Peter Zumthor

L’espace du projet et le continuum infini qui l’entoure…

La géométrie concerne les règles des lignes, des surfaces planes, et des corps (solides) en trois dimensions dans l’espace. La géométrie peut nous aider à comprendre comment manier l’espace en architecture.

En architecture, il y a deux possibilités à la base de la composition spatiale: le corps architectural fermé qui isole l’espace sur lui-même, et le corps ouvert qui embrasse une portion de l’espace qui est connecté avec le continuum infini.

L’extension de l’espace peut être rendu visible au travers d’éléments tels les planchers, ou les poteaux disposés librement ou en rangées dans l’étendue spatiale d’une pièce.

Je ne prétends pas savoir ce que l’espace est réellement. Plus j’y pense, plus mystérieux il demeure. A propos d’une chose je suis sur: lorsque nous, en temps qu’architectes, sommes concernés par l’espace, nous sommes concernés par une toute petite part d’une infinité qui entoure la terre et cependant chacun comme tous les bâtiments ont une place unique dans cette infinité.

Avec cette idée à l’esprit, je commence par dessiner les premiers plans et les premières coupes de mon projet. Je dessine des schémas spatiaux et des volumes simples. J’essaye de les visualiser comme corps précis dans l’espace, et je perçois que c’est important pour sentir exactement comment ils définissent et distinguent une partie de l’espace intérieur de l’univers (l’espace) qui les entoure, ou comment ils contiennent une partie du  continuum spatial infini dans une sorte de récipient ouvert.

Les constructions qui ont un fort impact renferment souvent un sentiment intense de leur qualité spatiale. Ils embrassent d’une manière spéciale le vide mystérieux appelé espace et le fait vibrer.
(Peter Zumthor.  « A way of looking at things »,  écrit en nov 1988), in: « Thinking Architecture », Birkhauser, 2006, passim.)  [trad. Marc Crunelle]  

 

Vous vous référez à l’espace architectural comme un « vide mystérieux ». Qu’entendez-vous par là ?

Je m’attendais à cette question. C’est une bonne question, je pense, mais il n’est pas facile d’y répondre. Tous les architectes parlent d’espace et de lumière, bien sûr, et quand je suis leurs pensées et que je vois ce qu’ils réalisent, je me rends compte qu’il doit exister différents concepts d’espaces, différentes perceptions des espaces. Fondamentalement, je suis intéressé par les espaces qui me donnent ce sentiment de claustration – dans les espaces qui me font ralentir un peu, m’arrêter ou prendre un siège et commencer à lire, ou travailler ou dormir; les espaces qui m’invitent à me fondre en eux. Comme tout le monde, je sais immédiatement quand je suis interpellé par un espace, mais d’une certaine façon je trouve difficile de définir précisément les qualités qui provoquent cette sensation. Il semble que cela ait à voir avec tout ce que l’architecture doit englober – découpe, forme, taille, matériaux, structure, surface, lumière, ombre, utilisation, aspect, et davantage. Tous ces éléments, en synthèse, jouent leur rôle pour formuler ce « vide mystérieux ». De sorte que d’une certaine façon, concevoir un espace est comme imaginer tout ce qui est destiné à, et entoure, quelque chose qui ne peut pas être conçu, puisque c’est un vide immatériel. C’est un vide destiné à voir la vie s’y installer. Il y a des espaces qui nous affichent sous notre meilleure apparence, qui nous procurent une mesure de liberté et de dignité. Je suppose que c’est ce qui m’intéresse. Il y a des années, un de mes collègues plus anciens me disait qu’il savait qu’il avait vu de l’architecture chaque fois qu’il voyait un espace qui lui restait à l’esprit. J’ai la même sensation. Je peux parler passionnément de la substance d’un bâtiment, des matériaux et de la construction, mais à tout moment je suis conscient que ce n’est pas cela la question principale. Ces choses ne sont aussi importantes pour moi que dans leur relation à l’objet comme un tout – aux espaces qu’il contient et à la présence qu’il dégage là où il se trouve. Créer des espaces, des endroits à occuper, est la première et la plus fondamentale tâche de l’architecture, je crois. (« Thermal Bath at Vals Peter Zumthor », Architectural Association, 1996, p. 65) [trad. Catherine Hermand]

 

