Dans le noir

Je me demandais s’il y avait beaucoup de distorsions dans la perception des espaces en pleine lumière ou dans le noir, et ce en se déplaçant dans un lieu très connu de moi, à savoir celui que j’habite depuis plus de 20 ans. Je vais prendre un petit trajet : celui allant de mon lit au wc dans la salle de bain.

Le lit est situé dans une alcôve du salon, je dois longer un sofa, tourner à droite, longer un bout de bibliothèque, traverser le petit hall donnant sur la salle de bain. Guidé visuellement, je me déplace toujours au milieu des espaces, et il me faut 20 pas pour rejoindre le w.c.

Dans le noir, la première chose qui se manifeste, c’est que j’avance à petits pas, très lentement et en dodelinant, et j’ai besoin de presque 40 pas pour rejoindre le point final. J’avance les bras en avant, me cogne doucement à tel coin d’un meuble, à d’autres aspérités dont je ne reconnais pas directement la nature, à un chambranle de porte (moi qui avance toujours habituellement dans l’axe). Je suis étonné de ne pas parvenir à « aller tout droit », c’est ce qui me trouble le plus. Si je refais le même trajet, ce sont d’autres chose que ma main découvre, que mon genoux touche, que mon front heurte. Il y a des formes simples facilement identifiable : angle de meuble, porte, par contre, les moulures d’un encadrement de porte, le cadre de la bibliothèque n’évoquent rien, ce sont des choses neutres (d’ailleurs je ne les jamais vraiment touchées auparavant). Visuellement, un meuble d’un mètres de haut, les accoudoirs du sofa à 70 cm, les étagères de la bibliothèque vers les 90 cm sont des volumes qui se présentent clairement. Mais les yeux fermés, mon bras tendu cherche et trouve l’un étonnement bas, l’autre plus haut que j’imaginais. Avec d’autres essais, du bout des doigts, je me sers de l’arête d’un meuble pour me guider, comme une lisse, une main courante. Mais lors des trajets suivants, ce sont d’autres volumes ou reliefs que je rencontre et/oui qui me guident. C’est comme si les les trajets précédents ne servaient pas de leçon, on n’a pas constitué d’image mentale de ces espaces

En parcourant les espaces dans le noir (que ceux-ci soient connus ou non), c’est avant tout une exploration du bout des doigts, les bras tendus en avant et qui prend toute l’énergie. A part des différences marquées dans les reliefs au sol, le toucher des pieds entre peu en compte. C’est toujours la rencontre d’un monde de volumes aux différentes textures. Une fois que les doigts ne rencontre plus rien, on avance plus lentement attendant un nouvel indice. Thermiquement, à part les radiateurs par temps froid, une planche de bois, une tablette de marbre, un évier, ont tous plus ou moins la même température au premier effleurement. Je n’ai parlé ici, que de trajets vers un point que l’on veut rejoindre, donc en cherchant des balises.

Si on se trouve dans sa maison plongée dans le noir complet, l’exploration doit prendre vraiment beaucoup de temps. Et si cela se passe dans une maison inconnue, même si on l’a vue éclairée auparavant, cela doit être extrêmement difficile, voire épuisant, tant l’énergie nécessaire dans la redécouverte des espaces doit être importante, pour retrouver la cuisine, les w.c, l’escalier, sa chambre, l’entrée, etc… On doit « tourner en rond », revenir sur ses pas plusieurs fois tant on est troublé de ne trouver que peu d’éléments « rassurants », identifiables et servant d’éventuels points de repère pour la suite. Au bout d’une longue exploration, on retrouve le w.c. que l’on pensait se trouver complètement ailleurs, on peut peut-être passé plusieurs fois tout à côté. Une grande confusion en résulte. (Marc Crunelle)

Jean Paulhan

Dans un chapitre de son ouvrage « La peinture cubiste », il décrit comment il se dirige à deux heures du matin vers son lit, et pour ne pas réveiller sa femme qui dort, cherche son chemin dans le noir. « Dans l’atelier qui nous sert, à ma femme et à moi, de chambre, de salle à manger, de bureau (et même de cuisine et de boudoir), le divan se trouve assez loin de la porte : exactement dans le coin opposé. Ce divan se transforme en lit, vers onze heures du soir. »

Dans cet espace unique assez encombré, il décide de donner « un coup de lumière d’une extrême rapidité, trop bref pour importuner ma femme ou la réveiller, mais suffisant néanmoins à m’entrer dans les yeux les obstacles de toutes espèce – de la table à la commode, de la seconde table à la cheminée, de la troisième table au paravent – qu’il me fallait éviter ou contourner délicatement avant de parvenir à l’endroit-chambre de la pièce. Bien. Ces obstacles étaient de vrai très nombreux et différents. Mais je les embrassai courageusement d’un seul coup d’oeil, et les ayant jaugés, je me lançai en pleine nuit, d’abord très vite, puis de plus en plus lentement à mesure que j’avançais, dans quel espace ? Dans un espace qui me sembla soudain … Mais non, je vais vous dire ce qu’il n’était pas. Eh bien, il n’avait rien de commun avec l’espace que l’on découvre d’une fenêtre […] avec ses places lointaines et ses places voisines ! Ici, tout m’était voisin.De ces parties indifférentes, et de ces parties curieuses. Ici, tout me concernait, tout m’était passionnant, tout m’était diablement vrai. Ni ces plans aimablement étagés, en fuite douce. Ici, tout était imminent, hérissé de pointes, creusé de vides, labouré de failles et de fentes ! Ah non, ça ne faisait pars un paysage de tout repos ! […] ce lierre traînant à droite où je vais me prendre les pieds, cette armoire à la porte entrebâillée, ce plateau en équilibre sur son tabouret, la machine à écrire, ces piles de livres, […] cette bibliothèque tournante et tant d’arches, de barrières et de colonnes. » (Jean Paulhan, « La peinture cubiste », Gallimard, Folio Essais, Paris, 1990.)

Stephen Holl

L’espace: l’architecture est un art spatial tri et quadri-dimensionnel qui ne peut être jugé que par l’expérience. Elle est composition dynamique et le parallélisme y joue un rôle analogue à celui de l’harmonie musicale.
Les proportions: la proportion ordonne les aspects géométriques de l’espace. (Stephen Holl, in Architecture d’Aujourd’hui n°271, octobre 1990.)

Vladimir Belogolovsky: Pouvez-vous expliquer ce qu’est une architecture phénoménologique et une expérience phénoménologique ?
Stephen Holl: Son essence tient dans le mouvement du corps dans l’espace et de tous les phénomènes que nos sens peuvent expérimenter: la qualité de la lumière, le son, l’odeur, l’acoustique et le changement dans les mouvements du corps.
Ces choses sont précieuses en architecture. Le film ne pourra jamais enlever cela de l’architecture. La musique, la sculpture et la peinture sont toutes dans ce sens à deux dimensions. L’architecture est le seul art qui peut l’expérimenter, vraiment explorer sa plus grande dimension, une dimension phénoménologique, 100%.
Par exemple, si vous allez au musée Kiasma à Helsinki et que vous montez la rampe et passez au travers des différentes séquences des galeries, et arrivez à la grande galerie au haut,
c’est exaltant, mais si j’essaye de vous montrer cela en peinture, vous ne pouvez pas vraiment l’obtenir. Ce n’est pas vraiment compréhensible et ce ne sera pas la même chose.

Ainsi, la réelle dimension expérimentale est au coeur de l’architecture et dans ses nombreux aspects.
En 1993, j’ai écrit un livre intitulé « Questions de perception ». Il y a 11 chapitres, 11 types de conditions phénoménologiques tel un maillage de champs, (de données). Par exemple, quand je vous parle, je peux regarder dehors et voir la rivière Hudson et l’hélicoptère montant et ce bateau venant de ce côté. Il est important que cette expérience d’avoir une conversation  avec vous aie cette dimension. Nous ne sommes pas dans une chambre noire, on n’est pas dans une boîte fermée, on n’est pas dans le métro. Donc, toutes ces choses viennent ensemble pour faire l’expérience de cette situation dans un espace. (Stephen Holl interviewé par Vladimir Belogolovsky, « Conversations with Architects in the age of Celebrity », DOM, Berlin, 2015, pp. 265-266)

La perception de l’architecture implique des relations variées entre trois ordres: si nous observons et analysons, depuis la partie de l’espace que nous occupons, le premier plan, le plan moyen et l’arrière-plan apparaissent réunies en une vision unique, mais en fait, la fusion de ces champs spatiaux fédère des perceptions très différentes. Le pouvoir qu’a l’architecture de susciter un plaisir réside dans l’interpénétration de l’espace, vaste domaine de formes et des proportions, et des matières et détails, à une échelle inférieure. Les modes de représentation que sont le plan et la coupe ne peuvent rendre compte de ce territoire phénoménologique. Quant à la photographie, elle ne peut représenter nettement qu’un seul champ, excluant les transformations dans l’espace et dans le temps.
Il faut examiner de très près le faible lien qui unit perception et représentation, et le renforcer. Le plan traditionnel est une figuration aveugle, non-spatiale et non-temporelle. La mise en perspective selon le chevauchement des champs, annule ce court-circuit dans le processus d’élaboration. La perspective précède le plan et la coupe, elle donne priorité à l’expérience physique et lie le créateur au spectateur. La poésie spatiale du mouvement dans des champs qui se chevauchent est une parallaxe animée.
(Stephen Holl, « Fusion de la sensation et de la pensée », in « Fondement pré-théorique », catalogue de l’exposition « Stephen Holl », Artemis / arc en rêve centre d’architecture, Bordeaux, 1993, p. 26.)

Auguste Perret

L’architecture, c’est l’art d’organiser l’espace. C’est par la construction qu’elle s’exprime. (in: Techniques et Architecture, II, n° 9-10, septembre-octobre 1942.)

La construction est la langue maternelle de l’architecte.
L’architecte est un poète qui pense et parle en construction. (idem)

L’architecture s’empare de l’espace, le limite, le clôt, l’enferme. Elle a ce privilège de créer des lieux magiques tout entiers, œuvre de l’esprit. (« Contribution à une théorie de l’architecture », Ed. André Wahl, in: G. Uniack, « De Vitruve à Le Corbusier – textes d’architectes », Dunod Paris, 1968.)

Vision périphérique

La perception globale et instantanée d’atmosphères requiert un mode spécifique de perception : une perception périphérique, inconsciente et non focalisée. Cette perception fragmentée du monde correspond en fait à notre réalité normale, même si nous pensons tout percevoir avec précision. Ce  sont un balayage actif de l’espace par les sens et un mouvement constants, mais aussi la fusion et l’interprétation créatives, par la mémoire, de ces percepts intrinsèquement dissociés, qui assurent l’intégrité de notre image du monde faite de tels fragments perceptifs. L’évolution historique des techniques permettant de représenter l’espace et les formes est étroitement liée au développement de l’architecture elle-même. La compréhension de l’espace par la perspective a donné lieu à une architecture dominée par la vision, alors que l’effort pour affranchir l’œil de son assujettissement à la perspective rend possible de concevoir un espace multi-perspectif, simultané et atmosphérique. L’espace perspectif nous relègue dans la position d’observateurs extérieurs, tandis que l’espace multi-perspectif et atmosphérique ainsi que la vision périphérique nous enserrent et nous enveloppent dans leur étreinte. Telle est l’essence perceptive et psychologique de l’espace dans l’impressionnisme, le cubisme et l’expressionnisme abstrait ; nous sommes attirés dans l’espace et mis en situation d’en faire l’expérience comme d’une sensation pleinement incarnée et d’une atmosphère « épaisse ». La réalité particulière d’un paysage de Cézanne, d’une peinture de Jackson Pollock, tout comme celle d’une architecture ou de paysages urbains accueillants, découle de la façon dont ces situations expérientielles engagent nos mécanismes perceptifs et psychologiques. Comme le soutient Merleau-Ponty, nous en venons à voir non pas l’œuvre d’art elle-même, mais le monde à travers l’œuvre.

