, ce n’est pas son problème, et nous nous trompons quand pour nous rassurer nous y voyons un désordre passager et rattrapable. Produit du vingtième siècle, le junkspace connaîtra son apothéose au vingt et unième siècle. Et ce sont les résidus des organisations antérieures, tout ce qui dans cet espace relève du plan, de la géométrie, qui lui confère un sentiment morne et attristant de résistance inutile, qui, en plus, en gêne les mouvements et les flux circulatoires.

[…] Le plus choquant, dans tout ça, c’est peut-être que l’architecture de ce junkspace-architecture-bordel, bien que parfois intense, violente, parfois belle entre guillemets, ne peut être mémorisée. Elle est instantanément et totalement oubliable, et vous mets au défi de vous souvenir du moindre de ses aspects, de ses détails. C’est l’architecture du futur.
(Rem Koolhaas, in: François Chaslin, « deux conversations avec Rem Kookhaas et caetera », Sens & Tonka, Paris, 2011, pp. 143-145)

Raphael Zuber

Construire est devenu de plus en plus compliqué. Les architectes doivent faire face à une accumulation de problèmes aux difficultés croissantes. En conséquence, L’ESPACE, qui est au cœur de notre discipline est souvent oublié, ignoré ou simplement perdu.
Je suis convaincu que l’espace, dans toute sa complexité, a un impact fondamental sur toutes les facettes de notre conscience et bien-être.
Les qualités spatiales ne sont pas mesurables précisément, mais il y a des raisons du pourquoi nous aimons ou détestons quelque chose. Ce que nous expérimentons avec nos sens, nous le testons avec notre intellect. Ce en quoi nous faisons intuitivement confiance, nous le clarifions avec l’abstraction. Notre jugement est toujours basé sur une conviction personnelle, mais il y a, c’est certain, aussi des conditions spatiales archétypiques qui touchent presque imperceptiblement nos instincts basiques et influencent nos vies quotidiennes.
Je propose dès lors, sans ignorer les évidents problèmes sociaux actuels, de se concentrer sur l’espace architectural, de réfléchir à ce que pourraient être de grands espaces et à comment nous pourrions les créer et les construire. Notre travail est un appel à donner signification et importance à l’espace.
(Raphael Zuber, sentence présentée à la 15ème biennale de Venise, 2016. [trad. Marc Crunelle])

Lisa Heschong

Les qualités thermiques – chaud, froid, humide, aéré, rayonnant, douillet – constituent une part importante de notre expérience de l’espace; elles influencent non seulement ce que nous choisissons d’y faire mais également notre sensation de l’espace. (Lisa Heschong, « Architecture et volupté thermique », Parenthèses, Marseille, 1981, p. 7.)

Coop Himmelb(l)au

Le recours à l’automatisme, au dessin automatique est-il réellement opératoire lorsqu’il s’agit de concevoir des programmes autres et plus complexes que ceux des maisons individuelles ? Comment cet automatisme passe-t-il dans le réel?

J’ai essayé d’expliquer pourquoi nous nous servons de cela: pour nous débarrasser  de la pensée « additionnelle », pour imprégner le dessin – cette première empreinte de l’espace – d’émotion, de facteurs inconscients, choses indubitablement absentes de l’architecture existante.  L’automatisme nous permet d’exclure toutes ces contraintes. Au premier stade, si l’on se force à comprimer ce moment de conception, à le rendre plus dense, cela vous permet de vous débarrasser des contraintes de l’architecture – fonction, programme, codes, clichés, formalisme. Seul l’espace, l’élément primordial de l’architecture, apparaît comme une empreinte dans le dessin; ensuite, il y a la maquette. Celle-ci structure la réalité matérielle par rapport à cette première empreinte. (Wolf Prix, interviewé par Chantal Béret, in Art Press, n° 177, fév. 1993, p. 52.)

Daniel Libeskind

Les gens savent que vous avez étudié les mathématiques, mais aussi la musique. Dans quel sens la  musique continue-t-elle a influencer votre travail?
De la manière la plus pratique, par la compréhension de l’acoustique. L’acoustique est le moyen de diviser l’espace. L’espace n’est pas seulement un effet visuel; il est relié au son, dans un équilibre. Le son de la ville n’est pas une métaphore. Il est une des dimensions de la conception de l’espace. Mais bien sûr la musique est d’un champ beaucoup plus vaste que cette sorte d’analogie, qui a néanmoins toujours existé. (Daniel Libeskind, in Art Press, n° 297, janvier 2004, p. 23. [trad. M. Crunelle])

Adolf Loos

Bien qu’il n’ai jamais défini ni inventé le terme de Raumplan, son nom est étroitement associé à cette conception particulière de composer l’espace architectural. Rares sont les textes où il est explicite à ce propos.

Ne pouvant participer au Weisenhoff à Stuttgart, il écrira:
« J‘aurais eu quelque chose à exposer, la solution du problème de la répartition des pièces d’habitation dans l’espace et non en surface, comme cela a toujours été le cas jusqu’ici, étage par étage. Par cette invention, j’aurais épargné beaucoup de travail et de perte de temps à l’humanité dans son développement. Car telle est la grande révolution architecturale: la solution d’un tracé dans l’espace. Avant Emmanuel Kant l’humanité ne savait pas encore penser spatialement, et les architectes étaient contraints de faire des toilettes aussi hautes que les salles. Ce n’est qu’en partageant la hauteur en deux qu’ils purent aménager des pièces basses. Et tout comme l’humanité saura un jour jouer aux échecs dans l’espace, à l’avenir, les autres architectes résoudront également le plan dans l’espace. » (Adolf Loos, « Malgré tout » (1900-1930), [trad. Marc Petit et Jean-Claude Schneider], Paris, 1972, in: Burkhardt Rukschcio et Roland Schachel, « la vie et l’oeuvre de Adolf Loos », Mardaga, Bruxelles-Liège, 1987, p. 318.)