L’architecture est quelque chose de substantiel, pas de virtuel. Il a toujours été possible de la percevoir par les sens. C’est quelque chose qu’Alvaro Siza réalise bien, que Lewerentz réussi en le faisant, et Kahn, Le Corbusier, Alvar Aalto, Döllgast, Rudolf Schwarz et Barragan au Mexique. L’espace est influencé par les choses qui le forme ou par ce qu’il enveloppe. L’espace lui-même est du vide. En temps qu’architecte, nous définissons seulement le contour spatial, peut-être sa forme, et nous percevons ces choses par les sens. Quand je lis les travaux des philosophes et vois comment ils pensent, je sens qu’ils pensent aussi en images – spatialement; ce qui confirme mon sentiment qu’il est impossible de ne pas penser spatialement.  Même si une personne pense de manière abstraite, il pense en images. Le rôle le plus noble de l’architecture est de prévoir une présence physique concrète et ensuite de la dessiner. Les choses sont ce qu’elles sont. Je vois ce que je vois; sens ce que je sens; et j’essaye de les dessiner en conséquence. (Peter Zumthor, in: Detail 2001/1, p. 25) [trad. Marc Crunelle]  

Tadao Ando

Dans de nombreux articles consacrés à votre travail, les auteurs parlent de votre capacité à créer des « espaces purs ». Je suis curieux de connaître votre réponse: que veulent-ils dirent par là, d’après vous? Cela me paraît impossible: l’espace n’est jamais vraiment pur; il est toujours rempli d’émotions, d’idées. L’idée d’un espace neutre ou pur n’est-elle pas fallacieuse?
C’est vrai. L’espace ne prend vie que lorsque les gens y pénètrent. Le rôle essentiel de l’architecture, le rôle de l’espace, au sein de l’architecture, consiste à favoriser une interaction entre les gens, entre les gens et les idées exprimées par les peintures et les sculptures, et surtout à stimuler la réflexion à l’intérieur des gens. Les murs, les plafonds, les fenêtres doivent stimuler les idées; et les idées ne sont pas pures. Elles sont multiples et se superposent les unes aux autres. Nous sommes assis ici: cet espace agit de telle sorte qu’il favorise notre discussion. Cet espace est intime et calme, il remplit une fonction élémentaire, celle de nous permettre d’avoir une discussion. (″Du béton et d’autres secrets de l’architecture – Sept entretiens de Michael Auping avec Tadao Ando lors de la construction du Musée d’Art Moderne de Fort Worth″, L’Arche, Paris, 2007, pp. 42-43. [trad. Leonor Baldaque])  

On dirait que votre conception d’un édifice porte d’abord sur l’espace – ce qui est difficile à décrire – et ensuite, sur la forme physique de l’édifice, ce dont il est peut-être plus facile de parler.
La forme autorise l’espace, donne naissance à l’espace. Une célèbre érudit japonais, Kakuso Okakura, a écrit un livre en anglais sur la cérémonie du thé: « Le livre du thé ». Je pense que Frank Lloyd Wright a lu ce livre et qu’il en a été très impressionné. Okakura dit que l’espace où la cérémonie du thé a lieu est beaucoup plus important qu’un plafond, qu’un sol, ou que les quatre murs qui entourent l’espace. Autrement dit: l’espace n’existe pas simplement en vertu de ce qu’il contient mais surtout en vertu de ce qu’il exprime. Je crois que, lorsque  Frank Lloyd Wright a terminé la lecture d’Akakura, il s’est dit que c’était la première fois qu’il comprenait vraiment le sens de l’espace. Le livre a été écrit il y a presque cent ans, en anglais, par un Japonais qui vivait à l’ère Meiji. (ibidem, p. 43)

Un couloir ou une colonnade de Brunelleschi, avec un plafond voûté ou une coupole au centre, contenu dans un carré et une forme en X, peut aider à définir les proportions. Quand vous êtes dans un tel espace, vous comprenez comment une certaine géométrie peut vous parler – à votre intellect et à vos émotions. C’est ce qu’on veut dire quand on parle de l’espace en termes d’éternité ou d’universalité. C’est un type d’espace qui peut traverser les siècles et les cultures. (indem, p. 67)

L’essence de la philosophie Zen, c’est le cercle. Le cercle représente l’infini. Les courbes dans mes projets sont en fait des quarts ou des sixièmes de cercle, le cercle étant un symbole d’infini. Donc c’est à vous de trouver une façon d’achever ce cercle, pour créer votre univers, cela vous concerne. J’essaie de donner cette possibilité au spectateur. La liberté de pouvoir achever l’espace. De nombreux édifices, en Orient comme en Occident, intègrent ce concept : le Panthéon à Rome, par exemple. La moitié supérieure est une parfaite demi-sphère. La moitié inférieure est un cylindre, et toutes deux ont le même rayon et la même hauteur. La lumière pénètre dans l’espace par le centre du dôme. C’est un espace parfait. L’échelle est parfaite pour le corps humain, elle permet de réfléchir au rapport entre l’univers et la forme humaine. (idem, pp. 35-36)