Tandis que l’objectif frénétique de l’appareil photographique capture une situation passagère, une lumière éphémère ou un fragment isolé, cadré et centré, la véritable expérience de la réalité architecturale dépend foncièrement d’une vision périphérique et anticipée ; la simple expérience de l’intériorité suppose la perception périphérique. Le champ perceptif que nous sentons au-delà de la sphère de la vision centrée est tout aussi important que l’image focalisée pouvant être figée par l’appareil photographique. En fait, il existe des indices permettant d’établir que la perception périphérique et inconsciente importe plus pour notre système perceptif et mental qu’une perception ciblée.

Cette thèse suggère qu’une des raisons pour lesquelles, souvent, les espaces contemporains – comparés aux cadres historiques et naturels qui suscitent un puissant investissement émotionnel – nous aliènent, a à voir avec la pauvreté de notre vision périphérique et la faible qualité de l’atmosphère qui en résulte. La vision centrée fait de nous de simples observateurs extérieurs, tandis que la perception périphérique transforme les images rétiniennes en une participation spatiale et corporelle, et suscite une impression d’atmosphère accueillante et d’implication personnelle. La perception périphérique est le mode de perception par lequel nous saisissons des atmosphères. L’importance de l’ouïe, de l’odorat et du toucher dans la perception atmosphérique (de la température, de l’humidité, de la circulation de l’air) résulte de leur essence d’organes de sensations non-directionnelles et globales. Le rôle de la perception périphérique et inconsciente explique le fait qu’une image photographique soit en règle générale un témoin peu fiable de la vraie qualité d’une architecture ; ce qui se trouve en dehors du champ constitué par l’œil qui le cadre et même derrière l’observateur a autant d’importance que ce qui est vu consciemment. D’ailleurs, s’ils se préoccupaient moins des qualités photogéniques de leurs œuvres, les architectes n’en seraient que meilleurs.
(Juhani Pallasmaa, « Percevoir et ressentir les atmosphères. L’expérience des espaces et des lieux », Conférence donnée à l’Utzon Room de l’Opéra de Sydney le 23 février 2016 dans le cadre d’une série de conférences en Australie (The Six Australia Lectures). (Traduit de l’anglais par Laure Cahen-Maurel, Université Saint-Louis Bruxelles)
in : PHANTASIA, VOL.5 (2017), P. 120-122
consultable sur: https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=788&lang=es

Fumihiko Maki

Je n’essaye pas d’avoir des formes ou des textures inutilement compliquées dans les bâtiments. C’est une sorte de discipline que je me donne. (…) Il y a un art mystérieux dans tout le processus de conception, et des décisions conscientes ou inconscientes. Pas essayer de faire des espaces et des formes extraordinaires, quelque chose que vous n’avez pas fait ou que vous n’avez pas vu. Au lieu de cela, nous respectons les comportements humains, ce qu’ils peuvent aimer, ce qu’ils peuvent ne pas aimer.

Chaque nation est différente, mais quand on regarde le comportement des enfants, ils sont si proches les uns des autres. Par exemple, ils aiment une forme ronde. Ils aiment un endroit élevé pour pouvoir sauter ou monter dans un petit endroit. Ils sont tous les mêmes. J’ai donc découvert que l’être humain avait deux caractéristiques. La première est que (les êtres humains) sont très semblables les uns aux autres, je pense que c’est très important, mais ils sont également différents. Lorsque nous traitons des espaces, des formes dans différents lieux, je suis très concerné par les comportements communs et particuliers de nos utilisateurs. (in : https://www.inexhibit.com/marker/all-children-like-round-forms-an-interview-to-fumihiko-maki/ -[trad. Marc Crunelle])

L’espace est un sujet difficile parce qu’il provoque un effet non négligeable sur les cinq sens. C’est une propriété spécifique de l’espace. (F. Maki, in : Architecture d’Aujourd’hui)

 

Juhani Pallasmaa

« […] l’espace, la matière et le temps semblent se fondre en une unique dimension, qui pénètre notre conscience, […] l’espace acquiert pour ainsi dire plus de gravité, […] le caractère de la lumière s’y fait plus tangible, le temps semble s’arrêter et l’espace est dominé par le silence. »
PALLASMAA (J.), « The place of man : time, memory and place in architectural experience » (1982), in Encounters, p. 71- 85, ici p. 75.

Le caractère d’un espace ou d’un lieu n’est pas seulement donné par la perception visuelle, comme on le présume généralement. Le jugement sur les qualités de l’espace environnant résulte d’une fusion multi-sensorielle complexe d’innombrables facteurs qui sont saisis de manière immédiate et synthétique comme une atmosphère, une ambiance, un sentiment ou une tonalité affective (mood) d’ensemble.
[…]
En fait, l’appréciation immédiate du caractère de l’espace sollicite la totalité du corps propre et de notre sentiment de l’existence ; ce caractère est perçu de manière diffuse, périphérique et inconsciente, plutôt que par une observation précise, ciblée et consciente. Cette appréciation complexe comporte également la dimension du temps, dans la mesure où une expérience vécue implique une durée, et où l’expérience mêle perception, mémoire et imagination. De plus, chaque espace et chaque lieu est toujours une invitation à, et la suggestion de, différents actes : à mes yeux, les espaces et les expériences proprement architecturales sont des verbes.
(pp. 112-113)

La reconnaissance immédiate de la nature inhérente d’un lieu est analogue à l’identification automatique des entités et essences ressemblant à des créatures dans le monde biologique. Les animaux reconnaissent instantanément d’autres créatures cruciales pour leur survie, proies ou menaces, et nous mêmes, humains, distinguons des visages individuels parmi des milliers de configurations faciales presque identiques et cernons la signification émotionnelle de chacun sur la base d’infimes expressions musculaires. Un espace ou un lieu est une sorte d’image multi-sensorielle éprouvée de manière diffuse, une « créature » expérientielle, une expérience singulière, intimement unie à notre expérience et notre connaissance existentielles mêmes. Une fois que nous avons jugé un espace comme accueillant et agréable, ou rebutant et déprimant, nous ne pouvons guère modifier ce jugement personnel. Nous nous attachons à certains cadres, demeurons étrangers à d’autres, et ces deux choix intuitifs sont également difficiles à analyser verbalement ou à modifier en tant que réalités expérientielles. La valeur existentielle de la saisie diffuse mais globale de l’ambiance d’une entité spatiale, ou d’un paysage entier, peut se comprendre du point de vue de la survie biologique. Être en mesure de différencier instantanément une scène de danger potentiel d’un cadre sûr où se nourrir a évidemment constitué un avantage dans l’évolution. Je le répète : de tels jugements ne sauraient être consciemment déduits à partir de détails ; ils doivent être appréhendés instantanément sur le mode d’une lecture intuitive fondée sur une saisie « polyphonique » de l’ambiance. Cette perception et cette connaissance polyphoniques ont également été identifiées comme une des conditions de la créativité.  (p. 116)
(Pallasmaa, « Percevoir et ressentir les atmosphères. L’expérience des espaces et des lieux », Conférence donnée à l’Utzon Room de l’Opéra de Sydney le 23 février 2016. (Traduit de l’anglais par Laure Cahen-Maurel), in : PHANTASIA, VOL.5 (2017), P. 107-127

Proverbes, us et coutumes

Des comportements liés à certaines pratiques de l’espace architectural vont devenir, par leur habitude, leur pertinence ou leur évidence, des proverbes.

Ainsi, par ex. aux Pays-Bas et en Flandres, dans les maisons simples ou de paysans, la porte d’entrée ne possède le plus souvent ni cloche ni sonnette et donne directement dans la pièce de vie principale.
Cette situation sans hall d’entrée, donnera le proverbe néerlandais met de deur in huis vallen qui veut dire « quelqu’un tombe dans la maison avec la porte », et qui signifie aller droit au but. À l’origine, ce proverbe indiquait que quelqu’un entrait sans frapper ni demander à quelqu’un. Beaucoup de gens utilisent le proverbe pour indiquer qu’ils vont dire quelque chose directement sans commencer à parler de quoi que ce soit d’autre.

Dans de nombreux proverbes, c’est plutôt la manière dont on manipule la porte d’entrée qui indique une volonté, un refus, une aide, un espoir, une entente, …

Claquer la porte au nez
en italien: Gli chiude la porta in faccia: il lui ferme la porte au visage.
en portugais: Bater a porta na cara de alguém: claquer la porte au nez de quelqu’un.

Enfoncer une porte ouverte
en italien: Fondare une porta aperta: enfoncer une porte ouverte.
en néerlandais: Open deuren instampen: enfoncer des portes ouvertes.
en portugais: Arrombar uma porta aberta: enfoncer une porte ouverte; dire, faire une chose inutile.

Trouver porte close
en italien: Trovare la porta chiusa: trouver porte close.

Frapper à la bonne porte
Lui ouvrir les bonnes portes

Il sort par la porte et entre par la fenêtre
en italien: Esce dalla porta e rientra dalla finestra: il sort par la porte et rentre par la fenêtre.
en persan: Az dar ou ra miranid az, panjereh miayad: idem

Proverbes coréens
Fermer la porte : abandonner une affaire (commerciale) ;
Frapper à la porte : tenter une chance, une opportunité ;
Porte étroite : concurence difficile.

Proverbes néerlandais
Dat doet de deur dicht ! : cela ferme la porte, c’est un comble !
Aan een dovemans deur kloppen: frapper à la porte d’un sourd: insister en vain.

Proverbes norvégiens
Sette en stol for doren: mettre une chaise devant la porte: fixer un ultimatum ;
Renne ned hos noen: user les portes de quelqu’un, déranger par les visites répétées ;
Fele for egen dør: balayer devant sa porte : s’occuper de ses affaires ;
Holde en  dør àpen : tenir la porte ouverte : il y a une possibilité.

Proverbes islandais
Setja einhverjum stolinn fyrir dyrnar: mettre la chaise devant la porte de quelqu’un: l’empêcher, mettre des bâtons dans ses roues ;
Vera fyrir dyrum: être devant la porte, être imminent ;
Thar skall hurd naerri haelum: la porte a claqué près des talons: il s’en est fallu de peu (que quelque chose de mauvais arrive).

Autres
Ce n’est pas à côté de la porte !  idem en néerlandais
Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée: pas de demi-mesure
(Tous ces proverbes in:  Gérard Monnier, « la porte – Instrument et symbole », Ed Alternatives, Coll. Lieux-dits, Paris, 2004, pp. 115-118.)

Proverbes anglais
Une porte qui grince peut durer longtemps sur ses charnières
Ne faites pas la porte plus grande que la maison
(« Dictionnaire de Proverbes et Dictons », Les Usuels du Robert, Paris, 1989, passim.)

Coutumes
En Finlande, on ne doit jamais se dire au revoir sur le pas de la porte, on doit le faire à soit l’intérieur, soit à l’extérieur.
Beaucoup de coutumes en Finlande et ailleurs dans le monde (Russie, Japon) ont les superstitions pour origine. Dire au revoir et se serrer les mains sur le pas (seuil) ou de part et d’autre de celui-ci, porte malheur, malchance, mauvais sort, que cela peut causer querelle, et ceci originairement parce qu’auparavant on pensait que le génie de la maison habitait sous le seuil (pas) de la porte (d’entrée). De nos jours encore on considère cette manière de ne pas le faire comme impolie, de mauvais comportement, et ceci tout automatiquement, sans y penser : il est poli de dire au revoir d’un même côté du seuil d’entrée. (Kirsti Rantalainen, communication personnelle, 12 nov 2018)

Charles Moore

En architecture, l’espace est un espace particulier. L’architecte le rend sensible lorsqu’il donne forme et échelle à une portion d’espace. Les deux premières dimensions, largeur et profondeur, répondent principalement à des impératifs fonctionnels, au sens propre du terme. C’est par delà le traitement de la troisième, dimension, la hauteur, que chacun va percevoir de nouvelles dimensions.
La rhétorique des architectes peut parfois irriter. Nous parlons de  « créer l’espace ». Certains font remarquer que nous ne le créons pas; qu’il y a toujours été présent. (Susanne K. Langer, « Feeling and Form », Charles Scribner’s Sons, New York, 1953, p. 94) Cependant quand nous délimitons une portion d’espace hors du continuum spatial nous la rendons ou essayons de la rendre identifiable en tant que lieu répondant à la sensibilité de ses habitants.

