Rem Koolhaas

François Chaslin:
En France, et dans d’autres pays, règne un débat parfois relativement violent (sinon sur la place publique, du moins dans les rumeurs) qui semble opposer deux catégories d’architectes, ceux qui pensent principalement en termes d’espace, et ceux qui pensent principalement en termes d’objets. Avec d’ailleurs des individus de très bonne qualité dans l’un et l’autre camp. Pensez‑vous qu’il y ait incompatibilité entre ces attitudes? Car il semblerait qu’Euralille, qui est manifestement constitué d’objets architecturaux, singuliers, originaux, soit aussi largement un projet d’espace.

Rem Koolhaas:
J’ai bien sûr rencontré partout dans le monde des architectes du camp Espace mais j’ai toujours eu une manière de blocage face aux discussions sur ce thème. Quand je demandais à Peter Eisenman ce que c’était, il répondait que c’était lorsque les choses faisaient Crr‑crr‑crr. Henri Ciriani m’a beaucoup critiqué quant à l’absence d’espace dans notre travail. Et, en même temps, je suis toujours irrité par ceux qui, dans la tradition hollandaise, répondent que l’espace est indicible. Alors j’apprécie qu’il y ait en France un débat sur l’espace qui ne renvoie pas à cette bêtise mystique qu’est l’approche de ce thème en Hollande; pourtant, j’aime aussi l’étude de l’objet et, dans ce conflit, je me sens ni d’un camp ni de l’autre. Je découvre de plus en plus la dimension spatiale de l’architecture alors qu’il y a dix ans, peut‑être me serais‑je déclaré inapte, ou aveugle à ces dimensions. Je me sens comme en suspens et aurais tendance à considérer que le thème est inévitable, qu’il y a là moins de contradictions qu’on ne le croit et qu’il y a peut‑être dans le camp des architectes prétendument de l’objet une sorte de pudeur, une modestie sur la question de l’espace qui couvre une volonté d’expérimenter sans prétendre à trop de certitudes.

F.C. Sans prétendre vous forcer à l’impudeur, avez‑vous parfois, souvent, éprouvé dans votre vie des émotions dont vous sentiez clairement qu’elles étaient de nature spatiale? Dans le Salk Institute de Louis Kahn, par exemple, il y a un travail qui est essentiellement spatial. Ne pensez‑vous pas que l’émotion qui en naît soit de nature largement indicible, justement, et difficile à transcrire ?

R.K. Je suis absolument accessible à ce genre d’émotion et les ressens particulièrement en certains endroits, celui‑ci, le Guggenheim de Wright, la National Gallery. Je n’en nie naturellement pas la force mais il y a en moi une forte réticence à les mettre plus en valeur, une réticence d’ailleurs difficile à identifier et à justifier sur le plan intellectuel.

 F.C. Pourtant, certains architectes que vous appréciez, avec lesquels vous avez de bons rapports humains et intellectuels, développent surtout cette dimension du travail architectural. Ainsi Henri Ciriani, dont le centre maternel de Marne‑la‑Vallée est essentiellement le fruit d’un travail d’ordre spatial. Cela vous paraît‑il académique, comme on l’entend dire çà ou là ?

R.K. Non, et j’en apprécie la richesse mais je n’arrive pas toujours à comprendre le sens que l’on donne au mot. Le Kunsthal que nous achevons à Rotterdam est en partie un travail vraiment spatial.

F.C. Tout à fait spatial, c’est vrai. Et cela nous mène à parler du vide. Beaucoup critiquent Euralille en n’y voyant qu’une collection d’objets bizarres et juxtaposés mais je crois que c’est au moins autant un travail spatial, en ceci que c’est aussi un travail sur le vide. Et que l’on est curieux de voir ce qui va naître entre ces objets étranges. Étranges mais finalement assez coordonnés.

R.K. Comme je le disais, il y a dans notre démarche une méfiance à l’égard des questions spatiales et une relative incapacité à en débattre trop ouvertement, de même qu’une relative méfiance à l’égard de l’obligation d’architecture. À l’égard de ce principe qui voudrait qu’étant architectes, on ne puisse s’exprimer qu’en rajoutant toujours plus de forme, plus de matière, plus de substance dans un monde qui souvent ne le demande pas, quitte à offrir un trop‑plein d’intentions et d’événements architecturaux.
(François Chaslin, « Deux conversations avec Rem Koolhaas et caetara », Sens & Tonka, Paris, 2001, pp. 38-42)

F.C. Qu’entendez-vous par junkspace ?

R.K. Junkspace veut dire qu’il y a une expérience de l’espace qui est universelle et qui est fondée sur des valeurs complètement non-architecturales. Et sur le fait paradoxal qu’elle exploite et recycle tous les thèmes architecturaux sans conserver aucune de leurs qualités. On assiste à une espèce de démantèlement de l’architecture, à l’exacerbation de ses qualités spectaculaires (et donc en un sens architecturales) mais avec un tout autre effet conceptuel ou physique.

[…] Ce que j’ai appelé Junkspace est le réceptacle de la modernisation, une sorte de dépotoir, de désordre. Ce paysage évoque un lieu jadis bien ordonné qui aurait été secoué par un ouragan. En fait, il n’a jamais été ordonné, ce n’est pas son problème, et nous nous trompons quand pour nous rassurer nous y voyons un désordre passager et rattrapable. Produit du vingtième siècle, le junkspace connaîtra son apothéose au vingt et unième. Et ce sont les résidus des organisations antérieures, tout ce qui dans cet espace relève du plan, du tracé, de la géométrie, qui lui confèrent un sentiment morne et attristant de résistance inutile.

[…] Le plus choquant, dans tout ça, c’est peut-être que l’architecture de ce junkspace, bien que parfois intense, violente, parfois belle entre guillemets, ne peut pas être mémorisée. Elle est instantanément et totalement oubliable, et je vous mets au défi de vous souvenir du moindre de ses aspects, de ses détails.  (idem, pp. 143, 144, 145)