Philippe Boudon

Ce qui m’apparaît, en tant qu’architecte, c’est qu’il existe un espace qui n’est pas donné à l’avance, puisqu’il est à donner : l’espace architectural.
Même si une fois réalisé il constitue un espace donné à vivre, à s’approprier, à utiliser, à s’y projeter ou à percevoir, il doit d’abord être conçu. Il conviendrait même, dès lors, de déplacer le terme et d’utiliser celui que je propose d’ « espace architecturologique » pour bien signifier que c’est sur la manière de concevoir l’espace architectural que je voudrais faire porter l’attention : certes, on peut s’attacher à comprendre comment l’espace architectural est perçu ; mais on n’obtiendrait là, je pense, qu’une connaissance de la perception et, à ce titre, d’autres objets de perception ont peut-être une plus grande valeur heuristique. C’est plus essentiellement dans sa conception, en ce qu’il est le produit d’une conception, que réside à mon sens la spécificité de l’espace architectural. En s’attachant donc à l’espace architecturologique, c’est-à-dire cet espace flou dans lequel l’espace architectural est conçu, en essayant d’en élaborer une connaissance, il s’agit de viser à long terme la conception de l’espace par l’homme.
Mais comment tenter d’en organiser l’approche ?
Je verrais pour ma part, et momentanément, trois niveaux.
Le premier est celui de l’espace de représentation de l’architecture : l’architecte manie des formes dans un espace instrumental qui est celui de la représentation graphique. Cet espace est soumis à des lois, à commencer par celles qu’a dégagées la psychologie de la forme, et en cela il constitue, me semble-t-il, le premier niveau d’approche de l’espace architectural.
Mais j’ai employé l’expression : « l’architecte manie des formes », le psychologue soupçonnera qu’il s’agit là du deuxième niveau d’appréhension possible de l’espace architecturologique.
Si, comme disait Valéry, « pour peindre le peintre apporte son corps », il en va de même pour l’architecte et certaines expressions, quel que soit le jugement de valeur qu’on pourrait porter dessus, sont symptomatiques du simple fait de leur existence : on parle fréquemment de « geste architectural », « beau geste », etc. Pour prendre un exemple, dans la prouesse technique, le porche d’entrée du bâtiment dans lequel nous nous trouvons, en voile de béton, est le type même de ce qu’on peut appeler « un beau geste architectural » en langage d’architecte.
Ainsi l’espace de figuration, qui fait intervenir les modalités de la perception, l’espace gestuel, qui est un espace corporel […] et qui est fortement connoté en architecture par des notions comme « l’échelle humaine », auxquelles les architectes attachent une grande importance, sont, selon moi, les deux premiers niveaux d’approche de l’espace architecturologique.
Enfin, en troisième lieu, la conception de l’espace par l’architecte ressort d’un « projet » qui, en même temps, est « projection » de l’architecte dans l’espace et véhicule tout un passé vécu par l’architecte de son rapport à l’espace.
L’architecte ne peut pas ne pas imaginer un certain vécu de l’espace qu’il projette sans qu’en même temps il s’y projette. Le vécu imaginaire sera inévitablement très différent de la réalité qui suivra, et aura lieu dans l’espace architectural, mais néanmoins on ne voit pas comment faire autrement, et ce niveau est probablement un des plus essentiels si l’on veut connaître la manière dont la société, à travers l’architecte, donne sa forme à l’espace et attendre que cette connaissance, en retour, informe d’une nouvelle manière l’espace humain.
De sorte que, pour conclure, je proposerai ici que le psychologue attache sa compétence à un nouvel objet, l’espace architecturologique, objet que pour ma part et en un premier temps je découperais en trois sous-espaces, un espace de la figuration graphique, un espace gestuel-corporel, et enfin un espace de projection de l’espace vécu. »
Philippe Boudon, Intervention (après les rapports de F. Bresson et G. Th. Guilbaud), in: De l’espace corporel à l’espace écologique, PUF, Paris, 1974, p. 325-326.

 

 

« La géométrie peut s’appliquer à l’espace sensible de façons très variées. Suivant les cas, par exemple, je pourrai considérer un rail de chemin de fer comme une « ligne » ou comme un volume suivant que je m’intéresse à l’aménagement du territoire ou à la résistance des matériaux. Ma formalisation géométrique dépendra de l’échelle à laquelle j’observe et je traite l’espace. La géométrie ne me servira qu’une fois que j’aurai décidé de considérer l’espace sensible d’une manière ou d’une autre, mais elle ne me permettra pas de décider quel espace je dois formaliser, à quel espace je dois me référer. Cet espace de référence est l’échelle de l’architecture et se trouve en amont de l’utilisation de la géométrie en architecture. »
Philippe Boudon, Sur l’espace architectural, Essai d’épistémologie de l’architecture, Dunod, coll. « Aspect de l’urbanisme », 1977, p. 50