Curieusement, il semble que les architectes peuvent concevoir l’espace de façon contradictoire, bien que chaque type de conception apparaisse légitime. L’espace peut être clos, ouvert, limité ou éclaté. Il est une des rares choses dont « l’éclatement » provoque la croissance, mais il se développe également lorsqu’il est maîtrisé. Nous échouons quand nous ne le rendons pas identifiable et lorsque nous ne pouvons séparer la portion d’espace du continuum spatial.

On comprendra aisément pourquoi nous échouons si souvent. En effet, nous ne dessinons pas l’espace, mais plus exactement des plans et des coupes dans lesquels il se réfugie. Ainsi le tentation est grande de se fixer sur les objets eux-mêmes, au détriment de l’espace architectural qui pourtant se dévoile à travers eux. Les victoires de la planche à dessin (telle que la réussite d’un bel alignement) se substituent aux joies que l’espace permet de découvrir mais ne peuvent les remplacer.

Au cours des dernières décennies, l’engouement des architectes pour l’espace s’est traduit de façons très diverses. Les principes de l’urbaniste autrichien Camillo Sitte reposent sur son goût pour les piazzas, plazas, plätze et places médiévales. Sitte insiste sur l’importance de bien marquer les angles afin que le centre de tels espaces ne puisse s’échapper. Il souligne également que le centre de tels espaces doit rester libre de toute statue ou autre volume de sorte qu’on observateur puisse s’y tenir et éprouver le sentiment d’être le point central d’une composition intégralement appréhendable. La pire des erreurs, selon Sitte, est de laisser les angles ouverts. L’espace n’est plus maintenu.

Presque à l’opposé de ces lois, une autre influence importante s’est fait sentir. Elle exerce au travers d » l’iconographie théâtrale de la famille Bibiena et des visions architecturales de Piranèse – notamment ses prisons dont les rampes et les escaliers s’élèvent à de tels degrés que le cerveau s’égare dans des univers sans limite où les espaces échappent à la compréhension. Les architectes modernes ont vu dans la grande mosquée de Cordoue un autre type d’organisation d’espace. Là, un foisonnement de colonnes s’estompent dans le lointain, rendant incertaines les limites du lieu et les positions respectives des espaces et des objets.

Siegfried Giedion tenta de concilier (ou de fondre) ces visions contradictoires de l’espace en postulant l’hypothèse selon laquelle l’espace architectural, depuis le XVIIè si§cle, est devenu dépendant du temps. Il est cependant difficile d’inscrire dans les limites de cette hypothèse la conception statique et répétitive de la plupart des bâtiments du Mouvement Moderne.

Non moins surprenante (et instructive à l’examen) est la thèse élaborée par C. A. Doxiadis, urbaniste grec contemporains. Il se débarasse du code carthésien dans lequel s’inscrivait jusqu’à présent la plupart des explications relatives à l’espace, et propose de lire les anciens sites grecs comme des systèmes d’organisation radiale. Il prend comme centre le point d’entrée du site. Les lieux sacrés s’organisent alors selon des angles au centre de 30 ou 36°. […] Il y a là, semble-t-il, un signe parmi d’autres que, dans notre diversité, nous nous débarrassons d’un cartésianisme rigide qui, avec la dictature de l’angle droit, a tant contraint l’architecture moderne. Cela montre que l’espace commence à être appréhendé selon les sensibilités des individus qui le perçoivent ou le pratiquent et non comme une abstraction mathématique.

Un autre signe, renforcé par la littérature psychanalytique, est le retour à un espace centré sur le sujet. Les psychiatres ont remarqué qu’au stade de l’enfance, nous percevons d’abord que le haut est différent du bas, la gauche de la droite et que l’avant est très différent de l’arrière. Avec l’âge, nous nous éloignons progressivement de cette idée selon laquelle les trois dimensions ont une réelle signification morale. Aujourd’hui, cependant, ces vérité archaïques sont à nouveau considérées comme les bases de l’organisation des espaces que nous dégageons du continuum spatial.

Quelle que soit la dynamique de son organisation, l’espace, en architecture, ne nous intéresse que pour deux raisons : d’une part, pour sa maîtrise interne, d’autre part, pour ses débordements vers l’extérieur. Pour nous, les plaisirs d’un espace intérieur serein et harmonieusement proportionné (tel qu’un volume palladien) sont compatibles avec l’émotion provoquée par l’explosion contemporaine de l’espace (tel le pavillon américain à l’Exposition universelle de 1967 ou le Matterhorn de Disneyland).(Charles Moore & G. Allen, « L’architecture sensible », Dunod, Paris, 1981, p. 9-12)

Louis Khan

L’architecture est la fabrication réfléchie des espaces. Pensons au grand évènement de l’architecture quand les murs se séparèrent et qu’apparurent les colonnes.
[…] Quand on utilise une colonne, ce devrait toujours être considéré comme un grand évènement dans la fabrication d’espace.
[…] Grâce à l’esprit de l’architecture, nous savons que le caractère du béton et de l’acier doit s’harmoniser avec les espaces qui veulent exister et évoquer ce que les espaces peuvent être.
Les identités formelles et les espaces d’aujourd’hui n’ont pas trouvé leur position dans l’ordre, bien que les manières de faire les choses soient neuves et pleines de ressources.
Le renouvellement continu de l’architecture vient du changement des concepts d’espace.

Un homme avec un livre va vers la lumière. Ainsi commence une bibliothèque. Il ne s’éloignera pas de 15 m pour se mettre sous la lumière électrique. Le cabinet de lecture est la niche qui pourrait être le commencement de l’ordre de l’espace et sa structure. Dans une bibliothèque, la colonne commence toujours dans la lumière. Sans être nommé, l’espace créé par la structure de la colonne évoque son usage comme cabinet de lecture.
Celui qui lit lors d’un séminaire cherche la lumière, mais la lumière est en quelque sorte secondaire. La salle de lecture est impersonnelle. C’est la rencontre des lecteurs et de leurs livres dans le silence.
Le grand espace, les petits espaces, les espaces sans nom et les espaces servants : la façon dont ils sont formés dans le respect de la lumière est le problème de tous les bâtiments.  Ce bâtiment-ci commence par un homme qui veut lire un livre.
(Louis Kahn, « L’espace, l’ordre et architecture », allocution donnée à l’Institut royal d’architecture du Canada, in: Louis I. Kahn, « Silence et lumière », Editions du Linteau, Paris, 1996, pp. 35-37. [trad. Mathilde Bellaigue et Christian Devillers])

 

Louis Kahn: … je suis devenu architecte à cause de mon goût pour ce qui n’existe pas encore. Si je devais expliquer le sens même de ma décision, je dirais qu’il concerne le plus fondamentalement ce qui est en question, ce qui n’est pas encore. Vous voyez, il ne s’agit pas de besoin. Cela ne concerne que les désirs.

Heinrich Klotz: Par « besoins », est-ce que vous entendez les besoins quotidiens d’argent, d’abri, de pain, etc. ?
L. K.: Le besoin signifie ce qui existe déjà, et il devient une sorte de mesure de ce qui est déjà présent. Le désir est le sentiment de ce qui n’est pas encore réalisé. C’est la principale différence entre le besoin et le désir. Et on peut aller jusqu’à dire que le besoin c’est simplement tant de bananes. Votre programme architectural en est alors transformé, car vous y distinguez les besoins et vous apercevez ce qui n’a pas été exprimé dans les inspirations que vous avez ressenties. Les groupes d’espaces qui dialoguent entre eux sur le plan révèlent les uns aux autres une validité architecturale, une harmonie qui, dans le programme, se dégagent des surfaces simples. La transformation, c’est quand on passe de la surface à l’espace.

John Cook: Vous voulez dire que le programme a trait aux besoins, tandis que l’architecte exprime des désirs.
L. K. : Précisément.
[…]
H. K.: Mais l’architecte ne construit-il jamais rien simplement en vue des besoins?
L. K. : Non. Ne jamais construire pour des besoins. Rappelez-vous ce que je vous ai dit à propos des bananes. En tant qu’art, un espace est fait d’une pointe d’éternité. Je pense qu’un espace évoque son usage. Il transcende les besoins. S’il ne le fait pas, alors il a échoué. On pourrait dire que l’architecture est commandée par la fonction plus que ne l’est la peinture. Une peinture est faite pour qu’au-delà la vue on sente sa motivation, de même qu’un espace est créé pour inspirer son utilisation. (pp. 311 à 313)

H. K.: Quand Mies van der Rohe et Hugo Häring étaient ensemble à Berlin pendant les premiers temps de l’architecture moderne, ils se posaient en permanence la question: « L’architecture devrait-elle créer des espaces spécifiques qui indiquent aux gens comment ils doivent les utiliser, ou bien créer des espaces très généraux qui leur permettent d’en décider eux-mêmes. » Häring a fait des plans de fondation très compliqués, mais très intéressants. Mies, bien sûr, a créé le « Vielzweckraum ».
L. K.: Oui, l’espace polyvalent.

H. K.: Mies a abouti à d’énormes espaces qui n’étaient définis que par le mur extérieur; l’occupant en définit l’utilisation. Votre proposition pour le Hall de Congrès à Venise se rattache à cette idée et portant, Mies et vous, êtes tout à fait différents.
L. K.: Très différents. Je suis beaucoup plus conscient que l’espace doit témoigner de la manière dont il a été fait. Si un espace de Mies n’est pas divisé, mais rend compte d’une division, alors je suis d’accord. S’il subdivise son espace général, je ne suis pas d’accord. Je crée un espace comme une offrande, et je n’indique pas à quoi il doit être utilisé. L’utilisation doit être inspirée, c’est-à-dire que j’aimerais faire une maison où le living est découvert comme tel. Je ne dirais pas: voilà le living et on doit l’utiliser comme tel. De même la chambre à coucher qui, dans un sens, est aussi un living, n’a jamais les caractères spécifique de la chambre à coucher.
[…]
J. C.: Quand vous discutiez le projet du Mellon Center à Yale vous avez dit: « Aussi longtemps que je n’ai pris en considération les fonctions du bâtiment, je ne puis le construire. » Un bâtiment qui ne répond qu’à des fonctions n’est pas un bâtiments à vos yeux.
L. K.: Non. Pas plus qu’il n’aurait de qualité durable. Il n’aurait pas la qualité de la vie, d’être une chose vivante. Quand on fait un bâtiment, on crée de la vie. Il naît de la vie et vous créez réellement de la vie. Il vous parle. Si vous n’avez compris que la fonction du bâtiment, il ne deviendra pas un milieu de vie.

J. C.: Pour le Mellon Center, vous avez dit qu’il est essentiel d’aller au-delà de la solution. Le bâtiment commence après que vous ayez résolu le problème.
L. K.: Oh ! Oui! C’est sûrement ce qu’on veut dire quand on parle du caractère des espaces. Le besoin des espaces est une chose, le caractère de l’espace en est une autre.

J. C.: Et le besoin d’espace n’est pas toujours identique au caractère de l’espace?
L. K.: Non. Le besoin d’espace est définissable. Le caractère de l’espace ne l’est pas. Le bâtiment peut avoir un caractère fortement marqué, ou peu marqué, et cependant fonctionner.

J. C.: Quand on a rencontré tous les problèmes qu’on est supposé résoudre au Mellon center, où en est-on quant à l’architecture?
L. K.: Quand on a résolu le problème, on peut s’intéresser à l’architecture. C’est alors qu’elle entre en jeu. Avec ce rassemblement d’espaces où il fait bon se trouver, où la fonction n’est presque plus discernable.

