Tadao Ando

Dans de nombreux articles consacrés à votre travail, les auteurs parlent de votre capacité à créer des « espaces purs ». Je suis curieux de connaître votre réponse: que veulent-ils dirent par là, d’après vous? Cela me paraît impossible: l’espace n’est jamais vraiment pur; il est toujours rempli d’émotions, d’idées. L’idée d’un espace neutre ou pur n’est-elle pas fallacieuse?
C’est vrai. L’espace ne prend vie que lorsque les gens y pénètrent. Le rôle essentiel de l’architecture, le rôle de l’espace, au sein de l’architecture, consiste à favoriser une interaction entre les gens, entre les gens et les idées exprimées par les peintures et les sculptures, et surtout à stimuler la réflexion à l’intérieur des gens. Les murs, les plafonds, les fenêtres doivent stimuler les idées; et les idées ne sont pas pures. Elles sont multiples et se superposent les unes aux autres. Nous sommes assis ici: cet espace agit de telle sorte qu’il favorise notre discussion. Cet espace est intime et calme, il remplit une fonction élémentaire, celle de nous permettre d’avoir une discussion. (″Du béton et d’autres secrets de l’architecture – Sept entretiens de Michael Auping avec Tadao Ando lors de la construction du Musée d’Art Moderne de Fort Worth″, L’Arche, Paris, 2007, pp. 42-43. [trad. Leonor Baldaque])  

On dirait que votre conception d’un édifice porte d’abord sur l’espace – ce qui est difficile à décrire – et ensuite, sur la forme physique de l’édifice, ce dont il est peut-être plus facile de parler.
La forme autorise l’espace, donne naissance à l’espace. Une célèbre érudit japonais, Kakuso Okakura, a écrit un livre en anglais sur la cérémonie du thé: « Le livre du thé ». Je pense que Frank Lloyd Wright a lu ce livre et qu’il en a été très impressionné. Okakura dit que l’espace où la cérémonie du thé a lieu est beaucoup plus important qu’un plafond, qu’un sol, ou que les quatre murs qui entourent l’espace. Autrement dit: l’espace n’existe pas simplement en vertu de ce qu’il contient mais surtout en vertu de ce qu’il exprime. Je crois que, lorsque  Frank Lloyd Wright a terminé la lecture d’Akakura, il s’est dit que c’était la première fois qu’il comprenait vraiment le sens de l’espace. Le livre a été écrit il y a presque cent ans, en anglais, par un Japonais qui vivait à l’ère Meiji. (ibidem, p. 43)

Un couloir ou une colonnade de Brunelleschi, avec un plafond voûté ou une coupole au centre, contenu dans un carré et une forme en X, peut aider à définir les proportions. Quand vous êtes dans un tel espace, vous comprenez comment une certaine géométrie peut vous parler – à votre intellect et à vos émotions. C’est ce qu’on veut dire quand on parle de l’espace en termes d’éternité ou d’universalité. C’est un type d’espace qui peut traverser les siècles et les cultures. (indem, p. 67)

L’essence de la philosophie Zen, c’est le cercle. Le cercle représente l’infini. Les courbes dans mes projets sont en fait des quarts ou des sixièmes de cercle, le cercle étant un symbole d’infini. Donc c’est à vous de trouver une façon d’achever ce cercle, pour créer votre univers, cela vous concerne. J’essaie de donner cette possibilité au spectateur. La liberté de pouvoir achever l’espace. De nombreux édifices, en Orient comme en Occident, intègrent ce concept : le Panthéon à Rome, par exemple. La moitié supérieure est une parfaite demi-sphère. La moitié inférieure est un cylindre, et toutes deux ont le même rayon et la même hauteur. La lumière pénètre dans l’espace par le centre du dôme. C’est un espace parfait. L’échelle est parfaite pour le corps humain, elle permet de réfléchir au rapport entre l’univers et la forme humaine. (idem, pp. 35-36)

L’idée d’un centre est très intéressante; c’est un concept plutôt occidental. Lors de son voyage au Japon, Roland Barthes a dit que c’était un pays qui ne semblait pas avoir de centre; doté d’une grande profondeur, mais dépourvu de centre. Je crois que je porte en moi cet aspect du Japon. Pour moi, le centre d’un édifice est toujours la personne qui s’y trouve, celle qui expérimente l’espace depuis l’intérieur d’elle-même. Le défi est de concevoir un espace suffisamment  généreux pour permettre à chacun de devenir le centre.