Dans un entretien donné à son confrère Lhota peu de temps avant sa mort, il dira: « Je ne conçois pas de plans, façades ou coupes, je conçois de l’espace. En fait, il n’y a pas de rez-de-chaussée, d’étage ou de sous-sol, ce ne sont que des espaces communicants, vestibules et terrasses inclus. Chaque pièce a besoin d’une hauteur spécifique, la salle à manger différente de celle de l’office, ainsi les planchers sont à des niveaux différents. Ensuite ces espaces doivent être mis en relation entre eux, de telle sorte que le passage soit imperceptible et naturel, mais également le plus pratique. Ceci, à ce que je vois, est un mystère pour les autres; pour moi, c’est une évidence. » (Karel Lhota, « Architekt Adolf Loos », Architekt SIA 32. Tg, Prague, 1933, p. 143.)

Raumplan

Proposé par Adolf Loos et réalisé dans ses villas Moller à Vienne (1927-1928) et Müller à Prague (1928-1930), le Raumplan est une conception de composition basée sur la volonté de donner à chaque pièce un volume simple et une hauteur appropriée à sa fonction. Contrairement aux plans composés en couches horizontales, il en résulte des espaces s’imbriquant verticalement les uns sur les autres. Le tout englobé dans un volume compact aux façades lisses.

Loos n’a jamais formulé lui-même le terme Raumplan pour cette conception. En 1929, après son refus de pouvoir participer au Weissenhofsiedlung de Stuttgart, il écrit qu’il aurait « voulu montrer quelque chose: la solution d’arranger les espaces de vie en trois dimensions, et pas en surfaces planes… En cela, c’est une grande révolution en architecture: le projeter en trois dimensions des plans de surface ! Avant Emmanuel Kant, l’humanité était incapable de penser en termes d’espaces, et les architectes étaient forcés de faire la toilette aussi haute que le salon. Ce n’est qu’en les coupant en deux qu’il fut possible d’avoir des pièces plus basses. » (Adolf Loos, « Josef Veillich » (1929), in: Trotzdem, Georg Prachner Verlag, Vienne, 1982, p. 215.)

Dans un entretien donné à son confrère Lhota peu de temps avant sa mort, Adolf Loos s’exprima ainsi : »Je ne conçois pas de plans, façades ou coupes, je conçois de l’espace. En fait, il n’y a pas de rez-de-chaussée, d’étage ou de sous-sol, ce ne sont que des espaces communicants, vestibules et terrasses inclus. Chaque pièce a besoin d’une hauteur spécifique, la salle à manger différente de celle de l’office, ainsi les planchers sont à des niveaux différents. Ensuite ces espaces doivent être mis en relation entre eux, de telle sorte que le passage soit imperceptible et naturel, mais également le plus pratique. Ceci, à ce que je vois, est un mystère pour les autres; pour moi, c’est une évidence. » (Karel Lhota, « Architekt Adolf Loos », Architekt SIA 32. Tg, Prague, 1933, p. 143.)

Aucun propos ou écrit d’Adolf Loos ne fut véritablement transcrit en un seul et unique terme théorique. C’est son assistant puis collaborateur, Heinrich Kulka qui tenta de rassembler son oeuvre complète en 1931 et dans laquelle il trouva un mot pour cerner l’idée majeure d’Adolf Loos : le « Raumplan » . Il y donne la première description détaillée et en explicite le principe: « A travers Loos une conception plus neuve et plus élaborée de l’espace s’est imposée au monde: le libre jeu de la pensée dans l’espace, la planification d’espaces disposés à différents niveaux et qui ne sont pas attachés à un étage couvrant toute la surface du bâtiment, la composition des différentes pièces en relation entre elles en un tout harmonieux et indissociable qui est en même temps une structure fondée sur l’économie d’espace. Les pièces ont, selon leur destination et leur signification, non seulement des dimensions mais aussi des hauteurs différentes. Loos peut ainsi, à partir des mêmes moyens de construction, créer plus d’espace habitable car il peut de cette manière, dans le même volume, sur la même surface au sol, sous le même toit, entre les mêmes murs extérieurs, introduire plus de pièces. Il exploite au maximum les possibilités offertes par le matériau et le volume habitable. On pourrait dire d’une autre manière: l’architecte qui ne pense qu’horizontalement a besoin d’un plus grand espace de construction pour créer la même surface habitable. Ainsi dans une maison les couloirs seront inutilement plus longs, l’entretien moins rentable, la commodité réduite; une telle construction sera donc plus onéreuse et exigera des coûts d’entretien supérieurs. » (H. Kulka, « Adolf Loos », Anton Schroll Verlag, Vienne, 1931, p. 14, in: Panayotis Tournikiotis, « Loos », Macula, Paris, 1991, p. 103)

Heinrich Kulka continua à composer des maisons basées sur cette conception, avec Loos et/ou de manière autonome, en Europe jusqu’en 1939, puis en exil, à partir de 1940, en Nouvelle Zélande.