H. K.: Vous ne seriez pas d’accord pour dire que la forme suit la fonction.
L. K.: Non. On pourrait dire que la forme suit la fonction si on pense à la forme comme à une essence, que la réponse à l’essence est conçue pour fonctionner d’une certaine manière. Si on peut envisager comment le bâtiment affectera l’individu, ce n’est pas une question de fonction. Je pense simplement que le mot « fonction » s’applique à la mécanique. Mais on ne peut pas dire que cela devrait aussi satisfaire une « fonction psychologique » parce que la psychologie n’est pas une fonction. L’aspect fonctionnel est celui qui vous donne les instruments sur lesquels une réaction psychologique pourra s’exercer. On pourrait dire que c’est la différence entre le cerveau et l’esprit. L’aspect fonctionnel, c’est le cerveau, mais l’esprit n’est pas quelque chose qui puisse être réglementé par une contrainte quelconque. L’architecture commence lorsque la fonction a été parfaitement comprise. A ce moment, l’esprit s’ouvre à l’essence des espaces eux-mêmes, qui n’est atteinte par l’esprit que lorsque les fonctions sont comprises, et les espaces surgissent dans leur implication psychologique.
J. C.: Ce qui signifie, selon vos propres termes, que « le bâtiment a un esprit. »
L. K.: Le bâtiment n’a pas d’esprit, mais il a la qualité de répondre à l’esprit. (pp. 347 à 351)
[…]
J. C.: Vous avez dit, la Yale Art Gallery a des espaces plutôt miesiens, mais votre conception de l’espace est totalement différente de celle de Mies.
L. K.: Je pense toujours que le client vous soumet son besoin de certaines zones plus que de certains espaces ou de certaines pièces. Il vous soumet des exigences de zones, et c’est à l’architecte de les traduire en espaces. Les espaces doivent être des entités.

J. C.: Un espace n’est-il pas moins défini qu’une pièce?
L. K.: Non. Un espaces n’en n’est pas un tant qu’on n’aperçoit pas comment il a été créé. Alors j’aime l’appeler une pièce. Ce que j’appelle une zone, Mies l’appelait un espace parce qu’il n’accordait pas de valeur à la division de l’espace, c’est là que je dis non.

Peu importe les divisions qu’on y opère, Mies appelait toujours la zone un espace. Moi j’appellerais espace chacune des quatre parties, mais après avoir été divisé, l’ensemble, lui, n’est plus un espace. J’appellerais la zone un espace, pourvu qu’elle ne soit pas divisée. Ce que vous voyez dans le troisième diagramme, ce sont quatre espaces. Je les considère comme quatre pièces. Mies considérerait ça comme un espace dans lequel des divisions pourraient être faites. Il permet des divisions das les espaces miesiens, mais pour moi, il n’y a pas entité quand il est divisé. (p. 360)
(in: John Cook & Heinrich Klotz, « Questions aux architectes », Mardaga, Bruxelles-Liège, 1974, pp. 311-316, 347-351, 360)

 

Quand un architecte reçoit un programme d’un client, il ne s’agit que d’un programme de surfaces. Il doit changer ces surfaces en espaces, parce qu’il ne raisonne pas seulement avec des surfaces. L’espace existe, avec ses impressions, ses ambiances. Il y a des lieux où vous ressentez quelque chose de différent. Comme je l’ai déjà dit, vous ne dites pas les mêmes choses dans un petit espace que dans un grand. Ainsi, une école doit avoir des petits espaces aussi bien que des grands, et les salles de classe ne doivent pas être toutes pareilles. Avoir ce qu’on peut appeler un lieu pour apprendre. Ressenti comme tel.
(Louis I. Kahn, « Silence et lumière », Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2000, p. 44  [trad. Philippe Meier]).

 

On peut dire que l’architecture est la fabrication réfléchie d’espaces. Ce n’est pas le remplissage de surfaces données par le client, c’est la création d’espaces qui évoquent la sensation d’utilisation appropriée. Pour le musicien, la partition c’est voir ce qu’il entend. Le plan d’un bâtiment devrait se lire comme une harmonie d’espaces dans la lumière.
Même un espace conçu pour être sombre devrait avoir juste assez de lumière par quelque ouverture mystérieuse pour nous dire à, quel point, en réalité, il est sombre. Chaque espace doit être défini par sa structure et le caractère de sa lumière naturelle. Je ne parle évidemment pas des petites surfaces qui servent les grands espaces. Un espace architectural doit révéler par lui-même l’évidence de sa création. On ne peut faire un espace en divisant une structure plus grande faite pour un grand espace, parce que le choix d’une structure est synonyme de la lumière et de ce qui donne son image à cet espace. La lumière artificielle est un petit moment statique singulier de la lumière, c’est la lumière de la nuit, et elle ne peut jamais égaler les nuances d’atmosphère  que créent l’heure du jour et la merveille des saisons.
(Louis I. Kahn, « Structure and Form », 1960, in: « La construction poétique de l’espace », Le Moniteur, Paris, 2003, p. 120 [trad. M. Bellaigue et C. Devillers]).

 

L’ordre de l’espace
Dans la structure, vous avez un ordre physique, dans l’espace, cependant l’ordre est plus psychologique, mais si vous dites que l’ordre physique dans l’espace est la différence entre l’espace servi et les espaces servant, c’est un ordre purement physique, parce qu’il n’a pas d’autre caractère que cette différenciation; ce n’est pas la même chose. Donc il y a un ordre physique aussi dans l’espace. Vous pouvez dire que l’ordre psychologique est la réalisation de la nature des espaces dans leur caractère. Ainsi, un lieu pour apprendre ne peut certainement pas être dans un corridor, parce que les gens passent, qu’il y a du bruit. (proposition incompréhensible). Par conséquent vous direz que dans l’ordre de l’espace cet espace doit être loin de la circulation…
Espace servant et espace servi
Je n’ai pas de méthode de travail, j’ai seulement un principe autour duquel je travaille, il n’y a pas de méthode, il n’y a pas de système. Il n’y a rien de systématique à propos d’espace servant et d’espace servi, parce que ce n’est que la réalisation d’une sorte de nature qui est la réalisation de ce que je pense être vrai de l’architecture.
(Louis I. Kahn, « Thoughts, 1973 », in « Writings, Lectures, Interviews », Rizzoli, New York, 1991, p. 314  [trad. Marc Crunelle]).

 

Lorsque j’ai fait la Bath house, j’ai découvert une chose très simple. J’ai découvert que certains espaces ne sont que très peu importants, et que d’autres sont la vraie raison d’être de faire ce que vous êtes en train de faire. Mais les petits espaces contribuaient à la force des plus grands espaces. Ils les servaient. Et quand j’ai compris qu’il y avait des espaces servants et des espaces servis, qu’il y avait cette différence, j’ai compris que je ne devais plus travailler pour Le Corbusier.
(Louis Kahn, in: John Peter, « The oral History of Modern architecture: Interviews with the Greatest Architects of the Twentieth Centuury », H. N. Abrahams, new York, 1994 [trad. Roland Matthu])

On peut dire que l’architecture est la création réfléchie des espaces. Le Panthéon est un exemple merveilleux d’un espace conçu à partir d’un désir de donner un lieu pour tous les cultes. C’est admirablement exprimé comme un espace sans orientation, où seul un culte inspiré peut prendre place. Un rituel fixe n’y aurait pas sa place. L’ouverture circulaire au sommet du dôme est la seule lumière. La lumière est si forte qu’on sent sa découpe nette.

Lorsque je vois un plan en face de moi, j’y vois le caractère des espaces et leurs relations. J’y vois la structure des espaces dans leur lumière. Un musicien voyant une partition doit avoir un sens immédiat de son Art. Il perçoit l’idée fondamentale à partir de la composition, et de son propre sens d’un ordre psychologique. Il sent les inspirations de ses propres désirs.

Je sens la fusion des sens. Entendre un son est voir son espace. L’espace a une tonalité,  et je m’imagine composant un espace élevé, voûté, ou sous un dôme, lui attribuant un caractère sonore alternant avec le ton d’un espace, étroit et haut, avec une gradation argentée, de la lumière à l’obscurité. Les espaces de l’architecture dans leur lumière me donnent envie de composer une sorte de musique, imaginant une vérité depuis le sens d’une fusion des disciplines et de leurs ordres.
Aucun espace, architecturalement, n’est un espace tant qu’il n’a pas de lumière naturelle. La lumière naturelle a des humeurs changeantes avec l’heure du jour et de la saison de l’année. Une pièce en architecture, un espace en architecture, a besoin de cette lumière vitale- cette lumière dont nous sommes faits. Ainsi la lumière argentée et la lumière dorée et la lumière verte et la lumière jaune ont des qualités variables d’échelle et d’ordonnance. Cette qualité doit inspirer la musique. (Louis I. Kahn, « Space and Inspirations », in Architecture d’Aujourd’hui n° 142, fév.-mars 1969, p. 15 [trad. Marc Crunelle et Thierry Gonze]).

Nicolas Schöffer

Nicolas Schöffer: Mes recherches en sculptures et en peinture m’ont permit de constater qu’il y a toujours, au début, un décalage considérable entre le travail de l’imagination et les réflexes neuro-musculaires. Par tous les moyens, j’ai essayé d’accélérer ce processus. En transposant le résultat du travail d’imagination, la création imaginaire dans l’espace, je suis tombé sur le seul matériau autorisant cet allègement et ces transpositions a posteriori: l’espace. Ainsi est née la première phase de mon évolution, le spatiodynamisme.
[…]

Philipppe Sers: Vous avez écrit que l’espace se révèle d’abord par le vide, par l’opposition des pleins et des vides, et qu’il s’agit se supprimer totalement le modelage des matériaux solides et de les utiliser, exclusivement, par la captation de fractions de l’espace définies pour rythmer les programmes. Votre travail de sculpteur est plus une occupation de l’espace qu’un travail sur le matériau solide de base, à tel point que la première étape de votre recherche, en 1948, a été définie par le terme spatiodynamisme. Pouvez-vous l’expliquer ?

N. S. : Voici d’abord la définition: le spatiodynamisme est l’intégration dynamique de l’espace, comme matériau de base, dans l’oeuvre plastique, par une structuration adéquate, ou bien, selon le vocabulaire de Lupasco, l’actualisation rythmée du dynamisme potentiel de l’espace. En effet, le plus petit fragment d’espace contient des phénomènes énergétiques puissants. Grâce à des structures esthétiques judicieusement rythmées, nous pouvons actualiser des séries de fragments de l’espace disponible et libérer leur contenu énergétique. Les rapports dynamiques des fragments, ainsi définis et libérés, créent une topologie multidimensionnelle, qui contient en puissance tous les tracés possibles, de l’orthogonale et de la diagonale à la courbe.

P. S. : Dans l’espace, il y a donc une dynamique à exploiter et l’occupation de l’espace …
N. S. : … l’occupation de l’espace est l’opposé du spatiodynamisme. Loin de prendre possession de l’espace, je le valorise, ce qui est totalement différent.

P. S. : Vous tenez compte de ses valeurs internes, ou vous en définissez d’autres ?
N. S. : Dans le domaine de la sculpture ou de l’architecture, lorsqu’une oeuvre est réalisée, elle occupe un fragment de l’espace, et l’espace où se situe ce fragment lui-même, se trouve exclu, tandis que, dans mes recherches, je le définis, je le valorise et je crée une sorte de dynamique interactionnelle, à l’intérieur de cet espace.

P. S. : Dynamique qui n’est pas seulement définie par le mouvement.
N. S. : Le spatiodynamisme en tant que tel n’a rien à voir avec les problèmes de mouvement.

P. S. : La dynamique est donc définie par des forces qui existent dans l’espace.
N. S. : L’espace est le matériau, ce n’est pas du vide. Aujourd’hui, il est devenu matière à modeler.
[…]

P. S. : L’espace est donc une valeur en soi, et l’artiste se doit de l’organiser. Est-ce que la question de la forme n’intervient pas également ?
N. S. : Absolument pas. Les solutions formelles, qui étaient à la base de toute recherche avant que cette espèce de dynamique humaine ne s’impose, ont été créées d’après le concept d’occupation de l’espace. Aujourd’hui, l’espace devient libre, les formes pleines disparaissent, remplacées par des structures qui ont le rôle fonctionnel de « nervurer », le moins visiblement possible, l’espace, en lui apportant une plus-value. Cette valorisation esthétique, ou fonctionnelle – ou les deux à la fois – conduit aux solutions spatiodynamiques. Là, il n’y a plus de formes, mais des rapports proportionnels dans les structures. (in: Philippe Sers, « entretiens avec Nicolas Schöffer », Pierre Belfond, Paris, 1971, pp. 33-36).