L’idée d’un centre est très intéressante; c’est un concept plutôt occidental. Lors de son voyage au Japon, Roland Barthes a dit que c’était un pays qui ne semblait pas avoir de centre; doté d’une grande profondeur, mais dépourvu de centre. Je crois que je porte en moi cet aspect du Japon. Pour moi, le centre d’un édifice est toujours la personne qui s’y trouve, celle qui expérimente l’espace depuis l’intérieur d’elle-même. Le défi est de concevoir un espace suffisamment  généreux pour permettre à chacun de devenir le centre.

Quand vous dîtes généreux, vous parlez en termes de taille ? Pas nécessairement. Certains édifices sont petits de l’extérieur, mais très grands à l’intérieur. Et l’inverse est aussi vrai. Etre généreux envers l’espace, c’est mettre les gens suffisamment à l’aise pour qu’ils explorent et trouvent leur propre chemin à l’intérieur de l’édifice. (p. 54-55)

C’est à l’intérieur du Panthéon à Rome que j’ai eu la première fois l’expérience de l’espace en architecture. On dit souvent que l’architecture romaine généralement a plus de caractère spatial que l’architecture grecque, mais ce que j’ai expérimenté n’était pas l’espace au sens conceptuel. C’était  vraiment l’espace qui se manifestait. Le Panthéon bien sur est composé d’un dôme demi sphérique de 43,2 m de diamètre, placé au-dessus d’un cylindre de même diamètre. La hauteur du bâtiment est également de 43,2 mètres, donc on peut dire que la structure est composée autour d’un immense volume sphérique. C’est lorsque cette structure est illuminée par un oculus de 9 mètres de diamètre au sommet du dôme que se manifeste réellement l’espace architectural. Une telle circonstance de matière et de lumière ne peut être vécue dans la nature. Il n’y a que dans l’architecture qu’une telle vision peut être rencontrée. C’est ce pouvoir de l’architecture qui m’émeut.
Il y a un autre espace occidental vif dans ma mémoire : l’espace dans les structures imaginaires de Piranèse, que l’on peut trouver dans les cartes de Rome et dans les célèbres gravures des prisons imaginaires dans lesquelles il a exprimé son propre sens de l’aliénation de la réalité. En particulier, ses intérieurs de prisons qui recèlent cette qualité que nous appelions piranésiens, ont fait une grande impression sur moi. Dans l’architecture traditionnelle japonaise, l’espace s’étend de manière horizontale. Néanmoins, la tridimensionnalité des prisons labyrinthiques de Piranèse a la verticalité d’un escalier à spirale montant.
L’ordre géométrique du Panthéon et la verticalité de l’espace piranésien sont de merveilleux contrastes par rapport à l’espace traditionnel japonais. L’architecture japonaise est sensiblement horizontale et non géométrique et de là caractérisée par des espaces irréguliers. C’est, dans un sens, une architecture sans forme. L’architecture est intégrée avec la nature et l’espace est apparemment flottant. Le Panthéon et les  intérieurs piranésiens, parce qu’ils sont en complet contrastes avec l’architecture japonaise, représentent pour moi l’espace architectural occidental. Il me semble que mon travail a depuis longtemps eu comme objectif d’intégrer ces deux concepts spatiaux contrastés.
(″Materials, Geometry and Nature″, in: « Writing by Tadao Ando″, Phaïdon, London, 1995, p. 456) [trad. Marc Crunelle]     

Mon architecture, parce qu’elle renferme des espaces « nus » semble à première vue tendre vers la création d’espaces abstraits d’où l’homme, la fonction et les styles de vie sont exclus. Cependant, plutôt que des espaces abstraits, ce sont des prototypes spatiaux que je cherche à créer.

Créer un espace homogène en utilisant une structure constructive uniforme est le principe fondateur de l’architecture moderne. Mon intention est de construire des espaces qui paraissent à première vue simples mais qui ne le sont plus dès qu’on les expérimente; c’est-à-dire des espaces complexes qui ne sont pas le résultat d’une simplification. (« Vocabulaire de l’architecte », 1986, in: Yann Nussuaume, « Tadao Ando – Pensées sur l’architecture et le paysage » Arléa, Paris, 1999, p. 83.)