Quand vous dîtes généreux, vous parlez en termes de taille ? Pas nécessairement. Certains édifices sont petits de l’extérieur, mais très grands à l’intérieur. Et l’inverse est aussi vrai. Etre généreux envers l’espace, c’est mettre les gens suffisamment à l’aise pour qu’ils explorent et trouvent leur propre chemin à l’intérieur de l’édifice. (p. 54-55)

C’est à l’intérieur du Panthéon à Rome que j’ai eu la première fois l’expérience de l’espace en architecture. On dit souvent que l’architecture romaine généralement a plus de caractère spatial que l’architecture grecque, mais ce que j’ai expérimenté n’était pas l’espace au sens conceptuel. C’était  vraiment l’espace qui se manifestait. Le Panthéon bien sur est composé d’un dôme demi sphérique de 43,2 m de diamètre, placé au-dessus d’un cylindre de même diamètre. La hauteur du bâtiment est également de 43,2 mètres, donc on peut dire que la structure est composée autour d’un immense volume sphérique. C’est lorsque cette structure est illuminée par un oculus de 9 mètres de diamètre au sommet du dôme que se manifeste réellement l’espace architectural. Une telle circonstance de matière et de lumière ne peut être vécue dans la nature. Il n’y a que dans l’architecture qu’une telle vision peut être rencontrée. C’est ce pouvoir de l’architecture qui m’émeut.
Il y a un autre espace occidental vif dans ma mémoire : l’espace dans les structures imaginaires de Piranèse, que l’on peut trouver dans les cartes de Rome et dans les célèbres gravures des prisons imaginaires dans lesquelles il a exprimé son propre sens de l’aliénation de la réalité. En particulier, ses intérieurs de prisons qui recèlent cette qualité que nous appelions piranésiens, ont fait une grande impression sur moi. Dans l’architecture traditionnelle japonaise, l’espace s’étend de manière horizontale. Néanmoins, la tridimensionnalité des prisons labyrinthiques de Piranèse a la verticalité d’un escalier à spirale montant.
L’ordre géométrique du Panthéon et la verticalité de l’espace piranésien sont de merveilleux contrastes par rapport à l’espace traditionnel japonais. L’architecture japonaise est sensiblement horizontale et non géométrique et de là caractérisée par des espaces irréguliers. C’est, dans un sens, une architecture sans forme. L’architecture est intégrée avec la nature et l’espace est apparemment flottant. Le Panthéon et les  intérieurs piranésiens, parce qu’ils sont en complet contrastes avec l’architecture japonaise, représentent pour moi l’espace architectural occidental. Il me semble que mon travail a depuis longtemps eu comme objectif d’intégrer ces deux concepts spatiaux contrastés.
(″Materials, Geometry and Nature″, in: « Writing by Tadao Ando″, Phaïdon, London, 1995, p. 456) [trad. Marc Crunelle]     

Mon architecture, parce qu’elle renferme des espaces « nus » semble à première vue tendre vers la création d’espaces abstraits d’où l’homme, la fonction et les styles de vie sont exclus. Cependant, plutôt que des espaces abstraits, ce sont des prototypes spatiaux que je cherche à créer.

Créer un espace homogène en utilisant une structure constructive uniforme est le principe fondateur de l’architecture moderne. Mon intention est de construire des espaces qui paraissent à première vue simples mais qui ne le sont plus dès qu’on les expérimente; c’est-à-dire des espaces complexes qui ne sont pas le résultat d’une simplification. (« Vocabulaire de l’architecte », 1986, in: Yann Nussuaume, « Tadao Ando – Pensées sur l’architecture et le paysage » Arléa, Paris, 1999, p. 83.)

Rendre le béton massif et lourd ne m’intéresse pas; je préfère qu’il ait l’air léger. Je m’oppose à l’approche du béton – un temps à la mode – selon laquelle chaque panneau était censé avoir sa propre odeur et sa propre saveur. Au lieu de cela, je cherche à unifier l’aspect du béton dans l’ensemble de la construction. Je ne permets pas aux différents panneaux d’être autonomes, ni d’exercer une influence individuelle. Je préfère donner la parole à l’espace, et ne pas laisser les murs exister en tant qu’entités distinctes. J’aimerais créer des espaces dans lesquels les textures et les caractéristiques des murs et des sols seraient visibles. De tels espaces seraient de bons espaces. Moins les matériaux, les murs, les plafonds ou tout autre élément architectural sont autorisés à parler de leur propre voix, mieux c’est. Je souhaite donc unifier les matériaux autant que possible, et c’est dans ce but que j’utilise des sols de béton brut. C’est l’espace lui-même qui doit prendre la parole… (in:The Japan Architect n° 276, repris dans Yann Nussuaume, « Tadao Ando – Pensées sur l’architecture et le paysage » Arléa, Paris, 1999, pp. 47-48.)

Le béton que j’utilise manque de solidité sculpturale et de poids. Je cherche plutôt à former des surfaces légères et homogènes. Les marques des panneaux de coffrage et des séparateurs fixés régulièrement sont traités pour donner des angles durs et des surfaces lisses à la finition homogène. Je traite le béton comme une matière inorganique et secrète recelant une grande puissance. Ce faisant, je ne cherche pas à atteindre l’essence de la matière elle-même, mais à l’utiliser au service de l’espace. En attirant la lumière, l’espace paisible et froid, entouré d’éléments architecturaux parachevés, se libère pour devenir un espace de transparence et de douceur dépassant l’intention de la matière; faisant un avec l’être humain, il devient un espace vivant. Alors les murs ne sont plus perçus dans leur matérialité et seul demeure, dans la perception corporelle de l’individu, l’espace environnant. (in:El Croquis N° 44, repris dans Yann Nussuaume, « Tadao Ando – Pensées sur l’architecture et le paysage » Arléa, Paris, 1999, p. 132.)