Robert Venturi

Vladimir Belogolovsky: Est-ce que votre architecture est plus de l’ordre de la communication que d’espace ?
Robert Venturi: oui, c’est exactement cela.
V.B.: Maintenant, comment l’architecture diffère d’autres disciplines tels la peinture ou la musique ?
V.B.: Je pense que tous les arts visuels essentiellement disent des choses, utilisant la narration, le symbolisme et donc c’est un procédé – des mots, des sentences, des concepts écrits et des images venant ensemble. (Robert Venturi interviewé par Vladimir Belogolovsky, « Conversations with Architects in the age of Celebrity », DOM, Berlin, 2015, p. 516)

La deuxième génération d’architectes modernes, préoccupés qu’ils étaient de considérer l’espace comme la qualité architecturale, leur fit lire les bâtiments comme des formes, les piazzas comme de l’espace et les graphismes et la sculpture comme de la couleur, de la texture et des proportions. Cet ensemble produisit une expression abstraite dans l’architecture au moment où l’expressionnisme abstrait dominait dans la peinture. Les formes et les accessoires iconographiques de l’architecture médiévale et de la Renaissance furent réduits à une texture polychrome au service de l’espace; les complexités et les contradictions symboliques de l’architecture maniériste ne furent appréciées que pour leur complexité et leur contradiction formelle; on aima I’architecture néo‑classique, non parce qu’elle faisait une utilisation romantique des associations, mais pour sa simplicité formelle. (Robert Venturi, Denise Scott-Brown, Steven Izenour, « L’enseignement de Las Vegas ou le symbolisme oublié de la forme architecturale », Pierre Mardaga, Architecture+Recherches, Bruxelles-Liège, 1987, p. 113.)

 

Melatonin Room

En temps qu’architectes, ce sont beaucoup plus les questions liées à la manière dont l’espace contemporain est modifié par les nouvelles technologies, au niveau spatial et physique et non pas au niveau des formes, qui nous intéressent. (Décosterd & Rahm,  » Architecture physiologique », Birkhäuser, Basel, Boston, Berlin, 2002, p. 231)

Quelles sont les influences biologiques ou les conséquences sanitaires de ces réseaux électromagnétiques ? (p. 231)

A un moment on a posé la question de la nature humaine. Comment l’homme va entrer en relation physiquement avec l’espace par l’alimentation, par la respiration, par la peau, etc… C’est-à-dire comment à travers l’architecture, on peut influencer l’organisme, le système hormonal par exemple. (p. 234)

Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal

Nous attachons beaucoup d’importance à la notion d’“habiter” qui n’est pas seulement propre à l’habitat. La question est de produire autour de chacun un espace le plus généreux, le plus accessible, le plus confortable. Un espace où se noue la relation avec la lumière, le climat, les ambiances. C’est pourquoi nous pensons que l’architecture doit s’inventer de l’intérieur vers l’extérieur : de l’espace individuel jusqu’à la fabrique de la ville, sans discontinuité. L’élément commun c’est la personne. La petite échelle a autant d’importance que la grande. Le projet est un aller-retour permanent entre ces échelles. Notre manière de travailler repose sur la discussion et l’échange : d’abord qualifier chaque espace, puis définir les relations entre eux. La représentation vient ensuite, pour ne pas figer le projet. Aujourd’hui la feuille vierge n’existe plus : l’environnement est construit. C’est le point de départ. Ensuite, on enrichit, on simplifie, etc. L’objectif est de créer des espaces généreux. Ce qui pose la question de l’usage : le confort, c’est ne pas être tout le temps contraint, pouvoir se déplacer facilement, regarder au loin, etc. D’où l’effort pour donner davantage, pour dilater l’espace, quand les budgets le réduisent. L’enjeu actuel pour l’ingénierie est de réfléchir, à budget donné, à la manière de faire le maximum. Le challenge est désormais économique : comment produire plus avec moins ? Mais rien ne pousse dans ce sens, il y a toujours une tendance à suréquiper, favorisée par les normes et l’application mécanique des standards. Dans les projets, nous sommes souvent en divergence avec les bureaux d’études sur ces questions. Nous réfléchissons avant tout au climat, au soleil, aux ambiances intérieures en relation avec l’extérieur. L’architecture est épicurienne : elle attrape ce qui passe à sa portée pour en tirer parti. (Anne Lacaton & Jean-Philippe Vassal, in: Moniteur N° 5478 – Publié le 21/11/2008, http://www.lemoniteur.fr/article/entretien-avec-le-duo-d-architectes-lacaton-628027)

SANAA

L’architecture est une profession qui utilise l’espace comme medium.
(Kazuyo Sejima, in: Hans Ulrich Obrist, « Lives of the Artists, Lives of the Architects », Penguin Books, UK, 2016, p. 607.[trad. Marc Crunelle])

Une oeuvre de Serra

De l’œuvre de Richard Serra se dégage toute une sensation palpable de changement autour de soi. Alors que l’on déambule à côté de ces masses, il se passe quelque chose de particulier qui a rapport avec la masse, la densité et le vide. On sent qu’il y a déviation de certaines règles physiques – comme la lumière est déviée par la gravitation. (Philippe Starck, « impressions d’Ailleurs » avec Gilles Vanderpooten, Editions de l’Aube, Paris, 2012, pp. 115-116)

Je considère l’espace comme un matériau. L’articulation de l’espace a pris le dessus sur toutes les autres préoccupations. J’essaye d’utiliser la forme sculpturale pour rendre l’espace distinct. (http://www.azquotes.com/author/28282-Richard_Serra)

Richard Serra: Ce qui m’intéresse, c’est de révéler la structure, le contenu et le caractère d’un espace et d’un lieu en définissant une structure physique au travers d’éléments que j’emploie. J’ai utilisé l’acier pour faire des espaces ouverts ou fermés, en intérieur ou en extérieur.

Liza Bear: En voyant Delineator, la structure exposée à la Ace Gallery, pourquoi ce nom ?
R.S. Pourquoi j’ai choisi ce nom … Eh bien, il s’agit essentiellement de deux plaques, l’une au sol, l’autre au plafond, perpendiculaire à celle du sol. La hauteur du plafond est de 4,12 m et les plaques font 3,05 m par 7,93 m. Celle  qui est accrochée au plafond pèse environ un peu plus de deux tonnes. La structure définit un lieu précis dans la salle.

L.B. Comment ?
R.S. La juxtaposition de ces plaques d’acier qui forment une croix ouverte engendre un volume d’espace qui a un côté intérieur et extérieur, qui distingue un espace interne d’un espace extérieur et présente des ouvertures, des directions, haut, bas, droite, gauche – coordonnées du corps quand on franchit l’espace de la sculpture. Bon ! On pourrait dire que cela paraît ésotérique. Eh bien, quand on commence à s’habituer à l’articulation de l’espace, on s’aperçoit, entre autres, que les systèmes d’espace sont différents des systèmes linguistiques en cela qu’ils sont non-descriptifs. Je suis arrivé à la conclusion que la philosophie et la science sont des disciplines descriptives alors que l’art et la religion ne le sont pas.

L.B. Oui, ce sont des données de l’expérience, n’est-ce-pas ?
R.S. Oui. Avec Delineator, le seul moyen de comprendre l’oeuvre c’est de faire physiquement l’expérience du lieu. On ne peut pas avoir l’expérience de l’espace en dehors du lieu et de l’espace où l’on est. Tout repérage linguistique, reconstruction par analogie, verbalisation, interprétation ou explication, même de ce genre, est, en un certain sens, une altération, car ce n’est même pas un parallèle véritable …

[…] R.S. La sculpture de la Ace Gallery ne présente pas de limite. Elle n’a pas de forme. Vous pouvez dire que c’est la forme de la salle. Non, la sculpture n’est pas la forme de la salle. Il y a une plaque au sol, une autre au plafond. Et un espace est généré par leurs deux en position. Quand on est dehors des plaques, celle du dessus semble pousser vers le haut contre le plafond. Cette condition s’inverse quand on marche en dessous. Il n’y a pas de chemin direct pour y entrer. Quand on marche vers son centre, le sculpture fonctionne autant de manière centrifuge que centripète. On est forcé de reconnaître l’espace au-dessus, en dessous, à droite, à gauche, au nord, à l’est, au sud, à ‘ouest, en haut, en bas. Toutes vos coordonnées psychophysiques, votre sens de l’orientation, sont immédiatement mis en question. On n’a pas la même expérience en essayant de traverser la rue à Los Angeles. Ici, vous pénétrez dedans et vous êtes immédiatement centré. Ici la réalité est plus insaisissable.

[…] R.S. Dans Delineator, vous entrez dans un espace qui n’est pas uniquement déterminé par votre perception. Ce qui est sollicité en premier par cette oeuvre, ce sont vos coordonnées psychologiques propres. Votre réponse cognitive, pensant au loin et au près, n’est pas la finalité. Delineator est la concrétisation de sensations dans un centre très déterminé, où s’exerce un champ de force. (Richard Serra interviewé par Liza Bear, in: « Richard Serra Writings Interviews », The University of Chicago Press, Chicago, 1994, pp. 36-38, 48-49.) [trad. Gilles Courtois & Marc Crunelle]

Henri Ciriani

L’héritage de Le Corbusier a-t-il encore un sens ?
[…] Quelle est la nature de l’émotion que procure la villa Savoye? Elle est très légèrement posée sur son terrain. Même si on sait qu’il faut être extrêmement riche pour y habiter, c’est une maison qui ne raconte pas une histoire de richesse, il n’y a pas le moindre morceau de marbre. Tout est fabriqué avec des choses simples. La richesse est spatiale. Elle est dans la manière d’occuper l’espace, dans la variété des parcours possibles dans un plan extrêmement simple. […] Le sentiment architectural que nous cherchons à atteindre consiste à donner suffisamment d’ampleur à l’espace, à permettre à cet espace de bénéficier de « la lumière du Bon Dieu », parce que la lumière naturelle est d’une beauté indicible. (pp. 205-206)

Quels sont les bâtiments qui vous inspirent ?
[…] Je suis allé aux Etats Unis où j’ai visité la bâtiment le plus emblématique de la théorie sur les espaces servis et servants, les laboratoires Richards à Philadelphie. J’ai trouvé qu’il y avait un problème parce qu’aucun espace n’existe entre un espace servi et son espace servant. On ne peut apprécier où s’arrête l’espace servant et où commence l’espace servi. Par conséquent, on se trouve constamment précipité dans le servi sans s’apercevoir qu’il y a le servant. Cette attitude critique vis-à-vis du concept m’a convaincu que c’était plus intéressant de faire comprendre cette pensée en l’adaptant, que de l’appliquer de manière systématique. J’ai donc proposé une adaptation de ce concept spatial qui consiste à introduire un espace entre servi et servant pour qu’on puisse les apprécier tous les deux: ce que j’appelle l’espace captif.
Pour continuer sur l’inspiration, il y a aussi la multidirectionnalité de l’espace. La multidirectionnalité, c’est la possibilité de voir un espace selon des points de vue différents. Un architecte grec de l’Antiquité aurait fait des merveilles s’il avait eu les moyens de passer sous un temple. Pouvoir passer sous un immeuble a été une transformation fondamentale dans la vie de l’homme. Il n’y a qu’à voir l’incroyable fascination qu’exerce sur nous un pont, par le fait qu’on peut passer dessous, même si ce n’est pas pour cela qu’on les a faits. Passer sous les pilotis offre une conscience de la multidirectionnalité. Corbu a été le premier à alerter le monde de l’importance de cette sensation, même s’il le disait en d’autres termes. (pp. 221, 224)

[…] Il y a deux familles de préoccupations architecturales. L’une concerne plutôt la compréhension des logiques, constructives ou autres. On cherche à produire de la spatialité en s’intéressant aux parois de l’espace. L’espace ne produit pas alors de grandes modifications en lui-même sur l’être humain. L’intérêt architectural est focalisé sur la manière dont l’espace est cerné. La seconde a plutôt pour objet de proposer une compréhension de soi-même au travers de sa pratique de l’espace. Elle cherche à constituer de la verticalité pour offrir un apprentissage de la pesanteur, avec des espaces qui peuvent de regarder, en surplomb ou d’en dessous. Pour le corps, l’espace est une conquête. On se déplace dans l’espace pour qualifier le temps de vie. L’espace n’est plus une perspective figée, intemporelle. L’espace est un comptabilité de notre temps de vie. Plus vous pouvez bénéficier de toutes les possibilités de cet espace lui-même, plus vous êtes vivant, c’est indiscutable. (p. 227)