Rendre le béton massif et lourd ne m’intéresse pas; je préfère qu’il ait l’air léger. Je m’oppose à l’approche du béton – un temps à la mode – selon laquelle chaque panneau était censé avoir sa propre odeur et sa propre saveur. Au lieu de cela, je cherche à unifier l’aspect du béton dans l’ensemble de la construction. Je ne permets pas aux différents panneaux d’être autonomes, ni d’exercer une influence individuelle. Je préfère donner la parole à l’espace, et ne pas laisser les murs exister en tant qu’entités distinctes. J’aimerais créer des espaces dans lesquels les textures et les caractéristiques des murs et des sols seraient visibles. De tels espaces seraient de bons espaces. Moins les matériaux, les murs, les plafonds ou tout autre élément architectural sont autorisés à parler de leur propre voix, mieux c’est. Je souhaite donc unifier les matériaux autant que possible, et c’est dans ce but que j’utilise des sols de béton brut. C’est l’espace lui-même qui doit prendre la parole… (in:The Japan Architect n° 276, repris dans Yann Nussuaume, « Tadao Ando – Pensées sur l’architecture et le paysage » Arléa, Paris, 1999, pp. 47-48.)

Le béton que j’utilise manque de solidité sculpturale et de poids. Je cherche plutôt à former des surfaces légères et homogènes. Les marques des panneaux de coffrage et des séparateurs fixés régulièrement sont traités pour donner des angles durs et des surfaces lisses à la finition homogène. Je traite le béton comme une matière inorganique et secrète recelant une grande puissance. Ce faisant, je ne cherche pas à atteindre l’essence de la matière elle-même, mais à l’utiliser au service de l’espace. En attirant la lumière, l’espace paisible et froid, entouré d’éléments architecturaux parachevés, se libère pour devenir un espace de transparence et de douceur dépassant l’intention de la matière; faisant un avec l’être humain, il devient un espace vivant. Alors les murs ne sont plus perçus dans leur matérialité et seul demeure, dans la perception corporelle de l’individu, l’espace environnant. (in:El Croquis N° 44, repris dans Yann Nussuaume, « Tadao Ando – Pensées sur l’architecture et le paysage » Arléa, Paris, 1999, p. 132.)

Rem Koolhaas

François Chaslin:
En France, et dans d’autres pays, règne un débat parfois relativement violent (sinon sur la place publique, du moins dans les rumeurs) qui semble opposer deux catégories d’architectes, ceux qui pensent principalement en termes d’espace, et ceux qui pensent principalement en termes d’objets. Avec d’ailleurs des individus de très bonne qualité dans l’un et l’autre camp. Pensez‑vous qu’il y ait incompatibilité entre ces attitudes? Car il semblerait qu’Euralille, qui est manifestement constitué d’objets architecturaux, singuliers, originaux, soit aussi largement un projet d’espace.

Rem Koolhaas:
J’ai bien sûr rencontré partout dans le monde des architectes du camp Espace mais j’ai toujours eu une manière de blocage face aux discussions sur ce thème. Quand je demandais à Peter Eisenman ce que c’était, il répondait que c’était lorsque les choses faisaient Crr‑crr‑crr. Henri Ciriani m’a beaucoup critiqué quant à l’absence d’espace dans notre travail. Et, en même temps, je suis toujours irrité par ceux qui, dans la tradition hollandaise, répondent que l’espace est indicible. Alors j’apprécie qu’il y ait en France un débat sur l’espace qui ne renvoie pas à cette bêtise mystique qu’est l’approche de ce thème en Hollande; pourtant, j’aime aussi l’étude de l’objet et, dans ce conflit, je me sens ni d’un camp ni de l’autre. Je découvre de plus en plus la dimension spatiale de l’architecture alors qu’il y a dix ans, peut‑être me serais‑je déclaré inapte, ou aveugle à ces dimensions. Je me sens comme en suspens et aurais tendance à considérer que le thème est inévitable, qu’il y a là moins de contradictions qu’on ne le croit et qu’il y a peut‑être dans le camp des architectes prétendument de l’objet une sorte de pudeur, une modestie sur la question de l’espace qui couvre une volonté d’expérimenter sans prétendre à trop de certitudes.

F.C. Sans prétendre vous forcer à l’impudeur, avez‑vous parfois, souvent, éprouvé dans votre vie des émotions dont vous sentiez clairement qu’elles étaient de nature spatiale? Dans le Salk Institute de Louis Kahn, par exemple, il y a un travail qui est essentiellement spatial. Ne pensez‑vous pas que l’émotion qui en naît soit de nature largement indicible, justement, et difficile à transcrire ?