[…] Dans les grands architectes, il y a Corbu qui construit l’espace du cubisme. Il le construit avec la promenade architecturale, il introduit le temps dans l’espace. (p.228)

L’espace moderne vous semble-t-il encore d’actualité?
Oui. Car on n’a pas réussi à construire cet espace complètement. On a abandonné avant. Les gens habitent encore d’une manière très primitive. Certains n’ont jamais vécu dans un espace libre comportant une double hauteur, qui permet une vision très particulière de son propre espace. Je pense qu’un enfant né dans un appartement moderne ne se laissera pas enfermer plus tard. Je le pense très profondément. Il faut prévoir des espaces pour que l’enfant apprenne à les moduler et que l’exigence d’ouverture soit profondément ancré en lui. Mais il n’y a pas un monde à quatre mètres sous plafond pour les riches et à deux mètres cinquante pour les pauvres. (p. 229)

A vous entendre parler des murs, on a l’impression qu’ils peuvent être facteur de liberté…
Non, pas de liberté. Le mur apparaît pour porter l’édifice. Et il véhicule des sens tels qu’enfermer, séparer, exclure, protéger. Le mur n’a pas été inventé pour rendre libre. Les murs que nous réalisons aujourd’hui ont la capacité de nous emporter au dehors. A partir de ce moment-là, le mur n’enferme plus. Tout en vous retenant dans l’espace, il vous montre la voie du dehors, il installe l’infini dans un espace en opérant une mise en perspective par la manière dont il va vous donner à voir cet extérieur. Nous sommes dans ce que j’appelle le sentiment premier de l’architecture moderniste, c’est-à-dire une lutte contre l’enfermement.
On peut quelque fois être concrètement enfermé, mais psychologiquement ne pas avoir cette impression. On obtient par exemple ce sentiment lorsque le plafond de l’espace où ‘on se trouve est plus haut que nécessaire. A ce moment-là, le mur que vous avez devant vous n’apparaît plus comme une fermeture, parce que vous avez l’impression qu’il n’y a pas de plafond et cela libère votre esprit. Le mur n’set que l’enfermement de vos jambes, pas de votre cerveau. (p. 238)
(Françoise Arnold et Daniel Cling, « Transmettre en architecture – De l’héritage de Le Corbusier à l’enseignement de Henri Ciriani », Le Moniteur, Paris, 2002, pp. 205-206, 221, 224, 227, 228, 229, 238)

 

Parlons de la notion d’espace, qui est centrale dans votre discours.Beaucoup d’architectes ne savent pas ce que cela veut dire. Rem Koolhaas nous le disait encore récemment. Vous, au contraire, vous la sacralisez, vous en faites l’alpha et l’oméga de l’architecture. Le Corbusier, les néo-plasticiens parlaient-ils d’espace dans ce sens (quasi religieux) ou bien n’est-ce pas une attitude relativementnouvelle et tardive?
Sans doute, puisque Le Corbusier disait l’espace « indicible ». Je ne suis pas historien, mais nous avons à nous souvenir de la pensée soixante-huitarde dans ce qu’elle a eu de meilleur: chez le philosophe Henri Lefebvre, qui disait que l’espace (l’espace social et urbain) était malheureusement devenu aujourd’hui homogène et brisé. Cet espace, il nous a semblé alors qu’il fallait le « qualifier », l’approprier, le réarticuler. Cela a donné naissance à ce qu’à l’époque nous avons appelé l’architecture « urbaine ». Nous étions nombreux à y travailler, avec des démarches diverses et même tout-à-fait contradictoires, modernes ou historicistes.

Bon, mais l’espace proprement architectural ?
La difficulté, c’est que les grands maîtres du mouvement moderne ne nous avaient pas expliqué comment faire l’espace intérieur.

Espace « indicible »?
Indicible chez l’un, organique chez l’autre … Pourtant, nos contemporains avaient été visiter les réalisations du Corbu, d’Aalto, de Wright.
Notre capacité collective à l’amnésie est extraordinaire. Une partie de mon travail consistait donc à travailler cette pauvreté de l’espace extérieur qu’avait déplorée Henri Lefebvre. D’où mes recherches  sur ce battement des façades, considérées comme les parois de l’espace public, sur la façade épaisse et sur cette idée de « tenir » l’espace (souvent mal prise car chargée de maladroites consonances militaires).

Mais l’espace intérieur ? Car c’est bien là que se déploie ce que vous appelez la spatialité.
Pour l’espace intérieur, il y a deux notions parallèles, aussi importantes l’une que l’autre. L’idée qu’il faille dilater l’espace intérieur, l’agrandir, faire que dix m² en paraissent douze. Dilater l’espace, comme toute pensée devrait être une dilatation mentale. Ensuite évacuer ce qui peut paraître blesser, les violences, les arêtes, tendre vers le sphérique. Cela correspond à une certaine idée du bonheur.

Quels moyens pour y accéder ?
Pour cela, nous disposons de deux outils principaux: l’art pictural moderne, un art qui a été boulversé par la pensée cubiste lorsqu’elle a tenté la simultanéité du regard sur divers côtés de l’objet. Et puis le néo-plasticisme, le travail de Van Doesburg et Mondrian qui ont montré qu’on pouvait s’approprier des poches de stabilité (confortables) au sein d’une rigueur d’abstraction. (in: « Entretien » avec François Chaslin et Marie-Jeanne Dumont, in: Architecture d’Aujourd’hui n° 282, 1992, p. 77.)

 

Qu’entendez-vous par l’espace vital d’un bâtiment ?
C’est l’espace qui est tenu par l’architecture. Ses parois forment la limite extérieure du domaine privé, elles sont constituées par les façades des immeubles, mais ne sont pas perçues comme telles. Elles font partie intégrante de l’espace lui-même; elles lui donnent son identité de telle sorte qu’on ne peut plus construire trois pavillons à l’intérieur de cet espace sans l’abîmer.

Revenons à votre désir de « tenir » l’espace. On a voulu voir dans cette obsession de tenir l’espace, un relent de militarisme ou de despotisme urbain. Vos bâtiments, excusez le mot, auraient tenu l’espace « en respect ».
« Tenir » est la simplification d’un concept qui peut s’expliquer mieux peut-être comme la granulométrie de l’espace, du vide qui entoure un objet architectural. L’air est raréfié ou densifié par la présence d’une architecture.
A l’école j’ai tendance à dire: ça, c’est scientifique, c’est-à-dire que je peux amener quelqu’un par la main et lui dire: tu vois bien qu’ici l’air n’est pas aussi chargé que vingt mètres plus loin. Tenir un espace, c’est donc augmenter l’intensité de la pression de l’architecture sur son vide ou sur son espace de recul. (« Entretiens », in: « Henri Ciriani », Electa Moniteur, Paris Milan, 1984, p. 53.)

 

Au début de ma quête [dans la compréhension du mouvement moderne], ma plus grande préoccupation était de savoir si l’espace était l’espace, ou la représentation résultant des parois qui le constituent. J’étais angoissé de ne pas savoir si l’espace était le vide, le creux, ou s’il était ce qui se voit, le support, l’opacité. En fait, cette angoisse renvoyait au pré-moderne, qui postule que l’espace est obligatoirement encadré par des parois.
L’architecture pré-moderne suppose une enceinte porteuse, opaque, immobile et stable.

[…] Dans la spatialité moderne, l’enceinte n’est plus une nécessité. Dès lors, la difficulté est de placer la première opacité. La différence essentielle de cette nouvelle condition tient à la lumière, qui a pour rôle de fixer cette opacité. Dans l’architecture moderne, n’est fixe que ce qu’on veut bien éclairer. La lumière donne à voir; elle immobilise un élément, le pétrit et le pétrifie. (Henri Ciriani, in: Architecture d’Aujourd’hui n°274, avril 1991, p. 77.)

Yoshinobu Ashihara

L’espace architectural peut être créé de deux façons : par addition ou par soustraction. Il en va de même pour la sculpture, qui peut être tantôt un processus d’addition de matériaux ou au contraire une réduction, à partir d’une masse de pierre ou de bois.
Il existe donc une architecture qui ordonne l’espace à partir de l’intérieur, dans un mouvement centrifuge, c’est-à-dire par addition. Il en existe une autre qui met l’accent sur la définition du contour précis et qui construit l’espace architectural par division, de la ligne du contour vers l’intérieur, d’un mouvement centripète, c’est-à-dire par soustraction. La différence de conception entre les deux architectures repose sur le choix entre le tout et les parties ; ou l’on part du tout, ou l’on part d’une des parties. L’oeuvre de l’architecte finlandais Alvar Aalto est un exemple de la première conception, l’unité d’habitation de Le Corbusier à Marseille, un exemple de la seconde.
La grande différence entre ces architectes porte sur la forme et le contenu, ainsi que sur les priorités choisies pour constituer l’espace architectural. L’Unité d’habitation est l’exemple type d’une structure qui privilégie les proportions extérieures et la symétrie, et qui « bourre » le contenu dans l’espace ainsi créé.
[…]
L’architecture, à la différence de la sculpture, est censée accueillir un espace intérieur destiné à l’habitation. Décider de la forme extérieure en premier lieu me semble donc inadapté, et il est préférable de commencer par analyser ce qui est lié à la fonction du logement. La forme extérieure devrait refléter étroitement la nature du contenu.
[…]
La raison pour laquelle j’insiste sur l’oeuvre d’Alvar Aalto est qu’il s’agit d’une architecture constituée par addition et non par soustraction. Parmi ses oeuvres plus tardives, on trouve une église asymétrique et un auditorium dont la forme est irrégulière. On n’y discerne ni module, ni tracé régulateur, ni organisation géométrique comme chez Le Corbusier. Seule reste l’impression que les éléments de contenu nécessaire sont ajoutés l’un après l’autre.(Yoshinobu Ashihara, « L’ordre caché », Hazan, Paris, 1994, pp. 52-58 [trad. Masako Shimizu])

Christian de Portzamparc

L’analyse spatiale: naissance d’une théorie.

Au début des années 1970, je rencontrai l’équipe de recherche de Jacqueline Palmade, spécialisée en psychologie sociale, qui réunissait des sociologues, des psychiatres et des épistémologues. Ils étaient venus m’interroger à l’occasion d’une étude pour le ministère de l’Equipement sur le vécu des habitants dans les cités nouvelles, pour laquelle ils s’entretenaient avec des praticiens, des habitants et des architectes.

Intéressés par mon travail et mes réflexions sur mon métier, ils me proposèrent de les rejoindre, ce que j’acceptai immédiatement. Nous menions de longs entretiens avec les habitants qui exprimaient un sentiment de malaise par rapport à l’espace, se plaignaient de la lumière, de claustrophobie ou d’agoraphobie. L’équipe  analysaient ces plaintes de façon contextuelle et, selon les analystes, étaient appliquées des grilles sémiologiques, sociologiques, psychanalytiques et marxistes.

A cette époque, Paris était la capitale d’une effervescence autour de figures comme Lévy-Strauss, Lacan, puis Derrida, Deleuze, Lyotard et la linguistique était une méthode triomphante. D’ailleurs Roland Barthes proposait une sémiologie urbaine pour analyser la ville classique. Mais je voyais dans ces analyses que l’essentiel de la ville, l’espace, nous échappait car l’espace est un mode d’appréhension du monde et même un mode de pensée qui selon moi ne passe pas, ou pas uniquement, par le langage. A la différence d’une colonne, d’une porte, du dessin d’un sol.

L’espace n’est en effet pas facile à désigner rigoureusement dans la langue, parce qu’il est ce vide dans lequel nous sommes. Dans les conférences que je donnais après mes premiers projets, je parlais souvent du vide, pour désigner cet espace qui nous importe.