R.K. Je suis absolument accessible à ce genre d’émotion et les ressens particulièrement en certains endroits, celui‑ci, le Guggenheim de Wright, la National Gallery. Je n’en nie naturellement pas la force mais il y a en moi une forte réticence à les mettre plus en valeur, une réticence d’ailleurs difficile à identifier et à justifier sur le plan intellectuel.

 F.C. Pourtant, certains architectes que vous appréciez, avec lesquels vous avez de bons rapports humains et intellectuels, développent surtout cette dimension du travail architectural. Ainsi Henri Ciriani, dont le centre maternel de Marne‑la‑Vallée est essentiellement le fruit d’un travail d’ordre spatial. Cela vous paraît‑il académique, comme on l’entend dire çà ou là ?

R.K. Non, et j’en apprécie la richesse mais je n’arrive pas toujours à comprendre le sens que l’on donne au mot. Le Kunsthal que nous achevons à Rotterdam est en partie un travail vraiment spatial.

F.C. Tout à fait spatial, c’est vrai. Et cela nous mène à parler du vide. Beaucoup critiquent Euralille en n’y voyant qu’une collection d’objets bizarres et juxtaposés mais je crois que c’est au moins autant un travail spatial, en ceci que c’est aussi un travail sur le vide. Et que l’on est curieux de voir ce qui va naître entre ces objets étranges. Étranges mais finalement assez coordonnés.

R.K. Comme je le disais, il y a dans notre démarche une méfiance à l’égard des questions spatiales et une relative incapacité à en débattre trop ouvertement, de même qu’une relative méfiance à l’égard de l’obligation d’architecture. À l’égard de ce principe qui voudrait qu’étant architectes, on ne puisse s’exprimer qu’en rajoutant toujours plus de forme, plus de matière, plus de substance dans un monde qui souvent ne le demande pas, quitte à offrir un trop‑plein d’intentions et d’événements architecturaux.
(François Chaslin, « Deux conversations avec Rem Koolhaas et caetara », Sens & Tonka, Paris, 2001, pp. 38-42)

F.C. Qu’entendez-vous par junkspace ?

R.K. Junkspace veut dire qu’il y a une expérience de l’espace qui est universelle et qui est fondée sur des valeurs complètement non-architecturales. Et sur le fait paradoxal qu’elle exploite et recycle tous les thèmes architecturaux sans conserver aucune de leurs qualités. On assiste à une espèce de démantèlement de l’architecture, à l’exacerbation de ses qualités spectaculaires (et donc en un sens architecturales) mais avec un tout autre effet conceptuel ou physique.

[…] Ce que j’ai appelé Junkspace est le réceptacle de la modernisation, une sorte de dépotoir, de désordre. Ce paysage évoque un lieu jadis bien ordonné qui aurait été secoué par un ouragan. En fait, il n’a jamais été ordonné, ce n’est pas son problème, et nous nous trompons quand pour nous rassurer nous y voyons un désordre passager et rattrapable. Produit du vingtième siècle, le junkspace connaîtra son apothéose au vingt et unième. Et ce sont les résidus des organisations antérieures, tout ce qui dans cet espace relève du plan, du tracé, de la géométrie, qui lui confèrent un sentiment morne et attristant de résistance inutile.

[…] Le plus choquant, dans tout ça, c’est peut-être que l’architecture de ce junkspace, bien que parfois intense, violente, parfois belle entre guillemets, ne peut pas être mémorisée. Elle est instantanément et totalement oubliable, et je vous mets au défi de vous souvenir du moindre de ses aspects, de ses détails.  (idem, pp. 143, 144, 145)

 

Mario Botta

Que pensez-vous de la flexibilité des espaces?

La meilleure flexibilité, c’est la rigidité des espaces, en effet les espaces qui se prêtent aux fonctions les plus différentes sont des espaces qui ont une qualité. Je suis contre la flexibilité, donc la mobilité physique des espaces: un bon espace est un espace qui, parce qu’il a une certaine qualité, permet d’y dormir, d’y manger, d’y accueillir des amis, d’y faire du théâtre. Ou, sur la question de la flexibilité des espaces, je peux prendre un exemple historique: pensons au Panthéon : il est né comme le tombeau d’Adrien, il est devenu église, il est devenu marché, il est devenu un espace public, sa qualité principale est d’être un trou vers le ciel. Les fonctions changent, l’espace demeure. (in: « entretiens », Archi & Comportement, 1988, p. 321, 323)

http://lasur.epfl.ch/images/stories/editions_du_lasur_pdf/AC/AC%20Vol%204%20No.4/BOTTA.pdf