Mais les gens qui venaient m’écouter ne me comprenaient pas. Alors, j’ai commencé à parler de Lao Tseu, en citant le fameux poème où il écrit sur le vide: « Ma maison ce n’est pas de toit, ce n’est pas les murs, ce n’est pas le sol, mais c’est ce qui existe entre ces éléments parce que c’est là que je suis. » Là, tout à coup, je constatais que le mot « vide » devenait compréhensible pour l’auditoire en étant attaché à une perception familière. En français, le mot « vide » est angoissant et pourtant c’est un matériau essentiel qui travaille et transforme l’architecte. Dans la tradition, l’espace est ce que le géomètre délimite et que l’architecte enclot de murs et de colonnades, mais dans la théorie de l’architecture moderne, implicite ou non, l’espace est toujours vu comme une sorte de continuité infinie qui traverse les lieux intérieurs et extérieurs, dans une transparence idéale sans barrières, ni fermetures, ni angles. On peut dire que cette vision est déjà présente chez Wright, avant d’être développée chez Rietveld et chez Mies van der Rohe.
(Christian de Portzamparc, in: Jimi Cheynut & Pierre Lefèvre, « Parcours d’architectes », Le Cavalier Bleu, Paris, 2012, pp. 146-147)

Qu’est-ce que cette « émotion architecturale » ?
C.d.P. Il y a quelque chose entre le corps, l’espace, les sensations, le temps. Souvent, j’appelle cela « l’effet de présence » face à l’effet de signification. C’est une évidence forte. […]

Un étonnement radical, primordial, …
C.d.P. Evidemment, cet étonnement est ravivé dans les lieux forts. A Teotihuacan au Mexique, je me souviens de cette impression en découvrant le site. Dans le paysage, entourées de montagnes assez régulières, les pyramides apparaissent d’emblée comme un formidable défi des hommes pour égaler la nature, pour la dépasser. Il y a une analogie immédiate entre la forme des pyramides et celle des montagnes. Sauf que les pyramides sont plus belles. Elles sont parfaites. (p. 82-83)

Avec l’architecture, plus que jamais on voyage avec les images, qui évoquent, trahissent, mais sont censées représenter des lieux réels, des bâtiments nouveaux ou inconnus, dans un effet de réalité décalé, faussé. C’est inévitable. Notre monde s’est agrandi, on ne peut aller voir ce qui a été fait partout. Les choses, les lieux sont connus par images, ce sont elles qui circulent. En plus, avec l’informatique, nous produisons des images virtuelles illusionnistes, montrant des bâtiments qui n’existent pas ou pas encore. En fait, c’est seulement sur place que l’on peut éprouver la vérité de l’espace. (pp. 153-154)

Le Corbusier, Mies van der Rohe, Alvar Aalto, Oscar Niemeyer ont été des inventeurs de formes architecturales et, en plus, ils ont établi une sorte de grammaire de la méthode. Ils lèguent un héritage, un esprit, une plastique, un académisme aussi et des objets glorieux, héroïques toujours,  isolés par principales. Ils lèguent une poétique de l’objet héroïque. Mais pas de modèle urbain qui persiste comme modèle universel. (p. 171)

Pour qu’il y ait pensée sur l’espace, perception de la notion du vide entre les choses, et conscience de cette notion, il a fallu que ce mot soit dit, que le mot existe et, autour de lui, une nappe de corrélats, une sorte de site du langage. Sans le mot, cet isolement du phénomène « espace » n’aurait pas existé comme tel dans la perception, tant la matière, les objets qui nous environnent semblent seuls exister et polariser les sensations et la pratique. De la même façon, la phrase de Lao-Tseu « Ma maison ce n’est pas le mur, ce n’est pas le sol, ce n’est pas le toit, c’est le vide entre ces éléments, parce que c’est là que j’habite » rend sensible à la conscience cette notion du vide chez les auditeurs qui ne le perçoivent pas d’emblée. Cette phrase est plus longue que le mot « espace », elle n’est pas abstraite, elle est comme un idéogramme. Mais c’est du langage.
(Christian de Portzamparc, Philippe Solers, « Voir Ecrire », Gallimard, coll. Folio, Paris, 2003, p. 203.)

Sanaa

A propos du musée d’art contemporain du XXIe siècle à Kanazawa:

Ryue Nishizawa: Les espaces d’exposition sont spécialement difficiles. Ce que je veux dire par cela c’est que l’architecture ne devrait pas être trop visible. Et en même temps, ce n’est aussi pas suffisant si elle n’est qu’une toile de fond. Il est nécessaire de considérer correctement la relation entre l’affichage et la présentation des objets exposés. Ce n’est pas une tâche simple. Mais une des expériences que nous avons retenu de Kanazawa, d’une des galeries que nous avons dessinée pour être employée par les artistes, est que l’espace lui-même assume différentes dimensions en fonction de l’art qu’il contient. Par exemple, si l’un installe un objet de très petite dimension dans une pièce très large, cet objet sera ressenti plus fortement. Ou parfois, l’espace peut sembler rempli. Bien sûr, rien ne change au niveau de l’architecture, les dimensions restent les mêmes, mais un nouvel espace nait à chaque fois. La possibilité d’avoir une collaboration maximale avec un artiste est une expérience unique. (p. 590)

et du Rolex Learning Center, Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne:

Les gens de l’université nous ont demandé de réfléchir quel genre d’espace serait bien pour les étudiants et la faculté. Nous avons trouvé l’idée d’un espace qui ne définirait pas en « ceci est un corridor, ceci une salle de classe, ici on étudie et là on circule. » Nous avons décidé de rejeter ces définitions. Nous avons été à l’université et avons vu qu’il y avait beaucoup d’étudiants marchant en rue, parlant. Ils étudiaient dans la rue. J’ai aussi vu qu’il y a avait beaucoup d’étudiants en classe, bien qu’il semble qu’ils n’étudiaient pas. Aussi j’ai senti que les étudiants étaient des gens qui étudient, échangent des informations, discutent partout, même étant en mouvement. Une suite de classe alignées le long d’un corridor ne marche pas si bien que cela. Une de nos idées était que les étudiants puissent discuter et avoir des idées n’importe où : lorsqu’ils étudient ou lorsqu’ils marchent ou qu’ils prennent un café. C’est cette idée que nous pensions être bonne pour réaliser notre bâtiment. (pp. 604-605) (Ryue Nishizawa de l’agence Sanaa, in : Hans Ulrich Obrist, « Lives of Artists, Lives of the Architects », Penguin Books, Londres, 2006) [trad. Marc Crunelle]

Aussi le Rolex Learning Center est composée d’un sol continu, ondulant, sans fin, ponctué de salles de classes, de séminaires, d’une bibliothèque. Les étudiants marchent, lisent sur les coussins par-ci par-là, le tout dans une atmosphère calme et sereine.

Liens entre espaces et comportements

L’architecture, chose muette, reflète des intentions qu’on n’imagine pas nécessairement, des aménagements dont on ne soupçonne pas la raison et qui se révèlent être parfois des plus intelligents, souvent très astucieux et qui collent si bien à la vie.
L’architecture est un monde d’intentions fait par l’homme pour les hommes. En d’autres termes, ce n’est pas par hasard que les choses construites le sont ainsi.
J’ai rassemblé ci-après divers exemples d’aménagements spatiaux qui illustrent ce propos.

1. AMÉNAGEMENTS AU SERVICE D’UN COMPORTEMENT

Les jardins de Versailles
On parle à propos du dessin de ses parterres bien tracés, des murs de verdures qui courent tout le long sur des centaines de mètres et de perspectives qui s’étendent au loin, de domestication et géométrisation de la nature; mais le cœur même et le véritable prétexte à ces aménagements particuliers n’est-il pas plutôt un comportement humain, à savoir: la promenade ? La réalisation de tout un réseau de lignes dont la fonction serait de rendre la promenade plus intéressée, avec pour raison première: voir et être vu.

Comment se présentent ces jardins ?
Au centre et devant le château: une partie très dégagée, ample et qui se développe horizontalement. Elle est constituée de pelouses, de parterres de broderies et d’allées droites permettant d’apercevoir et de reconnaître de loin les gens et d’allées perpendiculaires afin de couper leur trajectoire pour mieux les voir, les approcher ou les rencontrer. Pas d’arbres hauts, ni de buissons épais, mais des arbustes sombres assez espacés et taillés en formes géométriques contrastant si bien avec les silhouettes humaines se mouvant entre eux.

Tournant le dos au jardin et regardant le château, on peut voir qui en sort, et surtout le roi, qui descend les escaliers, voir quelle direction il prend, qui l’accompagne, etc…

Le jardin se poursuit en une très longue pelouse, bordée d’allées et flanquée de hauts rideaux d’arbres sur lesquels les vêtements colorés des promeneurs se détachent clairement du vert-sombre de verdure en arrière-plan.
De part et d’autre de cet axe, des allées s’enfonçant dans les bois engendrent d’autres scénarios: rencontres par surprise au détour d’un tournant ou au croisement de deux voies, mais aussi moments d’isolement dans ce dédale de sentiers. Ces bois sont ponctués de clairières, appelés bosquets, permettant des regroupements, des réunions formelles ou informelles, et de s’asseoir un moment, seuls endroits où on peut le faire.

Dans le jardin, pas d’auberges, pas de bancs, seulement la déambulation; en fait, la promenade qui est une des occupations principales de la noblesse et du roi l’après-midi, et qui fait de ce jardin une situation particulièrement intéressante et conçue à dessein.
Parce qu’à l’intérieur du château, les couloirs et les pièces ne permettent que des rencontres d’un petit nombre de personnes à la fois, ou encore, par hasard, au détour d’un escalier, de couloirs peu profonds, sans beaucoup de possibilités d’approches ou de fuites…
par contre, dans le jardin, on peut « visualiser » plus de monde, les rencontrer ou les éviter; les longues perspectives permettent diverses stratégies d’approches, aboutissant à des connections intéressées, de salutaires coïncidences ou d’heureux hasards.

Ce jardin est donc bien un aménagement spatial et une géométrie au service d’un comportement culturel spécifique.

On peut aussi dire en extrapolant que les parcs français sont avant tout dessinés pour le flux, le mouvement, la promenade ayant pour but de voir et être vu. Cette configuration particulière au parc de Versailles, et du parc français, je la voyais encore illustrée en observant le parc Monceau: à part 2 endroits où l’on peut s’allonger, ce n’est exclusivement qu’allées bordées tout leur long de clôtures basses: on ne quitte pas les chemins et les plantations n’y sont que pour les yeux.
Le nouvel aménagement à Nice, appelé « la coulée verte » reprend le même schéma: une allée principale, sinueuse en pierre, flanquée de bancs mais les pelouses de part et d’autre sont pas ou peu accessibles. C’est bien le comportement culturel qui guide le design.
Le contraste avec Hyde Park à Londres est évident : là il présente de grandes pelouses, larges et continues, agrémentées de grands arbres placés ça et là comme par hasard. On sent d’emblée la détente, le repos et la liberté de s’installer, de s’asseoir, de s’allonger où l’on veut. Fluidité générale des lignes, générosité de l’offre, mais aussi un morceau de campagne en pleine ville.

Cette manière française d’aménager et de pratiquer l’espace, j’en vois encore dans  le cours la Reine.
La création du cours la reine n’avait pas d’autre but : se croiser, se rencontrer, rien faire. Cette promenade, fermée aux extrémités par des grilles avait une configuration très simple : deux allées parallèles, toutes droites, reliées à une extrémité par une demi-courbe.
« d’un point de vue pratique, on allait au cours pour rencontrer des gens importants, apprendre les dernières nouvelles et faire savoir que l’on était en ville. C’était aussi un endroit où se montrer pour le simple plaisir de voir et d’être vu. » (Mark Girouard, ″des villes et des hommes″, Flammarion, Paris, 1987, pp. 186.)
Comme dans le palais de Versailles, rencontrer des gens dans Paris étriqué, aux rues étroites, sinueuses, encombrées n’était pas évident. A part les réceptions où l’on était invité ou à l’habituelle taverne, la chance de rencontrer d’autres personnes tenait plus du hasard que d’autre chose, d’où l’intérêt de ce lieu d’une configuration simple et efficace.

Le Rolex Learning Center, Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne.
« Les gens de l’université nous ont demandé de réfléchir quel genre d’espace serait bien pour les étudiants et la faculté. Nous avons trouvé l’idée d’un espace qui ne définirait pas en « ceci est un corridor, ceci une salle de classe, ici on étudie et là on circule. » Nous avons décidé de rejeter ces définitions. Nous avons été à l’université et avons vu qu’il y avait beaucoup d’étudiants marchant en rue, parlant. Ils étudiaient dans la rue. J’ai aussi vu qu’il y avait beaucoup d’étudiants en classe, bien qu’il semble qu’ils n’étudiaient pas. Aussi j’ai senti que les étudiants étaient des gens qui étudient, échangent des informations, discutent partout, même étant en mouvement. Une suite de classe alignées le long d’un corridor ne marche pas si bien que cela. Une de nos idées était que les étudiants peuvent discuter et avoir des idées n’importe où : lorsqu’ils étudient ou lorsqu’ils marchent ou qu’ils prennent un café. C’est cette idée que nous pensions être bonne pour réaliser notre bâtiment. » (Ryue Nishizawa de l’agence Sanaa, in : Hans Ulrich Obrist, « Lives of Artists, Lives of the Architects », Penguin Books, Londres, 2006, pp. 604-605.[trad. Marc Crunelle])

Aussi le Rolex Learning Center est composée d’un sol continu, ondulant, sans fin, une surface ininterrompue et fluide qui permette une déambulation sans cassure, ponctué de salles de classes, de séminaires, d’une bibliothèque. Les étudiants marchent, lisent sur les coussins posés ça et là, le tout dans une atmosphère calme et sereine.  L’espace semble multiple, tant les chemins reliant les activités du centre sont possibles.  « On pourrait, en termes métaphoriques, parler de NO-STOP Building, un espace sans limite » , écrit Jacques Lucan. ( in Casabella n° 790, giulio 2010, p. 98. [trad. M. C.])
« Le projet nous ramène à une vérité souvent ignorée, observe Flavio Albanese,  : l’homme, dans ses mouvements naturels, ne suit pas des lignes droites, des vecteurs rectilignes. Ils sont sinueux et organiques, prenant des accélérations et des ralentissements, des changements de directions. Sanaa a exprimé cette condition primordiale en constituant un ensemble sans coin, sans corridor, sans porte. Tout communique et tout est lié à l’ensemble, physiquement et perceptivement, grâce à la mobilité altimétrique du sol, comme un mouvement pneumatique et rythmique. »  (Flavio Albanese, in Domus n°934, mars 2010, p. 22. [trad. M. C.])

Piscines à pingouins, Zoo de Londres (1934).

Cette réalisation est mentionnée dans toutes les histoires de l’architecture. Les deux rampes imbriquées inscrites dans une ellipse sont devenues comme une emblème de la modernité.
Cette forme fut engendrée par le besoin de montrer les pingouins qui tantôt jaillissent de l’eau et tantôt avancent lentement dans leur marche comique.
Lubetkin et le groupe Tecton, aidé par l’ingénieur Arup ont poussé cette idée jusqu’au bout, en faisant de la piscine aux pingouins une sorte de paysage abstrait dans lequel les animaux peuvent faire montre de leurs talents variés. La démarche claudicante des pingouins à l’air libre est fortement contrastée avec leur agilité sous-marine. C’est donc dans ce but et pour mieux voir les pingouins dodeliner qu’ont été dessinées ces deux rampes en hélice de 14 mètres de long.

2. AMÉNAGEMENTS FORCANT UN COMPORTEMENT

Les escaliers à vis dans châteaux- forts montent dans un sens contraire aux aiguilles d’une montre. Ce système avantage la défense et est des plus gênant pour les attaquants, leur bouclier contre l’axe à gauche les encombrant plus que les protégeant et leur bras droit étant réduit dans ses mouvements.

Parquets glissants.
Blaise Cendrars aimait à raconter comment il avait interviewé Mussolini. Ce dernier recevait les journalistes venant l’interroger, perché sur une haute estrade, au fond d’un immense salon et où le parquet était “le mieux ciré de tout Rome”! Quiconque y entrait, un peu impressionné, ne faisait pas 5 pas avant de chuter. Mise en scène faite pour désarmer les journalistes les plus volontaires.
Cendrars sachant cela, s’était exercé les jours précédents dans plusieurs endroits où les parquets étaient particulièrement glissants et avait compris que ce n’est qu’en marchant d’un pas cadencé et de manière très décidée qu’il resterait en équilibre. C’est ce qu’il fit quelques jours plus tard; arriva d’un pas cadencé tout en marmonnant une chanson militaire, jusqu’au pied de l’estrade, monta sur une chaise et se trouva nez à nez avec son interlocuteur.

Le grand escalier monumental de la Résidence de Wurtzbourg a une hauteur de marche très faible, de l’ordre de 10 cm. C’est intentionnellement qu’elles le sont pour forcer les personnes à monter plus lentement, « de manière solennelle », augmentant par là leur image de grandeur et de prestige.

Le jardin menant au pavillon de thé suit le principe du OKU. Ce concept japonais peut se traduire par « allongement », en aménageant l’espace afin de le rendre le plus distendu possible.
Ainsi visuellement, entre l’endroit où l’on se tient et le profil d’une montagne au loin par ex, on va interposer des plans, des écrans le masquant en partie afin de donner plus de profondeur à l’espace. (fort visible dans les estampes d’Hokusai ou Hiroshige par ex.)
Dans le jardin, à la place de tracer un chemin rectiligne, il va aller en zigzagant afin de le rendre plus long. Son but est de créer une coupure, une distance entre le monde extérieur et celui du pavillon de thé. C’est un espace de déconditionnement. Il semble grand et en fait est petit, on ne voit jamais les limites qui sont cachées par la végétation. Dans le but d’avancer lentement, il est semé de pas japonais. En se rendant au pavillon de thé, on porte un kimono et celui-ci doit être sans souillures. On doit faire attention où mettre les pieds pour ne pas se salir, on marche précautionneusement, le regard vers le sol permettant par là de regarder également les fleurs et les mousses. Sur le chemin, se trouve aussi de larges dalles: là on s’arrête un moment pour se détendre et admirer une lanterne placée tout à côté, regarder un filet d’eau qui coule ou un arbre aux branches remarquables. Ainsi de suite …
C’est donc un aménagement conçu en fonction d’un certain comportement désiré.

3. AMÉNAGEMENTS CONFIRMANT UN COMPORTEMENT, UNE PRATIQUE

Les exemples ci-dessous montrent divers aménagements correspondant bien à une pratique particulière.

Nouvelle philharmonique, Berlin, 1956
Son architecte, architecte Hans Scharoun explique ce qui a guidé sa conception.
La plus immédiate considération fut celle-ci: il y a beaucoup à parier que, lorsque les gens écoutent spontanément de la musique , ils se mettent en cercle .
Je me suis donné pour objectif de traduire, dans une salle de concert, ce processus naturel, cet aspect psychologique que tout le monde peut comprendre. La musique doit également fournir des intérêts spatiaux et visuels.  Ceci fut le point de départ de la forme de la Philharmonie. Mais le dessin ne fut spatialement et techniquement également rendus possible que grâce aux connaissances des sciences de l’acoustique. (in : J. Christoph Bürkh, “Hans Scharoun”, Studio Paperback, Zürich, 1993, pp. 121-122. Trad. M.C.)

Chambre des communes, Londres
Après la destruction de la Chambre des communes en 1941 par des bombes incendiaires lors du Blitz, les communes débâtèrent la question de la reconstruction de sa chambre. Avec l’accord de Winston Churchill, ils retinrent le schéma d’un rectangle d’opposition plutôt que de changer pour un plan semi-circulaire ou en fer à cheval ayant la faveur de certaines assemblées législatives. Churchill souligna par cette sentence: « We shape our buildings, and afterwards, our buildings shape us ». (Nous façonnons nos constructions, et par la suite, elles nous façonnent), que cette disposition pour l’ancien Parlement était à l’origine du système bi-party qui est l’essence même de la démocratie parlementaire britannique. (Winston Churchill, extrait d’un discours donné à la Chambre des communes le 28 octobre 1943.)
https://www.parliament.uk/about/living-heritage/building/palace/architecture/palacestructure/churchill/  [trad. Marc Crunelle])

Fontaines sur les places publiques, Europe, Moyen Age et Renaissance
La plupart des dispositions que les Anciens ont adoptées dans le choix et l’emplacement des fontaines et des statues semble dans bien des cas défier toute définition et on rencontre des implantations franchement inintelligibles, remarque Camillo Sitte.
Comment expliquer ces implantations ? Très simplement :  qu’on imagine une place dégagée d’un bourg de province, couverte d’une neige épaisse, et, ça et là, les différents chemins que s’y sont frayés passants et véhicules. Ce sont là  les voies de communication naturelles créées par le trafic, et entre lesquelles subsistent des parties irrégulièrement distribuées, et non perturbées par le trafic. C’est précisément là, en des endroits semblables, que dans les agglomérations anciennes s’élèvent les fontaines et les monuments.

On le comprendra mieux encore en examinant des vues de villes du Moyen Age ou même de la Renaissance. On remarquera que, le plus souvent, les places n’y étaient pas pavées, ni même aplanies, et qu’elles étaient sillonnées, comme encore aujourd’hui celles de nos villages, d’ornières et de rigoles. Qu’on décide par exemple d’installer une fontaine [pour y prendre de l’eau ou abreuver son cheval] ce ne sera bien entendu pas dans le lit du trafic, mais sur l’une quelconque de ces sortes d’”îles” qui sont placées entre les chenaux de communication. La commune croissant ou s’enrichissant, elle fera aplanir et paver la place, mais la fontaine restera à son emplacement originel. Et si elle vient enfin à être remplacée, celle-ci sera en général construite au même endroit. Ainsi, chacun de ces lieux possède sa signification, son histoire, et l’on comprend maintenant pourquoi les fontaines et les monuments ne sont situés ni dans l’axe des voies de communication, ni au milieu des places, ni dans la perspective des portails principaux, mais de préférence à l’écart. On comprend pourquoi, dans chaque ville et sur chaque place, la disposition des monuments est toujours différente, puisque le débouché des rues, le sens du trafic, la situation des anciennes “îles”, en un mot tout se développement historique de la place, varie selon la localité.
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A la règle antique consistant à disposer les monuments sur le pourtour des places, vient donc s’en ajouter une autre, proprement médiévale et plus nordique de caractère: ériger les monuments, en particulier les fontaines, aux points morts de la circulation.“ (in : Camillo Sitte, “L’art de bâtir les villes – l’urbanisme selon ses fondements artistiques”, Seuil, coll. Points – Essais n°324, Paris, 1996, pp. 22-26.)

Autre cas à rapprocher du précédent: Pierre von Meiss fait remarquer qu’il est toujours difficile de tracer avec intelligence un réseau de routes et de chemins dans un paysage de parc parsemé de bâtiments. On dit qu’Alvar Aalto recommandait d’attendre une année ou deux afin d’observer les endroits où l’herbe sera piétinée pour y installer ensuite le pavage des chemins.
(Pierre von Meiss, « De la forme au lieu », Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 1993, p. 169.)

Salles de spectacle d’Alvar Aalto.
Lorsqu’on regarde les plans de tous les théâtres ou édifices culturels qu’il a construits, que cela soit le plus grand (le Finlandia Hall d’Helsinki), ou le plus petit (à Rovaniemi) , ainsi qu’une  majorité des églises, tous les plans sont asymétriques. Caractéristique typique d’Aalto: soit le nombre de sièges est différent de part et d’autre de l’allée centrale, soit cette dernière est désaxée, soit le plan a la forme d’un éventail irrégulier. Dans les théâtres de Jyväskylä et de Seinäjoki par ex. la même “règle” s’observe également. La finalité en est une nouvelle fois l’homme et sa manière d’occuper l’espace le plus « harmonieusement » possible.
La raison de ces configurations est la suivante: rien n’est plus déplaisant de se trouver dans une salle à moitié vide, parce que cela produit un isolement des gens au lieu de se sentir en communion avec les autres dans le même événement, spectacle ou drame. Or, lorsqu’on se trouve dans une salle de forme régulière et que celle-ci est à moitié remplie, on le perçoit bien plus que dans une salle asymétrique par ex. Dans une configuration irrégulière, les repères habituels ne jouent plus, une foule éparse “se dilue” visuellement mieux dans un espace désaxé ou aux contours irréguliers. De plus, on accède dans ces salles non par une porte centrale, mais par plusieurs entrées latérales engendrant des vues de côté, ce qui fait que la première vue que l’on a de la salle est donc toujours en oblique.